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A Gauche. . . toute ! NOUVELLES PISTES POUR L’EMANCIPATION

Publié le lundi, 3 décembre 2012 dans A Gauche. . . toute !, Autogestion, Gauche de combat, Notre Projet

 « Pour aller au-delà de l’immédiat, le mouvement social doit en fait disposer d’organisations – et plus particulièrement d’organisations politiques prêtes à agir dans son sein sans chercher à lui imposer des orientations qui seraient élaborées en dehors. Le ou les partis révolutionnaires n’ont pas à se constituer comme des états-majors qui conduisent des troupes au combat, mais comme des organisations qui contribuent à augmenter les capacités de réflexion autonomes des masses en faisant retour avec elles sur les incidences et les prolongements. »

Bien évidemment, il s’agit d’une opinion, celle de Jean-Marie Vincent.

Mais c’est une opinion et, dans la diversité de celles-ci, elle mérite d’être examinée.

Et cette diversité, la richesse d’élaboration qu’elle implique, n’ont évidemment rien à voir avec le prétendu « centralisme démocratique », elle en est la négation.

M.

Pour un nouvel anticapitalisme : changer la politique

Jean-Marie Vincent

Le rejet du capitalisme est aujourd’hui très répandu, mais ce rejet est loin de se couler dans des formes efficaces d’anticapitalisme. La négation du capitalisme reste le plus souvent abstraite, morale, mêlée souvent de rage, d’impuissance.

Beaucoup aimeraient croire que la barbarie du Capital finira par susciter des réactions de plus en plus fortes, mais ils doivent bien constater que de nombreuses réactions se tournent vers des fondamentalismes ou des intégrismes religieux, voire des communautarismes exacerbés. Les machineries et dispositifs du Capital qui fragmentent, divisent les individus et les groupes sociaux, les empêchent de saisir les enchaînements et les ensembles sociaux. Ils rendent opaques toute une série de réalités et aveuglent les pratiques.

Pour sortir de cette impasse, il faut donc dépasser la vieille problématique de la prise de conscience, de la progression de la conscience empirique de classe vers la conscience révolutionnaire à travers les luttes. Par elles-mêmes les luttes, seraient-elles très dures, n’indiquent pas les voies et les moyens à utiliser pour démonter les constructions sociales autonomisées du Capital qui passent par-dessus la tête des hommes. C’est seulement lorsque les luttes ébranlent certains éléments habituels de la reproduction des symboliques du Capital, les représentations et les visions communément admises que les masses peuvent entrevoir d’autres façons de vivre ensemble. Ce fut le cas en Mai 1968, et dans une moindre mesure en novembre-décembre 1995 : la soumission aux règles du Capital, à la concurrence et à une restriction de l’horizon vital à la marchandisation ne semblaient pas de mise et perdaient beaucoup de son caractère « naturel ».

Ces moments où la « normalité » capitaliste est piétinée et apparemment jetée aux orties n’ont toutefois pas été durables, et la « vieille misère humaine » a repris ses droits assez vite. Si l’on ne veut pas en rester aux considérations les plus indigentes sur la nature humaine, il faut bien se dire que de tels moments aussi exaltants soient-ils ne sont pas encore la construction de nouvelles pratiques et de nouvelles lectures collectives de la société et du monde. Les intuitions qu’ils portent et les aspirations qu’ils manifestent ne sont pas transformées ipso facto en armes critiques contre les rapports sociaux de connaissances asservies aux machineries du Capital.

Les interruptions de la « normalité » capitaliste qui ne sont pas précédées par une accumulation primitive d’instruments théoriques, d’instruments d’actions collectives ne peuvent en effet contrer la valorisation. En d’autres termes, les actions collectives doivent être en permanence transformatrices des relations dans lesquelles sont insérés les groupes sociaux et les individus exploités. Les actions collectives, même lorsqu’elles sont défensives, ne doivent pas s’en tenir à l’immédiat, mais mettre en branle des processus visant à changer en profondeur les positionnements des uns et des autres. A la production sémantique du Capital et de ses agents, il faut opposer une autre production sémantique qui, au lieu de vanter les vertus de l’entreprise capitaliste, de la compétence et de la performance, dise explicitement la barbarie dans les rapports de travail, les souffrances endurées.

Cela implique non seulement une critique des stéréotypes, des clichés et des fausses notions véhiculées par les appareils de communication, mais aussi un démontage critique des leurres et des illusions qui se manifestent à chaque changement de conjoncture socio-économique et politico-idéologique. Il y a des leurres technologistes, liés par exemple aux développements de l’informatique qui tendent à faire croire que les problèmes de la société peuvent être résolus par le progrès technique, la Net-économie, les engouements pour des pseudo solutions à des problèmes graves, par exemple le renforcement de l’autoritarisme pour faire face à la misère éducative etc. Une telle activité critique suppose, bien évidement, une lutte contre la fragmentation des points de vue en mettant en lumière des enchaînements, une lutte pour la totalisation d’expériences éclatées contre les séparations fétichistes entre politique et économie, vie privée et vie publique. Cela doit être très clairement tourné contre la vie qui ne vit pas, contre la vie qui ne se vit qu’en l’oubliant, en reprenant le thème du changer la vie par le changement des pratiques et par la transformation des individus et de leurs relations.

Le point d’appui essentiel pour aller dans ce sens est ce que Marx dans « Le Capital » appelle la résistance ouvrière qui est, bien sûr, résistance à l’exploitation économique, mais aussi, et ce n’est pas secondaire, résistance des travailleurs à leur réduction à l’état de force de travail corvéable et jetable. Cette résistance, dit Marx, est inévitable, elle peut être réprimée et s’assoupir, mais elle est inextinguible et porte toujours des aspirations à vivre autrement, autrement qu’en appendice des machineries du Capital.

L’action collective doit être multidimensionnelle, déborder et déstabiliser l’unilatéralisme des mouvements de la valorisation capitaliste, secouer l’hibernation de la pensée du plus grand nombre, bousculer le désarroi ou l’affolement de leur affectivité pour pousser à l’auto-transformation individuelle et collective. Quand on parle aujourd’hui de mouvement social, on ne peut se satisfaire de sa vitalité récurrente, il s’agit de savoir comment il peut se dépasser lui-même en agrandissant de plus en plus son dynamisme, en élargissant de plus en plus son horizon.

Il n’y a pas de réponse simple à cette question, toutefois on peut avancer que le mouvement social doit puiser de la force en créant des liens sociaux nouveaux entre opprimés et exploités, en suscitant des communications qui ne soient plus dictées par le marché et la logique de valorisation. C’est en effet se donner les moyens, se faisant, de résister aux pressions ininterrompues de l’ensemble des dispositifs et agencements du Capital en les dépouillant de leur « naturalité » apparente, de leur « évidence » écrasante. La mise à nu des mécanismes du capitalisme peut et doit être simultanément leur mise en crise en raison de leur caractère insupportable. Le mouvement social ne peut s’arrêter à ce que le capitalisme est prêt à leur concéder, quel que soit son point de départ il doit toujours viser un au-delà du capitalisme et ne pas se laisser absorber par le champ institutionnel, notamment le champ politique profondément marqué par l’économisme.

Changer la politique

Rien de tout cela ne peut se faire spontanément, puisqu’il est question de pratiquer autrement les luttes et la politique. Pour aller au-delà de l’immédiat le mouvement social doit en fait disposer d’organisations et plus particulièrement d’organisations politiques prêtes à agir dans son sein sans chercher à lui imposer des orientations qui seraient élaborées en dehors. Le ou les partis révolutionnaires n’ont pas à se constituer comme des états-majors qui conduisent des troupes au combat, mais comme des organisations qui contribuent à augmenter les capacités de réflexion autonomes des masses en faisant retour avec elles sur les incidences et les prolongements.

Pour cela il faut renoncer au vieux schéma kautskyste, repris par Lénine, d’un parti intellectuel collectif qui apporte la perspective juste au prolétariat et aux exploités, et se tourner vers une conception plus complexe de la question. La théorie et la pratique révolutionnaires sont des relations de tension permanente qu’il faut essayer de rendre fécondes. La théorie est souvent portée à croire qu’elle a trouvé sa forme définitive et qu’il lui faut se soumettre les pratiques pour que ces dernières remportent des succès. Elle a oubliée qu’en s’arrogeant une telle autorité elle entre dans une logique de domination qui tend à perpétuer au sein du mouvement d’émancipation la division du travail intellectuel (la pensée supérieure qui invalide les modes de penser inférieurs).

A l’inverse, la pratique qui méprise la théorie ou lui rend hommage pour ne pas avoir à s’en soucier ne peut que tomber dans un praticisme qui ne peut libérer les pratiques individuelles et collectives, mais les enfonce au contraire dans la subordination au monde dominant. L’unité dynamique de la théorie et de la pratique ne peut être que conflictuelle, car elles doivent sans discontinuer se corriger pour traquer leurs routines et pour que s’ouvrent de nouveaux champs à la contestation et à la critique. Elles doivent se compénétrer de telle façon que la théorie soit aussi pratique et que la pratique soit aussi théorique (par la production de nouvelles connaissances chez les exploités et les opprimés).

Il va de soi que le parti qui s’engage sur cette voie, ne gère pas un capital et une culture politiques. Il doit se faire découvreur de nouvelles pistes vers l’émancipation, de nouvelles mises en question de la barbarie du Capital. Il est explorateur collectif et, à ce titre, il avance en terrain peu connu, voire inconnu pour augmenter le champ des possibles. En ce sens, le parti à un rôle d’avant-garde, il ne faut pas avoir peur de le dire. Mais il ne faut pas se méprendre, il n’a pas à être une avant-garde au sens militaire du terme se préparant à l’art de l’insurrection.

Toutes proportions gardées, ce qui se rapproche le plus de la notion d’avant-garde retenue ici, ce sont les avant-gardes comme Dada, le surréalisme et les situationnistes dans leur lutte contre la culture bourgeoise. Et il n’est peut être pas inutile de rappeler ce que Trotsky et André Breton écrivaient dans « Pour un art révolutionnaire indépendant » : « Il s’ensuit que l’art ne peut consentir sans déchéance à se plier à aucune directive étrangère et à venir docilement remplir les cadres que certains croient pouvoir lui assigner à des fins pragmatiques extrêmement courtes… En matière de création artistique, il importe essentiellement que l’imagination échappe à toute contrainte, ne se laisse sous aucun prétexte imposer des filières… Toute licence en art. » (1)

Rien ne doit entraver la liberté d’exploration du parti, et notamment la liberté de son imagination politique pour chercher les points de rupture, les défauts de la cuirasse du Capital (de ses machineries) et de sa symbolique. Le parti n’est pas une lente accumulation de forces, il est un appel à l’élargissement de l’expérience de ceux qui se tournent vers lui, plus précisément il invite ses membres à critiquer leurs expériences étroites, tronquées, frustrantes que l’on fait dans le cadre de la valorisation capitaliste pour ouvrir de nouvelles sphères d’expériences (dans les rapports aux autres et aux fétiches produits par le Capital).

Ce qui caractérise le parti, c’est la recherche des confrontations audacieuses sur ce qu’il faut entreprendre pour changer les conditions de lutte, pour débusquer les adversaires et les dépouiller de leur apparente toute puissance. La progression du parti dans cette voie doit lui permettre de dialoguer avec les masses de façon à ce que ces dernières modifient leurs façons de se comporter et de saisir les rapports sociaux et simultanément donnent à celui-ci de nouvelles impulsions. Il doit y avoir une dialectique permanente, un conditionnement réciproque entre parti et mouvement social. Cela vaut particulièrement pour les problèmes de stratégie. L’objectif stratégique, mettre en crise les dispositifs du pouvoir du Capital et de la bourgeoisie pour mettre en œuvre la transformation des rapports sociaux sur une large échelle, est inséparable de sa concrétisation dans les luttes. On ne peut atteindre l’objectif stratégique sans user l’hégémonie culturelle et politique du Capital, sans dévoiler son caractère destructeur et mortifère, sans discréditer les relations de concurrence, la logique de la valorisation et ses symboliques.

La crise révolutionnaire ne doit plus simplement être interprétée comme une crise des méthodes de gouvernement, mais comme une crise beaucoup plus globale où la société capitaliste est mise à nu dans ses différents mécanismes. De ce point de vue, la conception militariste de la prise du pouvoir doit être écartée comme conduisant à des impasses. La violence révolutionnaire n’est pas n’importe quelle violence, elle est une contre-violence qui se fixe pour but de combattre la violence des rapports. Elle n’est pas déchaînement sans mesure contre un ennemi de classe, mais maîtrise raisonnée et politique des moyens de coercition et de répression.

Jean-Marie Vincent (*)
Extrait de «
Le trotskysme dans l’histoire », paru dans Critique Communiste, n°172, printemps 2004.

(*) Extrait de Wikipédia : Jean-Marie Vincent (6 mars 1934 – 6 avril 2004) est un philosophe, universitaire et chercheur en sciences politiques français, il est un théoricien qui réinterprète de manière originale la théorie critique du capitalisme chez Marx. Après une expérience au sein d’un groupe trotskiste, il participe à la fondation du PSU (Parti socialiste unifié) et dirige dans les années 1970 son organe « Tribune socialiste ». Adhérent de la tendance marxiste révolutionnaire internationaliste (TMRI, d’obédience trotskiste) au sein du PSU, il adhère, avec la majorité de cette tendance à la LCR en 1973 où il participe activement, dès sa fondation en 1975, à la revue « Marx ou crève » devenue ensuite « Critique communiste ». Il quitte cette organisation en 1981. Son marxisme initial, particulièrement attentif à la théorie du fétichisme marchand et déjà marqué par la théorie critique francfortienne, évolue dans les années 1980 et s’ouvre à l’écologie. Son ouvrage, peut-être le plus important, « Critique du travail » (PUF, 1987), offre une réinterprétation originale du marxisme à la lumière d’une lecture singulière des pensées de Georg Lukacs, Ernst Bloch et Martin Heidegger. Après la chute du mur de Berlin, il lance en 1990 une nouvelle revue théorique, traitant de politique, de sociologie et de philosophie, avec Antonio Negri et son ami de toujours Denis Berger : « Futur antérieur ». La revue est dissoute en 1998 après le départ en Italie de Negri. De cette situation de crise naissent deux nouvelles publications en 2001 : « Multitudes » et « Variations » – revue internationale de théorie critique (dir. Alexander Neumann) qu’il fonde en 2001.

Ouvrages de Jean-Marie Vincent :

Fétichisme et société, Paris, Anthropos, 1973
• La théorie critique de l’Ecole de Francfort, Paris, Galilée, 1976
• Les mensonges de l’Etat, Paris, Le Sycomore, 1979
• Critique du travail, Paris, PUF, 1987. Aujourd’hui épuisé, on peut retrouver ici l’intégralité de l’ouvrage
• Max Weber ou la démocratie inachevée, Paris, Le Félin, 1998 (réédition en 2009)
• Marx après les marxismes (ouvrage collectif), L’Harmattan, 1997, 2 tomes. Le texte  » Marx l’obstiné  » de Jean-Marie Vincent se trouve dans le tome 1.
• Un autre Marx, Page deux, Lausanne, 2001
• Vers un nouvel anticapitalisme (avec Michel Vakaloulis et Pierre Zarka), Paris, Le Félin, 2003
• Sciences sociales et engagement (dir. avec Alexander Neumann), Paris, Syllepse, 2003.

Textes de Jean-Marie Vincent dans la revue « Multitudes » :
http://multitudes.samizdat.net/_Vincent-Jean-Marie_

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