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Échelle du monde, crise de civilisation, peuple et luttes. Philippe ZARIFIAN

Publié le mardi, 9 août 2016 dans Construire des alternatives

 Crise de civilisation ?

DSCN1931-8-Small-1-300x292Nous avons l’impression – mais nous sommes loin de pouvoir entièrement le rationaliser – que nous vivons une crise d’une profondeur considérable. Nous risquons bien davantage de la sous-estimer que de la surestimer. Quelque chose meurt, dans la trajectoire de la civilisation occidentale, elle-même devenue beaucoup trop influente pour ne pas entraîner dans son sillage les autres espaces civilisationnels. Meurt d’abord, mais selon d’incessants soubresauts, à la manière d’un dragon blessé, tout le systémisme économique, toute l’énorme machinerie fonctionnelle que le capitalisme, comme rapport social, a engendré. Ce que Deleuze qualifiait d’axiomatique, régulant des flux sans codes et sans territoires, est aussi un vaste mécanisme fonctionnalisant la vie humaine, lui assignant place, rôle, résultats, finalités, et rejetant tout ce qui n’est pas fonctionnellement utile à l’économique dans une période donnée.

Marx a visé juste en parlant des capitalistes comme des « fonctionnaires » du capital, ou encore en les désignant comme « porteurs » du capital. Le systémisme n’aura pas été un choix théorique, mais une analyse lucide de la « mise en système » d’un fonctionnement qui ne répond à aucune volonté spécifique, qui s’auto-entretient avec une formidable efficacité, un vaste automate auquel jamais personne, dans les phases antérieures de notre civilisation, n’aurait pu penser. Certes, il aura fallu que certaines passions correspondantes se développent et prennent de l’ampleur socialement : le culte protestant du travail, l’appât du gain, voire la morale utilitariste. Mais elles n’ont jamais été centrales.

C’est lorsque la machine se dérègle, que le dragon commence à

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défaillir, que les passions latérales s’exacerbent. Un capitalisme de plus en plus corrompu, ou, selon une direction complémentaire, un capitalisme qui exacerbe et radicalise ses référents moraux protestants, comme aux Etats Unis, est un capitalisme malade, qui, au sens rigoureux du terme, dysfonctionne. Et personne n’a le pouvoir de le réparer. Cette bête blessée devient méchante. Elle détruit, modifiant ainsi son orientation première. Vaste machine à innover, parce que l’innovation était le moteur de son ressourcement, apte à surmonter ses crises périodiques de valorisation économique, voici que le système s’égare : assis sur des bases rétrécies, il se polarise sur les simples flux de capital-argent, en exacerbant et radicalisant la pression mise sur ce qui peut encore les alimenter, sous l’épée de Damoclès de provoquer des soubresauts périodiques, qui s’expriment dans les crises financières.

Le moindre salarié, le moindre individu fonctionnellement assujetti à son rôle dans une entreprise, sent monter une pression et une insécurité qui deviennent à la limite du supportable. Il devient l’alter-ego des pauvres et des exclus, de ceux que le système n’absorbe plus.

Et voici que se pose à nous cette énorme question : devons-nous rester sans rien faire ? Autrement dit : pouvons-nous vivre sans l’économique ? Si l’axiomatique centrale se meurt, si toutes les régulations connexes se délitent, si les institutions correspondantes entrent en crise, pouvons-nous simplement contempler la fuite des flux ainsi « libérés », qui risquent bien plutôt de se comporter comme des brisures de radeaux sur une mer déchaînée, des flux plus contraints dans leur errance qu’ils n’ont jamais été ?

DSCN1903-Small--300x297Voici une question énorme dont, involontairement, nous héritons : comment « dé-fonctionnaliser » notre civilisation ? Comment laisser le monstre automate s’agiter dans ses convulsions, sans être entraîné par la dépendance qu’il a su créer, car de lui, de son fonctionnement, nous tirons, nous, hommes hautement civilisés, notre subsistance élémentaire? Dé-fonctionnaliser les conduites de base dans notre civilisation. Ou plutôt édifier de nouvelles formes de production de notre existence qui ne soient plus l’expression esclave d’une vaste machinerie qui engendre et répartit les biens, autant qu’elle engendre et répartit les classes sociales et les conflits. Se meurt aussi la démocratie libérale.

La vaste fiction sur laquelle notre civilisation moderne s’est constituée, fiction d’un individu « libre », détenteur de droits-pouvoirs, inhérents à sa condition d’homme-citoyen, qui délègue le soin à des partis et des représentants de gouverner en son nom, se délite. Elle se délite comme croyance. Elle se délite aussi parce que la violence intrinsèque de l’Etat réapparaît dans une exacerbation du volontarisme politique, sorte d’équivalent du dérèglement du fonctionnalisme économique. 

Nous voyons apparaître ou réapparaître l’arbitraire de la prise de décision des hauts dirigeants, et du petit groupe de « conseillers » qui les entourent, pouvoir arbitraire dont le formalisme juridique et la promulgation des lois ne sont plus que l’enveloppe. La démocratie libérale est devenue trop coûteuse, coûteuse en adhésion passive de la part des supposés citoyens, coûteuse en respect des institutions et des sanctions juridico-politiques de la part des gouvernants. La mécanique électorale reste le dernier rempart d’une vie politique qui se vide à la fois de sa légitimité et de sa légalité.

La crise de l’Etat-Social et des protections qu’il accorde n’y est pasDSCN0161 -Medium- pour rien. L’adresse directe, par l’intermédiaire des médias, des hauts gouvernants aux « individus de base » devient la méthode centrale de gouvernement. Elle se repositionne très largement sur le registre des passions tristes, de la peur, de la culpabilité. Ce délitement est progressif.

Il n’a pas besoin de passer par l’instauration d’un état d’exception ou d’une dictature. Mais il sape les croyances démocratiques. Plus les gouvernants agitent le drapeau de la démocratie et du « monde libre » (face aux barbares orientaux), plus nous pouvons constater, nous habitants de ce monde, que la démocratie se vide et les libertés se réduisent. Il ne s’agit aucunement, dans les pays centraux, d’un retour du populisme. L’adresse directe qui se fait à travers les médias n’est pas celle d’un souverain en direction de « son » peuple. Le peuple n’existe plus. Face à des individus supposés atomisés, les gouvernants prêchent de plus en plus dans le vide : vide de l’intérêt qui est porté à leurs propos, vide de l’espèce d’indifférence et de résignation à la fois qui est manifestée à leur égard par les supposés « citoyens ». Mais l’important est que cette prêche devient, d’une certaine manière, sans importance. La souveraineté s’exprimera dans des décisions, se présentant comme « décisionnistes », volontaristes, sans avoir réellement à se réclamer de la légitimité populaire, ni d’un débat d’opinion. Sarkosy en est, en France, la caricature.

La politique est absorbée par le politique, la souveraineté politique par l’urgence de l’action étatique. Car, voici bien le ressort de cette liquidation partielle de la démocratie libérale : il y a urgence à faire face, comme pouvoir d’Etat, à des menaces d’effondrements économiques et financiers, comme il y a urgence à apparaître au centre du nouveau régime de guerre. Ce qui se faisait encore tranquillement, dans la période dite néo-libérale, se radicalise brusquement. L’État réaffirme son pouvoir, au moment même où la politique se délite.

04-02-2011-1-Small--283x300Non pas État d’exception, car les règles démocratiques peuvent continuer d’être respectées, mais État sans vie politique réelle, même fictionnelle. L’exercice d’un pouvoir, qui s’affirme de plus en plus dans sa violence intrinsèque, sans être soutenu par une croyance dans la fiction libérale, ni modéré par cette dernière. Car il ne s’agit plus, ni de gouverner la population, ni de discipliner les corps. Il s’agit de trancher dans le vif, sur le soutien financier aux firmes globalisées, sur le sécuritaire, sur le régime de guerre, sur un État-Social devenu trop coûteux, etc.

Lorsque des manifestations de rue dénoncent cette évolution, elles le font de manière sympathique, mais avec l’emprunt d’une période passée, une vieille fiction « mouvementiste », et une efficacité concrète limitée.

Nous voici confronté à ce nouveau défi : comment penser la politique d’une civilisation émergente ? Est-ce que l’appauvrissement de la politique doit nous inciter à chercher à la revivifier, ou ne faut-il pas plutôt se dire que le débat public devient, et doit devenir de plus en plus, un espace d’intermédiation vers la prise en charge ouverte d’enjeux éthiques, portant sur le vivre libre, à la fois singulièrement personnel et mondialisé ? 

 La question n’est plus : qui gouverne ? , mais : comment assurer la plénitude du vivre et nous engager dans sa promotion ? Comment repenser la démocratie sur des bases éthiques, post-politiques ? 

 

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  1. admin dit :

    Dans votre discours pas un mot sur le tanshumanisme qui est l’idéologie de la technocratie pour imposer la domination de ceux qui ont le pouvoir sur les sans-pouvoir, avec l’homme augmenté le technocapitalisme transformera l’homme en machine dans un monde machine et c’est déjà le cas . Le système n’a besoin que de 20% de la population pour faire tourner la mégamachine et le reste sera considéré comme des superflus et seront éliminés c’est déjà le cas avec les nanotechnologies répandues dans tous les produits. Faisons machines arrière, réinventons une vraie démocratie inspirée des Grecs encore faut-il que le peuple ait conscience de ce qui arrive c’est à nous de porter ces idées d’un monde de terriens libres et maître de notre destin.
    Jérôme Saint Cyr

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