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lundi, 18 juillet 2016 dans
Non classé, Point de vue
(La science, une certaine science, a produit la notion d’animisme, qui a eu pour effet de discréditer l’apport de civilisations entières. Tentons d’en retrouver le chemin)
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La cosmologie des Indiens d’Amazonie nous propose une vision de l’univers profondément différente de celle qui domine notre modernité. Tous les animaux y sont dotés d’un esprit, d’un mode de pensée, semblable à l’esprit humain, mais fonctionnant en référence à la singularité de leur corps.
D’un côté, ce n’est pas le corps, mais au contraire l’esprit qui représente le bien universellement partagé, l’ancrage du commun.
D’un autre côté, l’esprit reste immanent au corps et réciproquement. Aucune transcendance divine. Corps et esprit se déploient de manière parallèle, en adéquation l’un à l’autre, sur fond d’une même singularisation de l’appartenance à la nature.
La diversité des couples » corps-esprit » inscrit un multi-naturalisme, une multiplicité des modes d’existence, sur la base d’une même inscription dans l’univers. Ce qui change, d’un animal à l’autre, c’est le point de vue sur le monde, le monde qu’il voit avec son corps. Une seule démarche » culturelle « , de multiples » natures » singularisées, et donc de multiples perspectives, qui sont toutes respectables, qui participent du même déploiement de la vie.
S’il existe une notion virtuellement universelle dans la pensée des
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amérindiens, c’est celle d’un état originel d’indifférenciation entre les humains et les animaux qui est décrit par la mythologie. Les mythes sont peuplés d’êtres dont la forme, le nom et le comportement mêlent inextricablement attributs humains et animaux dans un contexte commun d’inter-communicabilité. La différenciation entre » culture » et » nature » existe, mais de façon relative et selon un autre parcours que celui de la pensée occidentale. La condition originelle commune aux hommes et aux animaux n’est pas l’animalité, mais l’humanité, au sens du partage de la pensée, de l’esprit. La grande différenciation montre moins la culture se distinguant de la nature qu’un éclatement du couple culture-nature dans des corps différenciés associés à des points de vue multiples.
Le jaguar n’est pas moins humain qu’un Indien. D’ailleurs, s’il est tué, il faudra que le chaman instruise des rites particuliers pour que sa part d’humanité quitte son corps, avant de pouvoir être mangé par les Indiens de la tribu. Car la grande terreur des Amérindiens, c’est l’anthropophagie. Le risque de manger un esprit, sans y avoir pris garde. Seuls les chamans, intercesseurs privilégiés entre tous les êtres, peuvent savoir ce qu’il en est de l’esprit (et de la perspective) qui est en chaque être vivant (et mort). Du jaguar, ne mangeons pas l’humain. Le jaguar prend-il lui-même de semblables précautions lorsqu’il dévore un Indien ? Peut-être. Mais il est possible qu’il soit plus moderne que les Indiens et ne voit en eux que des animaux… C’est, dans cette cosmologie, la solidarité corps-esprit ou, si l’on préfère, corps-pensée qui est essentielle. Les animaux voient de la même façon que nous des choses différentes de ce que nous voyons parce que leurs corps sont différents des nôtres, ne sont pas affectés de la même manière.
Qu’est-ce donc qu’une perspective ? Ce n’est pas une représentation, surtout pas une représentation. Nous sommes ici tout à fait en-dehors de la conception occidentale dominante. La perspective n’est pas dans un esprit transcendant qui aurait le pouvoir surnaturel de se représenter le monde » extérieur « . . Non. La perspective part du corps et, de ce corps, se place dans la pensée. Être capable d’adopter une perspective sur le Monde, de la considérer d’une manière déterminée – tel le jaguar qui voit les Indiens comme des animaux comestibles – est, sans aucun doute, une puissance de l’esprit, et les jaguars ou les tapirs sont des points de rayonnement d’une perspective sur l’univers, dans la mesure même où ils ont un esprit.
Pourtant la différence de point de vue – et la perspective naît de la différenciation – est donnée, non par la communalité de l’esprit, mais par la spécificité du corps. Et il ne faut pas voir les corps sur la base de leur simple différenciation physiologique, mais comme un composé d’affections, qui se transforment, dans l’esprit, en affects, et constituent des capacité d’action, singularisées dans chaque sorte de corps (celui du jaguar, du tapir, de l’Indien, de l’araignée…). Certes, la morphologie, la forme visible du corps, est un signe puissant pour saisir ces affects et ces capacités, mais, dans la forêt amazonienne, il y a lieu de se méfier : le corps visible peut être une apparence trompeuse. Une apparence d’Indien par exemple peut cacher une subjectivité jaguar. Entre la subjectivité formelle des esprits et la matérialité substantielle des organismes, il peut y avoir – c’est le côté métaphysique de cette cosmologie – des circulations. Mais attention : jamais le couple corps-esprit n’est rompu. Si une apparence d’Indien cache une subjectivité jaguar, ce n’est en aucun cas parce qu’un esprit jaguar aurait occupé un corps d’Indien. C’est parce que le jaguar aurait eu la possibilité de transformer son propre corps, pour lui donner l’apparence d’un Indien. C’est le corps, en tant que faisceau d’affections et de capacités, qui importe et est à l’origine des perspectives, et non pas telle ou telle visibilité organique. C’est pourquoi les Indiens ne sont jamais sûrs de rien et s’appuient sur ces grands intercesseurs que sont les chamans (qui, eux, voient les véritables composés corps-esprit et peuvent agir sur ces circulations).
Une immense cosmologie du respect des êtres. Merci, amis Indiens, et merci au jaguar. Et merci à Eduardo Viveiros de Castro, grand spécialiste des Amérindiens.
(extrait de Philippe Zarifian, L’émergence d’un Peuple Monde, PUF, p.109 à 114)
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