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mercredi, 20 janvier 2016 dans
Non classé, Point de vue
Les attentats terroristes de janvier et novembre 2015 ont révélé ceci : l’épuisement de toute politique progressiste défendue par le chef de l’Etat, le gouvernement et le Parti socialiste. Nous sommes les témoins non d’un « compromis historique », que certains appelaient de leurs vœux, mais d’une compromission désormais généralisée et assumée avec les forces de la réaction.
La guerre d’Algérie a précipité la ruine de la SFIO, corrompue politiquement par son soutien sans faille à l’empire colonial qu’elle a toujours défendu, y compris à l’époque réputée glorieuse du Front populaire.
Si ce dernier a amélioré le sort des travailleurs métropolitains, il n’a pas réformé, si peu que ce soit, la condition des « indigènes » privés, dans les possessions françaises, des droits et libertés fondamentaux, et soumis à des dispositions répressives discriminatoires. « Sujets français » ils étaient, « sujets français » ils sont demeurés jusqu’en 1945.
Onze ans plus tard, les très socialistes Guy Mollet et Robert Lacoste présentaient la loi relative aux pouvoirs spéciaux, votée le 12 mars 1956 par une large majorité de députés à laquelle se sont ralliés les élus communistes. Défenseurs zélés de l’Algérie française, ces deux responsables politiques ont couvert tous les moyens employés par l’armée pour combattre le FLN, tortures comprises ; ils furent ainsi les fossoyeurs de l’organisation dirigée au début du siècle par Jean Jaurès.
Comparaison n’est pas raison, assurément, mais ce bref rappel historique n’en éclaire pas moins la situation présente. Les attentats terroristes de janvier et novembre 2015 ont révélé ceci : l’épuisement de toute politique progressiste défendue par le chef de l’Etat, le gouvernement et le Parti socialiste. Plus que jamais, ce dernier se soumet au nouveau cap – « à droite toute » – décidé par l’Elysée puis exécuté par Matignon. Nous sommes les témoins non d’un « compromis historique », que certains appelaient de leurs vœux, mais d’une compromission désormais généralisée et assumée avec les forces de la réaction lesquelles triomphent par la grâce de celui qui affirmait en 2012 : « Le changement, c’est maintenant. »
A son aversion rhétorique et feinte pour la finance a succédé la politique économique et sociale que l’on sait. S’y ajoute désormais une conversion brutale à l’état d’exception permanent. Du poing et de la rose, adoptés comme symbole du Parti socialiste au congrès d’Epinay en 1971, le premier seul demeure sous la forme d’un poing menaçant : celui des forces de l’ordre bientôt dotées de pouvoirs exorbitants.
Le projet de loi transmis au Conseil d’Etat le 23 décembre 2015 en témoigne puisque l’un de ses objectifs est d’assouplir les règles relatives à l’usage des armes à feu par les policiers. Comme les gendarmes, ils pourraient bénéficier de « l’irresponsabilité pénale » lorsqu’ils auront tiré en « état de nécessité. »
L’extrême droite d’abord, Nicolas Sarkozy ensuite et les syndicats professionnels les plus virulents défendent cette mesure depuis longtemps ; tous obtiennent gain de cause. Si elle est adoptée, l’impunité des forces de l’ordre ne sera plus seulement de facto établie, et trop souvent confirmée par une justice dont la mansuétude en la matière vient d’être sinistrement confirmée (1), elle deviendra la règle. Des perquisitions de nuit, des fouilles plus aisées des bagages et des véhicules, des contrôles d’identité permanents sans présomption d’infraction ni limite géographique complètent ce projet.
De plus, sur décision du ministre de l’Intérieur, les individus soupçonnés de vouloir « se rendre sur un théâtre d’opérations de groupements terroristes » pourront être assignés à résidence pendant un mois alors que faute d’éléments tangibles il est impossible d’ouvrir une information judiciaire.
Les preuves manquent pour établir la matérialité de cette préparation ? Qu’importe. La suspicion et quelques notes des Services suffiront pour priver ceux qui sont visés d’une liberté fondamentale : celle d’aller et de venir. Cette assignation peut être renforcée par un contrôle administratif – six mois maximum – des déplacements, des moyens de communication – ordinateur et téléphone – et des personnes fréquentées ; telles sont les dispositions principales arrêtées par le gouvernement.
L’objectif poursuivi ? Permettre la levée de l’état d’urgence en inscrivant dans la loi certaines des mesures qu’il autorise puisque la police, la gendarmerie, les préfets et le ministre de l’Intérieur disposeront de prérogatives nouvelles et considérablement étendues.
Permanence et banalisation de l’exception. Ce projet de loi nous éclaire sur la défense de la déchéance de la nationalité par le président de la République. Défense qui n’est sans doute pas un accident mais un précédent désormais érigé en méthode. Elle peut se résumer ainsi : puiser dans les programmes du Front national et des Républicains quelques propositions sécuritaires afin d’empêcher tout procès en laxisme, et imposer à la majorité socialiste des mesures qu’en d’autres temps elle aurait violemment combattues.
Nul doute que cette manière de procéder est justifiée en haut lieu, comme on dit, par la gravité de la situation et la nécessité de lutter contre « l’angélisme » supposé de certains.
Angélique, l’Union syndicale des magistrats qui dénonce, dans un communiqué en date du 8 janvier 2016, une « forme d’état d’urgence permanent » rendu possible par le projet de loi précité ?
Angélique, Céline Parisot, la secrétaire générale de cette organisation, qui constate qu’un « Etat policier s’instaure de manière pérenne » en raison des pouvoirs nouveaux confiés à « l’exécutif » qui peut ainsi porter « atteintes aux libertés [individuelles] sans autorisation ni contrôle judiciaire préalable » ?
Angélique, le New York Times du 4 janvier 2016 qui condamne le « profilage des minorités par la police » française, la multiplication des opérations des forces de l’ordre contre « des maisons, des entreprises, des mosquées et des salles de prières de musulmans », et met en garde contre les atteintes « aux libertés civiles » ?
Angélique, lord Johan Steyn, juge à la Cour d’appel de la Chambre des Lords qui, peu après l’adoption de dispositions d’exception par les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, suite aux attentats du 11 septembre 2001, écrivait : « des lois expéditives et mal conçues sont votées pour accorder des pouvoirs excessifs à l’exécutif, qui limitent les droits et libertés individuels au-delà des exigences de la situation » ?
Observer la politique du chef de l’Etat, de son gouvernement et de la majorité qui les soutient depuis les attaques meurtrières de janvier et novembre 2015, c’est parcourir les pages d’un précis de décomposition politique au cours de laquelle les dernières velléités progressistes ont été abandonnées par celui-là même qui prétendait les incarner. Son fidèle chef de cabinet, qui siège à Matignon, le sert bien dans cette tâche et il remplit sa mission de liquidation avec une détermination exemplaire.
A cette offensive, Manuel Valls ajoute une note singulière : la dénonciation réitérée des sciences sociales et humaines au motif « qu’expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser », comme il l’a déclaré le 9 janvier dernier à l’occasion de la cérémonie à la mémoire des victimes de l’attentat antisémite perpétré contre l’Hyper Cacher.
A l’extrême-droite, à droite et chez certains essayistes, qui se croient amis de la connaissance alors qu’ils ne sont que les ventriloques des opinions les plus communes, cette antienne démagogique est classique. Elle est désormais celle du Premier ministre que nul, au gouvernement ou à l’Elysée, n’a publiquement critiqué. Pas même le diaphane et muet sous-secrétaire d’Etat à l’Enseignement supérieur et à la Recherche qui est supposé présider aux destinées de nombreux universitaires et chercheurs versés dans les différentes disciplines mises en cause.
Belle victoire de la réaction, de l’obscurantisme et de l’idéologie, laquelle, écrivait le philosophe Claude Lefort, se reconnaît, entre autres, à ceci qu’elle est injonction à ne « pas penser. » Nous y sommes. La grossièreté politique appelle la grossièreté intellectuelle, et réciproquement ; toutes deux fraient la voie aux multiples régressions présentes.
N’oublions pas le secrétaire général du Parti socialiste qui pourrait faire sienne la formule des moines cénobitiques : perinde ac cadaver ! Par obéissance absolue à la Providence divine, l’un d’entre eux, Jean de Lycopolis, s’est rendu célèbre, dit-on, en arrosant pendant plusieurs années un morceau de bois mort. Sur le fond et pour servir des fins assurément différentes, Jean-Christophe Cambadélis ne fait pas autre chose, la sainteté en moins. Il dirige, ou croit diriger, ce qui n’est plus qu’une formation politique épuisée qui structure – mais pour combien de temps encore sous sa forme présente ? – un système partisan français bouleversé par la progression du Front national.
Avec une constance qui ne laisse pas de surprendre, le Parti socialiste donne raison à ses plus farouches adversaires. Jour après jour, il fait la démonstration remarquable qu’il est effectivement ce qu’ils disent : un rassemblement bureaucratique de coteries diverses qui, en dépit de leurs divergences, partagent un même appétit du pouvoir, et une machine électorale dont le seul but est d’être au service de l’actuel président de la République, quoi qu’il dise et quoi qu’il fasse.
Si volonté de changement il y a encore, au sommet de l’Etat comme du côté de la rue de Solferino, c’est pour adapter toujours plus les projets des uns et des autres au monde tel qu’il est. Et cette soumission, qu’ils défendent, ils la nomment de ces termes flatteurs que sont la modernisation et la réforme. Radieuses perspectives.
L’heure est crépusculaire mais ce n’est pas le doux crépuscule du matin qui annonce une journée lumineuse et légère ; c’est le crépuscule du soir, prélude à une nuit longue et froide. S’y résoudre ? Jamais.
Olivier Le Cour Grandmaison, universitaire.
1 Le 15 janvier de cette année, le policier D. Saboundjian a été acquitté par la Cour d’assises de Bobigny alors que l’enquête conduite par l’IGPN puis les conclusions de l’avocat général ont établi qu’il avait tiré dans le dos de la victime.
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