Publié le
mercredi, 2 décembre 2015 dans
Point de vue
Fille d’une famille d’exilés politiques irakiens, née en France, musulmane et militante antiraciste et féministe, Zahra Ali analyse les attentats du 13 novembre. Et nous aide à la réflexion.
« Pendant une soirée, Paris a été Bagdad » et conclut : « Plus que jamais, on a besoin d’un mouvement contre la guerre, le racisme et de solidarité avec les réfugiés. » Le matin du 14 novembre 2015, je reçois des messages de ma famille de Bagdad, et d’amis de Syrie et du Liban : « Tout va bien ? », « Es-tu en sécurité ? ».
Je vois apparaître sur ma page Facebook un statut indiquant qu’une centaine de mes « amis » sont « en sécurité ». Je consulte les informations, et comprends qu’il est arrivé un drame et je prends peu à peu connaissance, depuis Londres où je vis, de l’ampleur du massacre. La peur et la tristesse m’envahissent, j’en ai des sueurs froides, et mon cœur se fend : 130 morts et plus de 300 blessés, à Paris, ville où je suis née. Spontanément, mon esprit pense aussi à Bagdad où j’ai vécu et où vit ma famille, et où presque chaque semaine se produit ce drame, cette peur, cette tristesse qui fend le cœur mille fois.
« Vous occupez toutes nos pensées, que Dieu vous vienne en aide » m’écrivent mes tantes, cousins et cousines de Bagdad au lendemain des tueries du 13 novembre. Ces messages me touchent d’autant plus que, de leur côté, ils ne recevront pas de messages de solidarité du monde entier, ils n’auront pas droit à une rubrique Facebook leur permettant d’indiquer qu’ils sont « en sécurité », et aucun pays, groupe et dirigeant n’ira chanter l’hymne national irakien, ni brandir les couleurs de son drapeau.
Et cela depuis plus de 10 ans maintenant, la vie des Irakiennes et des Irakiens est marquée par des explosions, des fusillades, des kidnappings, des checkpoints qui divisent les différents quartiers de Bagdad et tout le territoire, et à la présence d’hommes armées à tous les coins de rue. Les Irakiennes et Irakiens vivent au milieu de cet état de guerre, de terreur et d’horreur depuis l’invasion et l’occupation lancées par l’administration étasunienne en 2003.
« Pendant une soirée, Paris a été Bagdad. »
Pendant une soirée, Paris a été Bagdad, en quelque sorte, plongé dans une terreur innommable que rien ne peut justifier, l’horreur la plus totale. Une violence immonde, un traumatisme sans précédent. Un évènement qui détermine un avant et un après 13 novembre. 130 morts et plus de 300 blessés.
Pas de mots pour exprimer ma peine et mon deuil, pour ces victimes parisiennes et celles de Bagdad, Beyrouth, de partout en Syrie, d’Afghanistan, de Turquie, de Lybie, du Mali et de partout ailleurs.
Le temps du deuil, du silence, de la prière et de la réflexion, un temps nécessaire et sain… Mais pendant ce temps, d’autres en profitent pour instrumentaliser l’émotion collective. Ils ne perdent pas de vue leurs agendas respectifs : les vendeurs de haine, de théorie du clash des civilisations, d’armes et de violence. Pour ceux-là, la violence appelle à plus de violence.
Et voilà que les trois jours de deuil ne sont pas passés qu’on déverse encore plus de violence sur la ville syrienne de Raqqa, dite « fief de Da’ech ». Combien de morts parmi les civils là-bas ? Beaucoup n’osent même pas poser la question.
Il faut néanmoins penser, avec émotion certes, il faut réfléchir, expliquer, chercher les causes et surtout se demander comment mettre fin à ce cycle de violence qui ne finit pas et qui fait tant de victimes. Il faut s’efforcer de comprendre que « nous » citoyens de Paris, de Bagdad et d’ailleurs de toutes confessions et couleurs, « nous » ne sommes pas en guerre, mais « eux » – les adeptes du « clash des civilisations » et les prêcheurs de haine d’Orient et d’Occident, les racistes, les adeptes de l’impérialisme néolibéral – le sont et depuis longtemps, et ils entretiennent dans nos vies une atmosphère guerrière.
Fille d’une famille d’exilés politiques irakiens, née en France, musulmane et militante antiraciste et féministe, je me situe au premier rang des victimes du terreau idéologique essentialiste de Da’ech, comme je le suis du système qui la fait naître.
Mon engagement politique et intellectuel se situe à l’intersection des conservatismes et essentialismes caractéristiques de Da’ech et des conditions qui lui ont donné naissance : les inégalités, le traitement indigne, le racisme et ses pendants idéologiques d’exclusion de l’Autre et de sa réduction à une essence barbare et diabolique.
D’un côté, Da’ech et ses adeptes considèrent « l’Occident », les Chiites, et tous ceux qui s’opposent à lui comme le mal absolu méritant d’être exécuté. De l’autre, des agents économiques et politiques considèrent que tout ce qui donne plus d’argent et de pouvoir vaut la peine, et que tout ce qui s’y oppose doit être soumis, voire supprimer.
En Irak, de nombreux militants de la société civile ont compris et dénoncent les structures confessionnelles de l’Etat irakien post-invasion étasunienne, sa corruption et son absence de lutte contre les inégalités sociales, économiques et communautaires comme terreau fertile de Da’ech. Les manifestations populaires à la place Tahrir à Bagdad, qui se sont étendues dans tout le pays et qui continuent chaque vendredi depuis cet été, se sont dressées contre la corruption et les divisions confessionnelles du système politique irakien.
Les manifestants de la société civile irakienne, de toutes confessions, ont exprimé clairement leur lecture de la situation politique : Da’ech et la violence dans laquelle est plongée l’Irak ne seront combattus que par l’accès à une société juste, égalitaire et grâce à l’accès de tous les citoyens irakiens à une vie digne.
« Le discours musulman progressiste et alternatif a été exclu et stigmatisé. »
En France, à l’heure du tout sécuritaire, il est difficile de faire porter cette parole pourtant nécessaire. Même si Da’ech était vaincu militairement, l’idéologie qui l’a fait naître ne sera pas morte pour autant. C’est à la source de ce qui forge l’esprit de ces jeunes Français qui adhèrent à Da’ech qu’il faut s’attaquer. J’ai été longtemps investie dans la militance musulmane, féministe et anti-raciste en France.
Et mon expérience a été de constater avec colère et déception que la parole de celles et ceux qui faisaient entendre un discours musulman progressiste et alternatif, promoteur d’une vision égalitaire et de justice sociale dans les mosquées, les quartiers et la société dans son ensemble, a été exclue et stigmatisée.
A Al Houda (Association des Femmes Musulmanes de Rennes), nous essayions de promouvoir la parole des femmes musulmanes, une vision égalitaire et juste de notre religion, une vision citoyenne de participation et de contribution à la société majoritaire dont nous dénoncions le racisme et le sexisme. On appelait à se mobiliser contre le sexisme d’où qu’il vienne, le racisme, les violences policières, les lois discriminatoires à la mosquée, dans la rue, dans les quartiers. On luttait tout à la fois pour une vision féministe et émancipatrice de l’islam à la mosquée et un traitement égalitaire des musulmanes et musulmans au sein de la société.
Qu’avons-nous reçu de la part du monde associatif et des autorités politiques pendant plus de 10 ans ? Nous avons été exclues et stigmatisées, traités de communautaristes et d’intégristes sous prétexte que certaines d’entre nous portent le hijab.
Notre parole n’a pas été respectée, ni entendue. Tout au long de notre parcours, on a vécu racisme, sexisme et exclusion de la part de la société majoritaire, des autorités politiques, mais aussi des associations dites de gauches et féministes. On a continué et on continue encore, maintenant peut-être est-il temps de nous entendre ? Nous les militantes et militants musulmans et anti-racistes, celles et ceux qui ont vu venir la radicalisation montante au grès des déceptions et du traitement indigne des nôtres, les musulmans, les habitants des quartiers populaires et tous ceux qui souffrent de ce mal-être dans un pays malade de ce racisme colonial aux accents de laïcité.
« La violence n’a pas de frontières. »
La violence qui a frappé Paris montre aussi qu’entre ici et là-bas en Irak, en Syrie, au Liban, au Mali etc. en réalité il n’y a pas de frontières : la violence du racisme et des discriminations ici à un écho là-bas où nos jeunes viennent s’y défouler, et la violence là-bas, entretenue par les gouvernements américains, français, britanniques et autres, a un impact ici.
Il est temps de le comprendre, la violence n’a pas de frontières, qu’elles soient militaires ou économiques. La violence des élites néolibérales et impérialistes ici et là-bas fait des victimes ici et là-bas. Pour une fois, inspirons nous des manifestants de Bagdad, de Syrie et d’ailleurs, demandons plus de justice, d’égalité, la fin d’un système néolibéral impérialiste qui se finance par les armes et par l’appauvrissement d’une majorité au bénéfice d’une minorité.
Il n’y a pas de clash des civilisations, mais bien un conflit radical qui séparent toute la civilisation humaine : ceux qui sont pour l’égalité, la justice sociale, la dignité, et ceux qui sont pour le profit, la déshumanisation de l’autre et la banalisation de la violence. Français, Irakiens, Syriens, Libanais, Maliens, etc., tous sont liés les uns aux autres par ce même système-monde.
Mais encore, on dit que vivre un évènement traumatisant rend plus sensible à la souffrance des autres. Alors, je me dis que la société française à présent sous le choc de l’horreur des attentats du 13 novembre est en mesure de comprendre les milliers de réfugiés qui aujourd’hui traversent la mer au péril de leurs vies et de celles de leurs familles pour fuir l’horreur des bombardements et attentats qui font couler le sang chaque jour dans leurs pays.
En France, on n’a jamais été aussi capable de comprendre cette souffrance, alors soyons solidaires, profitons de l’émotion collective pour être juste et attentif à ceux qui traverse tant d’horreur.
Plus que jamais, on a besoin d’un mouvement contre la guerre, le racisme et de solidarité avec les réfugiés.
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