Face à la situation exceptionnelle dans laquelle se trouve la Catalogne, il nous a semblé nécessaire, avec quelques camarades de récapituler et raconter les faits. Notre but est de faire la lumière sur certaines interrogations dont nous ont fait part nos amies ces derniers jours, d’expliquer la situation dans laquelle nous nous trouvons ainsi que les incertitudes auxquelles nous faisons face.
Commençons par une brève chronologie du procés (nous utiliserons ce terme pour parler du processus d’indépendance de la Catalogne) de ces dernières années.
2010.
Après une deuxième attaque au statut d’autonomie de la Catalogne de la part du Tribunal Constitutionnel Espagnol, le procés débute, impulsé par le gouvernement de Convergència i Unió, parti historique de la droite catalaniste. Il est bon de rappeler qu’il s’agit d’un moment de grandes coupes budgétaires, ceci provoquant des mobilisations massives de la part de la population.
2012.
La CUP (Candidature d’Unité Populaire), intègre le parlement catalan, il se défini comme un parti assambleiste, anti-capitaliste, socialiste et féministe.
2014.
Une demande de referendum est faite au gouvernement espagnol. Celui-ci refuse, une consultation est effectuée, à la suite de laquelle seront condamnées plus tard des membres du gouvernement catalan.
2015.
Le Gouvernement catalan convoque des élections anticipées en annonçant que les résultats seront considérés comme plébiscitaires pour l’indépendance de la Catalogne. Les partis indépendantistes se regroupent au sein de la coalition Junts pel Sí. Seule la CUP décide de se présenter séparément mais accepte l’idée d’élections plébiscitaires. Le total du nombre des voies exprimées en faveur des deux candidatures rend la force indépendantiste majoritaire au parlement. L’absence de majorité absolue ne permettant pas de déclarer l’indépendance unilatéralement, le pari est fait d’amplifier la base sociale favorable à un état propre, et ensuite d’impulser un référendum. Les 10 députés obtenus par la CUP la placent dans un rôle déterminant pour le procés, notamment en lui permettant d’empêcher le maintien d’Artur Mas, connu pour ses coupes budgétaires et sa politique d’austérité à la présidence de la Catalogne. C’est le début du processus vers l’indépendance.
Junts pel Si a cherché à tenir la promesse du referendum sur l’indépendance jusqu’au dernier moment. Les alliés de circonstance léniniste de la esquerra independentista, dont fait partie la CUP ont de leur côté tout fait afin que le référendum ne ressemble pas au pétard mouillé du vote de 2014, dans lequel le gouvernement de Convergencia i Unio se bornait à un simple calcul arithmétique d’un citoyennisme engagé.
Une fois passées les élections de 2015, l’Union Patriotique se place en fer de lance de l’indépendance alors que les socialistes inspirés de Fanon jouent le rôle de caution radicale du mouvement, empêchant les premiers de trahir les attentes crées par ce projet. Le projet indépendantiste peut alors se lancer dans son véritable projet : la construction des structures pour un nouvel État-nation.
Après deux années de litanies et de répétitions dignes d’une mauvaise série tv, le gouvernement Indépendantiste Catalan en vient à tenter le tout pour le tout avec la mise en place concrète de l’autonomie. Ce qu’il se passe en Catalogne apparaît comme un arrêt de la reconnaissance du fondement constitutionnel de l’État post-Franquiste. Cependant, ce qui ressemble à une sécession de masse n’est plutôt en réalité qu’un émiettement, une fragmentation d’une entité d’apparence solide, cet état Espagnol, mais qui honteusement se sait instable.
La “culture catalane” comme incarnation de la nostalgie d’une communauté dans un monde d’inconnus, est une marchandise très attractive dans un pays qui s’est principalement enrichi grâce au commerce. Ce talent a créé de la richesse et constitue l’axiome principal de la supériorité morale du catalanisme néolibéral : abolition des frontières du marché, progressisme multiculturel, hipsterisme global. Talent également incarné dans la figure pétrifiée du travailleur-proletaire pour le gauchisme de la CUP : militant hautain, sacrifié pour la production et homme de fer obéissant. Une grande partie de la stratégie du front indépendantiste se base sur la construction de légitimité jusqu’à sa reconnaissance institutionnelle par au moins une partie des entités de l’hégémonie politique internationale.
Septembre 2017.
Un mois avant le 1er octobre, le parlement de Catalogne approuve la loi du referendum, dans lequel il est précisé que celui-ci donnera lieu, en cas de victoire du oui, à la mise en place effective d’une indépendance, ainsi que la Ley de Transitoriedad, qui précise les conditions de cette indépendance et les changements juridiques qu’il entraînera. Ces lois sont immédiatement suspendues par le Tribunal Constitutionnel Espagnol (héritier du tribunal d’Ordre Public Franquiste, qui a l’autorité d’annuler toute décision avec l’argument de l’exception).
Le gouvernement Catalan de son côté ne reconnaît pas la suspension, et déclare que l’organisation du référendum se poursuivra. Suite à cela, la machine répressive de l’État Espagnol se réveille et va attaquer durement tous les organes opérationnels du procés :
- Fouille des imprimeries suspectées d’imprimer le matériel pour le référendum et des locaux des partis indépendantistes.
- Interdiction de tout soutien public au référendum. Arrestation des personnes qui créent des copies de la page web officielle, qui est censurée.
- Prise de contrôle des comptes bancaires du gouvernement Catalan.
- Tentative de prise de contrôle des Mossos d’Esquadra, la Police autonome catalane.
- Réquisition de tout le matériel destiné au référendum.
- Convocation de tout les maires qui ont signé le manifeste de soutien au référendum (ce qui représente 75% des maires catalans).
- Arrestation et inculpation des hauts fonctionnaires du ministère de l’Economie Catalan et de personnalités de collectifs citoyens promoteurs du référendum.
Par rapport au Partido Popular (Parti de droite d’héritage fasciste au pouvoir), on ne pouvait pas s’attendre à moins. Proche des acteurs de l’immobilier et d’investisseurs déterminants dans le marché européen, la stabilité législative est garante de leur croissance. En tant que droite conservatrice ils ont toujours été prêts a la confrontation.
Faute d’une réelle loyauté de la part du Mossos, le gouvernement central a déployé en Catalogne la plupart des effectifs anti-émeutes de la Guardia Civil, très étrangère aux catalans et figure hostile associée culturellement au franquisme. Un climat d’exceptionnalité est palpable, la Catalogne s’attend à la répression dans une ambiance calme sous haute tension. Depuis deux semaines, les gens ont répondu face aux manœuvres contre-insurrectionnelles en se rendant immédiatement sur place interpeller la police en proclamant des mots d’ordre indépendantistes et des chants joyeux ou encore en empêchant l’avancée de la Guardia Civil en y mettant en jeu leur corps quand cela a été nécessaire. Dans certains cas ces actions ont permis un recul de la force publique.
Si les opérateurs de téléphonie ont empêché l’accès a certains sites internet suite a l’ordre de la magistrature la copie et la multiplication de contenus ont été les moyens utilisés pour rétablir les communications sabotées. Pendant qu’un camp tente d’émietter la structure organisatrice du référendum en bloquant ses exécuteurs techniques et en s’attaquant à leurs nœuds logistiques, les autres parient sur le blocage pacifique de ladite stratégie en dupliquant autant de fois que cela sera nécessaire le matériel de vote. Reste à voir ce qu’il va se passer quand la résistance passive ne suffira plus, si l’on mettra de côté les discussions sclérosantes sur les moyens légitimes d’auto-défense.
Une telle escalade de la répression provoque largement, chez ceux qui ne s’étaient jusque là pas prononcés ou sentis interpellés, un positionnement en faveur de la consultation. Des cacerolades et affichages massifs dans toute la Catalogne s’en sont suivis, des collectifs autonomes et anarchistes y ont pris part activement. Le 20 septembre, Barcelone s’est réveillée avec la police espagnole perquisitionnant les huit sièges du gouvernement Catalan. Tout au long de la journée ils ont aussi tenté de fouiller le siège de la CUP. Des milliers de personnes se sont spontanément retrouvées dans la rue pour insulter la police. Ça a été une séquence ou pendant de longues heures des situations insolites ont été vécues, ou l’on a pu voir des anarchistes défendre le ministère de l’économie de la région catalane ou des libéraux défendre le siège de la candidature anticapitaliste. La consigne a en tout moment été le pacifisme absolu, marque de fabrique de tout le procés.
Dans l’action, des vitres et des roues des fourgons de la Guardia Civil ont été détruites, faits pour lesquels certaines personnes ont été accusées de sédition. Il y a eu ceux qui se sont assis par terre face aux charges de la police catalane (mossos de esquadra) et des chaînes humaines citoyennes effectuées par certaines des organisations qui donnent leur appui à l’indépendantisme. Nous avons pu sentir ce jour-là une situation proche du débordement, quand les organisations citoyennes ont annulé un rassemblement auquel elles n’avaient même pas appelé, les gens leur conseillant de rentrer se coucher tout en proposant avec enthousiasme de commencer une occupation de la place. Dans les jours qui s’en sont suivi, les « gouverneurs » du procés comme la ANC (assemblée nationale catalane, organisation mobilisante avec un fort enracinement territorial et porte parole citoyen du procés) se sont acharnés a répéter encore et encore qu’il s’agit d’une lutte indiscutablement pacifique.
Nous assistons à l’arrivée d’une limite au sein du Spectacle, car les promesses qui s’éternisent deviennent irréversibles. Nous sommes témoins du choc entre deux pouvoirs constituants. Désormais, il nous faut voir si les gens qui en ont marre, les formes-de-vie destituantes, celles qui traversèrent autant le 15M ( mouvement des places) ainsi que la grève de leur secteur d’activité, en passant par l’une des chaînes humaines de l’ANC, sont prêtes à tout donner. Nous verrons si ça passe du geste-mort du canapé de son chez-soi à mettre son corps en jeu pour les autres. Nous verrons si le désir d’intensité de ce qui est vécu est plus fort que le mauvais vent de tristesse pour ce qui est à perdre. On dit des catalans que nous sommes modérés, prudents, aseptisés, mais aussi qu’on est vindicatifs et qu’on perd la tête si la situation le mérite. C’est que qu’on appelle « el seny i la rauxa »
Entre les anciens qui vécurent les vestiges du franquisme et les orphelins de classe qui l’avons appris à l’école, le ciseau de la brèche générationnelle se ferme, tout comme en 2011 sous le mouvement du 15M (Mouvement des places). C’est un sous-produit de sentimentalisme nationaliste qui est en train d’accomplir ce que le mouvement ouvrier de 77 n’a pas su faire. Nous verrons maintenant si nous sommes capables de nous organiser en une force collective, dans sa multiplicité d’acteurs et son hétérogénéité de pratiques, qu’elles soient plus ou moins intenses, plus ou moins offensives, et ainsi atteindre un geste de rupture définitive. Les prochains jours de cette semaine seront déterminants.
Aux vues de la singularité de la situation il est difficile de prédire ce qu’il va se passer. Il y a d’un côté un gouvernement de droite qui défie et est prêt à désobéir à un état fasciste. De l’autre côté il y a la gauche indépendantiste, avec qui on a beaucoup coïncidé dans la rue, qui poursuit depuis des années ce moment et est prête à le défende avec des méthodes proches de nôtres.
En dernier lieu, il y a énormément de monde dans la rue, la situation peut déborder à n’importe quel moment. Tout le monde ne s’accordait pas sur la méthode de la chaîne humaine le 20-S. Les syndicats portuaires ont annoncé qu’il ne permettraient aucun service aux paquebots qui logent les 6000 policiers que l’état espagnol a déplacé à Barcelone. Les syndicats les plus radicaux ont appelé à la grève générale à partir du 3 octobre. Le reste de l’État Espagnol se vide de ses effectifs de police anti-émeutes. Samedi après-midi, une manif a été appelée aux congrès des députés de Madrid, tout comme pendant le mouvement 15M. Il y aura sûrement un effet de multiplication exponentielle des appels en solidarité suivis d’actions dans toutes les villes, tout comme pendant les émeutes de Gamonal ou celles de Can Vies. De façon générale, la sensibilité commune à se servir de cette situation pour que tout tombe est largement partagée, ainsi que la rapidité efficace de la réaction générale spontanée. Le climat de la métropole catalane est électrique.
Les étudiants se sont mobilisés massivement eux aussi, en occupant une cible symbolique : le rectorat de Barcelone. Celui-ci pourrait s’avérer être un lieu clé durant les journées à venir, un lieu depuis lequel propager le sentiment que nous sommes plus vivants que jamais.
Des Centaines de Comités de Défense du Référendum surgissent au sein des quartiers et des villages. Des assemblées où confluent des singularités hétéroclites autour d’un objectif commun. Des affichages massifs se déroulent chaque nuit en un geste de résistance. Il semblerait que la bataille pourrait se mener entre le seny du gouvernement catalan avec ses entités citoyennistes et leurs chaînes humaines, et la rauxa de celles et ceux qui se rencontrent dans les rues, prêts à tout. Entre celles et ceux qui sont à la recherche d’un état propre et qui organisent la logistique en conséquence et celles et ceux qui n’ont jamais étés indépendantistes mais qui sont là, puissants, pour combattre le fascisme et pour lancer la gréve générale. On parle de maintenir les Comités de Défense après le référendum, de les transformer en Comités de Grève, pourquoi pas les faire devenir des Comités pour la Vie après la Grève ?
Le gouvernement catalan persiste, le premier octobre il y aura vote, et les gens sont déterminés, même s’il faut refuser de se soumettre à la légalité pour y arriver.
De l’autre côté l’espagnolisme vieux jeu se dévoile sous sa forme la plus classique et morbide : des manifs haineuses des fascistes qui frappent des familles sur leur passage aux adieux de la Guardia Civil qui part en voyage en Catalogne aux cris de « a por ellos » et « exécution des séparatistes. Il faudra sans doute être préparés pour nous défendre des attaques fascistes qui auront sûrement lieu. Ce sera peut être le moment ou ceux qui seront là ne voudront plus se jeter par terre et lever les mains en signe de paix.
Dernièrement, nosotros, entre camarades, nous nous sommes interrogés sur le fait de ne pas avoir pensé une stratégie par rapport a cette situation auparavant. Par idéologie, par incapacité ou par simple mépris, nous nous voyons poussés à prendre des décisions rapidement, des décisions qui ne seront sûrement pas les meilleures. Nous avons toujours vu ce contexte comme traversable, jamais comme un scénario dans lequel pouvoir dessiner un geste possible. Pour certaines, ce qui nous habite est le fait de ne pas savoir comment se servir de cette situation pour y agrandir la blessure de l’époque, dans la brèche qui s’ouvre, comment marteler la colonne vertébrale du Tout. Nous nous projetons dans une action imaginable de l’incroyable, et même, qui sait, peut être attirer un tas de monde(s) vers une sécession sans retour de et depuis la vie même.
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