C’est vrai je suis allée avec Caroline dans les camps de rétention non loin d’Athènes c’est vrai j’ai marché dans la ville et c’est vrai j’ai vécu ailleurs jusqu’au bout telle expérience ou écrit au bureau telle petite montagne de texte, je suis souvent restée au soleil dans un temps qui était celui de tout le monde et n’avait plus de contours, je suis restée devant la mer qui mangeait les hommes et les femmes qui se confiaient à elle ou bien, comme Caroline le dira à demi-mots, découragée, la mer qui les recevait pour qu’ils ne voient pas ne sachent jamais quelle honte allait leur infliger le continent d’Europe, après ou pendant qu’il s’inflige, le continent, à lui-même la pire des hontes, après ou pendant qu’il a érigé l’absurde en raison.
C’est vrai et les villes et les côtes et les livres ou tout ce que l’on a touché, entrepris : il arrive un moment où tu n’as ni touché ni entrepris, en tout cas c’est comme si tu n’avais jamais touché ni entrepris. Chaque fois prendre en mains le réel, il en surgit quelque chose, parfois quelque chose de furtif et tu te demandes invariablement : qu’est ce qui est venu, là ? Qu’est ce qui est venu ? Tu ne saurais pas dire ; pourtant quelque chose est venu et a fui tout de suite, il reste la mer qui noie, il reste l’épuisement partagé entre nous deux, toi de ce côté des grilles et moi de l’autre, derrière les mêmes grilles, il reste des feuillets-mémoire, les noms y sont effacés, il reste une petite quantité d’énergie, tu as hésité à te battre ou à ne pas te battre c’est à dire à parler ou à ne pas parler, au dernier moment tu as dépensé la petite quantité d’énergie pensant aux enfants et aux enfants des enfants et, en comparaison, à tout ce que tu as cru, toi, enfant, avant.
Humaniste et/ou irréaliste, dis-tu ; toi de l’autre côté tu es dur (hélas, ajoutes-tu) et pragmatique, tu penses que pour empêcher quelqu’un d’entrer il faut fermer la porte, tu penses des choses aussi simples que ça, ce qui prouve que tu n’es pas à l’écoute de tes propres débordements et contradictions, ce qui prouve que tu n’as pas lu un roman policier où tout le talent consiste à montrer comment on peut sortir d’une pièce dont on ne peut pas sortir, ce qui prouve que tu ignores ce qu’est une épopée, celle d’Enée par exemple qui fuit un pays en feu et perd des marins et n’a pas de visa, Enée qu’on appelle un héros et qui est un migrant c’est à dire un héros – la force qu’il faut pour croire malgré les frontières fermées ou interdites, la force qu’il faut et les combats à mener et les risques qu’on prend pour le réel, là-bas, le toucher, le trouver, l’énergie qu’il faut.
Parcourir la presse : passeurs criminels, migrants, victimes, les malheureux, macabre découverte, les sacs, les corps, les sacs blancs, joncher la plage, bateau surchargé, sombre, l’autre rive, rêve échoué, les clandestins, transit, contrôle des flux, épaves, damnés de la terre, fructueux business, inavouable espoir.
Les corps ne sont pas là puis les corps, absolument anonymes, de nom comme de nationalité, gisants, sont là. Les bateaux sont lourds, les rêves fichus, les héros ont fait comme les copains d’Enée ou d’Ulysse, ils n’ont pas accompli le voyage jusqu’au bout, ils sont malheureux, clandestins, non-nommés, on sait à peine de quels pays ils arrivent, d’Afrique subsaharienne, lit-on. Parfois on détaille : Soudan, Erythrée, Mali, Sénégal.
Les bateaux sont lourds et bondés comme l’était autrefois le radeau de la Méduse – les migrants français étaient, au début du 19ème siècle, en route vers le Sénégal, la Méduse échoua, le radeau construit était surchargé, le fructueux business n’était alors pas celui des passeurs mais des marchands de gomme arabique. On imagine les corps dévorés. Les survivants qui ont des noms racontent l’histoire.
Dans notre histoire 21ème siècle les héros de l’errance n’ont pas de nom et rarement ils racontent l’histoire – et les corps sont enfouis dans des sacs blancs. Les héros de l’errance sont dans notre histoire 21ème siècle comme dans l’épopée de Virgile 1er siècle poussés à fuir, à fuir en Italie, malmenés sur terre et malmenés sur mer, mordus par la colère d’une force supérieure.
Je chante les combats et le héros qui le premier, depuis les bords de Troie,
par le destin poussé à fuir en Italie, parvint à Lavinium,
à son rivage, lui qui, durement malmené sur terre et sur mer,
par une force supérieure…
(traduction Danielle Carles)
On a pris le nom du monsieur qui était enfermé depuis tant de mois et qui peut être réadmis en Belgique ? On a pris le nom du monsieur qui ne sait pas dans quel camp sont enfermés ses enfants ?
La guerre menée contre les migrants coûte cher : les 25 pays les plus riches dépensent chaque année entre 25 à 30 milliards de dollars pour endiguer les migrations, c’est à dire la moitié de l’aide publique au développement. « Les contrôles de l’immigration ont eux-mêmes, de manière déterminante, contraint à l’immobilité les travailleurs ». Aller et venir, partir, quitter le pays d’accueil parce qu’on pourra y revenir : au lieu de ça on empêche le retour – quand on fait tout pour empêcher le départ ; on contraint les voyageurs à des trajets longs et risqués qu’ils risqueront quand même puis on enferme et paie l’enfermement quand il n’est de voeu que de poursuivre la route, la tenter ailleurs, parfois de faire demi-tour. On fige ceux qui veulent bouger, déplace ceux qui veulent rester. Les pays occidentaux érigent l’absurdité en raison et cela sans raison.
Ils s’obstinent drôlement puisqu’au lendemain de la mort de plus de mille personnes dans les eaux méditerranéennes, qui restent une des seules frontières possibles à emprunter (celle par laquelle passa en relative sécurité Trésor, en 2011, entre la Turquie et la Grèce, est fermée d’un mur), le conseil de l’Europe décide de détruire par drones les bateaux des passeurs (c’est à dire n’importe quel bateau car comment distingue-t-on la barque d’un passeur de celui d’un pêcheur, avant que la barque ou bateau ne passe, avant qu’il ne soit bondé de passagers) et de tripler les contrôles.
Ils s’obstinent drôlement puisque le ministre de l’Intérieur, en France, qui ne semble pas prendre la mesure de son cynisme, explique qu’à force de sauver des migrants, ça fait du monde à Calais. Le ministre de l’Intérieur se croit suivi, et il finira par l’être, par une partie de la population, celle qui croit qu’une porte fermée est fermée – et que si on pose la main d’un enfant sur une plaque électrique surchauffée il n’y reviendra pas. On s’obstine, détruire les campements de fortune auto-organisés où on apprend à vivre autrement, dans l’attente et l’écart et parfois l’attente et l’écart deviennent un mode, il n’y a pas qu’à Cherbourg ou Calais que s’inventent les solidarités. On s’obstine : la maire de Calais n’hésite pas à rencontrer les parlementaires britanniques : vous donnez aux demandeurs d’asile l’équivalent de 45 euros par semaine, pour nous c’est une petite somme, pour eux, qui viennent de pays si pauvres, c’est beaucoup, vous les encouragez à venir chez vous et pour venir chez vous il faut qu’ils passent chez nous.
On ose à peine imaginer les pressions que reçoit le gouvernement d’Alexis Tsipras à propos des étrangers retenus dans les camps de rétention grecs, tant on craint que ces étrangers ne volent, d’une aile rapide, sur les terres d’en haut, les terres du nord – on s’obstine et on ferme, enferme, condamne à rester là quitte à payer pour enfermer, pour ne pas imaginer, on s’obstine et ça fait longtemps qu’on s’obstine : la bêtise ne suffit pas à expliquer l’obstination, il doit y avoir bien autre chose.
Bien voir les conséquences. Voir des hommes enfermés dans des camps de rétention, entendre 300, 700, 2000 corps en masse et dans les sacs, entendre des corps sans nom, sans pays ou presque : on s’habitue. Si on regarde très peu en arrière, autour des années 2008, on se souvient : 15 jours en centre de rétention pour un délit qui en était avant de ne plus en être (être sans papier) nous paraissait un monde. Si on regarde en arrière, pour de bon : le premier centre de rétention était clandestin et hors la loi et sa révélation provoqua un scandale, c’était en 1975. Le camp d’Arenc, à côté de Marseille enfermait depuis octobre 1962 les Algériens qui venaient en France, libres de circuler, en vertu des accords d’Evian. Quand l’Algérie renvoya ceux qu’on allait appeler pieds noirs, la France essaya de mettre un terme à la circulation des Algériens vers la métropole – manière d’éviter « une masse de chômeurs, de malades, de sans logis et d’asociaux sur le territoire métropolitain ».
En 1975, deux détenus d’Arenc portèrent plainte contre X pour séquestration, la loi le leur permettait. La rétention trouve son origine, en France, dans ce contexte de négociations après une guerre de décolonisation violente – qui a laissé des séquelles et explique encore, des décennies plus tard, chez les descendants des belligérants, ex colons et ex colonisés, des dysfonctionnements psychiques, intimes et collectifs, des folies personnelles et des folies politiques.
Des conséquences, dont l’une est cette habitude molle que l’on prend à voir enfermée, maltraitée et noyée une partie de la population, remonter aux causes : puisqu’économiquement ou rationnellement cette façon d’empêcher les déplacements ne se soutient pas, puisqu’humainement elle est catastrophique et puisqu’on ne peut pas imaginer une politique qui ne trouve nulle part de bénéfice, la cause existe, ténue – peut-être vise-t-elle simplement à se tenir soi-même, se soutenir, empêcher le fiasco, le fiasco de soi-même, Europe, qui refuse de répondre à un argument par un argument et pose Traités et diktats devant les volontés et les décisions des peuples.
Comment empêcher le fiasco ? Une des voies tentantes semble être de créer une population de plus en plus indésirable, dont on s’habitue à voir les corps morts et serrés dans des sacs blancs sur les plages, vivants et debout dans des couvertures derrière des grilles, sidérés et assis dans les chambres hyper modernes des centres où tout est prévu contre le suicide, une population clandestine – malade, asociale, comme on disait en 62 -, population contre laquelle on s’y mettra tous, ou presque, contre laquelle on votera, contre laquelle on s’affirmera et se reconstituera.
Ce n’est pas tant que l’Europe, comme on a pu le lire, ne fait pas face à la xénophobie attisée par les partis d’extrême droite, c’est qu’elle permet, par les choix qu’elle fait et ceux qu’elle refuse de faire, aux partis d’extrême-droite de mettre en route la vieille stratégie du bouc-émissaire, et tout le monde est prêt. 2000 corps noyés en deux mois, contre une minute de silence au Conseil de l’Europe. Où finit la politique de l’absurde commence peut être l’homicide de masse.
http://blogs.mediapart.fr/blog/marie-cosnay/020515/noyee
Repris du blog « Pour l’Alternative et l’Autogestion – 44 » http://www.alternatifs44.com/
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