Grèce. Les échéances s’approchent. Le programme et l’action, par Charles-André Udry
L’entretien que nous publions ci-dessous du ministre de la Reconstruction productive, de l’environnement et de l’énergie, Panagiotis Lafazanis, une figure du Courant de gauche de Syriza – un courant peu structuré et hétérogène –, traduit la distance entre des convictions effectives de Lafazanis et les orientations d’un gouvernement qui représente une addition de «points de vue» plus qu’une structure ayant un agenda clair et précis. Et il ne cesse de plier, pas à pas, face à l’Union européenne (UE). Certes avec des hésitations et des sursauts de divers ministres et même d’Alexis Tsipras, du moins dans ses déclarations au sein des instances de Syriza.
De fait, le gouvernement de Tsipras – en fait un gouvernement de coalition – met les vastes secteurs de la population qui le soutiennent encore dans une position de complète passivité politique: tous les deux jours, ils attendent les «résultats» d’une réunion à Berlin, à Moscou, à Pékin, à Bruxelles…
De quoi leur dire: attendez que l’on trouve une solution, même en «jouant les trouble-fête» sur le plan géopolitique. Ce qui est une illusion complète et dangereuse, faisant renaître les fantômes du nationalisme qui agissent comme des mânes dans les réflexes profonds d’ex-staliniens.
A l’inverse, ce gouvernement – ou Syriza – devrait appeler la population à descendre dans la rue sur une revendication simple: pour assurer des soins à tous, nous ne paierons pas les intérêts de la dette. C’est non négociable. Et nous en appelons à ceux et celles qui en Espagne, au Portugal, en France… savent ce que cela signifie.
Nous en appelons aussi aux médecins grecs qui travaillent en Suisse, en Autriche, en Allemagne pour bâtir une solidarité concrète. Nous en appelons au réseau syndical européen – même minoritaire – actif dans ce domaine. Sans une telle orientation, la passivité, cultivée de fait, se transformera en désenchantement. Sans une telle orientation, le champ sera laissé libre aux débats sur l’euro ou sur l’audit – certes nécessaire – de la dette, mais qui exige des mois.
Or, les échéances sont là, dans les semaines qui viennent. Et chaque fois se répétera le cycle: risque de défaut, négociations, listes de réformes proposées par le gouvernement grec (nous les analyserons dans un article), attente renouvelée de négociations, etc.
Pour prendre la mesure des échéances, il suffit d’avoir à l’esprit les échéances officielles qui s’annoncent :
1°- 9 avril: 450 millions au FMI.
2°- 14 avril: 1,4 milliard d’obligations arrivant à maturité, dont, selon les estimations, 750 millions sont dus à des étrangers.
3°- 15 avril: réunion de la BCE et contrôle sur les fonds libérés par l’ELA (Emergency liquidity assistance).
4°- 17 avril: 1 milliard d’obligations arrivant à maturité auprès de détenteurs domestiques.
5°- 17 avril: réunion de printemps du FMI.
6°- 24 avril: réunion de l’Eurogroupe (ministres de Finances) à Riga.
7°-1er mai: 200 millions à rembourser au FMI.
8°- 8 mai 2014: 1,4 milliard de bons du Trésor (donc court terme), avec une partie détenue par des étrangers, émis le 11 novembre 2014.
9°- 11 mai, nouvelle réunion des ministres des Finances (Eurogroupe).
10°- 12 mai, 760 millions au FMI.
11°- 15 mai, 1,4 milliard de bons du Trésor arrivant à maturité, émis le 13 février 2015, donc détenus (probablement) par des nationaux.
Le gouvernement va-t-il continuer à se «battre» sur ce terrain? Où va-t-il choisir de ne plus payer les intérêts de la dette et certaines sommes, cela en contrepartie de dépenses urgentes pour la santé, les retraites, les salaires, l’éducation et du refus de certaines privatisations. Les dizaines de milliers de médecins, d’infirmières, de spécialistes qui ont dû quitter la Grèce représentent déjà des millions et des millions d’euros de dette payée. Leur formation, combien a-t-elle coûté aux «finances publiques» grecques, alimentées par les impôts des salarié·e·s à plus de 90%?
Dans une telle situation, il ne faut pas être seulement fidèle à un programme, il faut en appliquer, sans hésitation, quelques points essentiels. Et mobiliser la population – dans une orientation de front unique que la gauche de Syriza, au sens large, se doit de bâtir sur un calendrier qui court sur quelques semaines –, l’appeler à descendre dans la rue, car elle sera entendue en Europe. C’est cette «instabilité sociale» que les «dominants» européens craignent. Et non pas un «débat sur Grexit».
(Charles-André Udry)
Niki Zormpas: Quel arrière-goût vous donne la visite du premier ministre à Berlin?
Panagiotis Lafazanis: La rencontre entre Alexis Tsipras et Angela Merkel à Berlin devait se passer et il est positif que du côté grec certains problèmes cruciaux pour la Grèce aient pu être soulignés en tête à tête. Au-delà de cela, par contre, je ne pense pas que l’Allemagne officielle modifie sa stratégie. Je dirai même que c’est le contraire. Il m’est encore plus évident aujourd’hui que le chemin pour conduire le pays en dehors de la crise passe par un affrontement dur, si ce n’est un heurt, avec l’Europe germanisée. L’actuel establishment allemand, en dépit de ses différences internes, est la chose la plus dévastatrice pour la Grèce et, de manière plus générale, pour tout le continent européen. Le plus tôt on s’engagera dans cette direction, le mieux cela sera. Car il n’y a pas de temps. Nous n’avons pas le temps.
Êtes-vous plus ou moins préoccupé après que la glace ait été «brisée» entre la Grèce et l’Allemagne?
Beaucoup doit être réalisé du côté allemand avant que l’on puisse parler sérieusement de «fonte» de glace entre la Grèce et l’Allemagne de Merkel et de Schäuble. La Grèce est à un point de rupture. Ce que l’on exige aujourd’hui du pays, avec urgence et sans délai, c’est des choix courageux et importants, des alternatives à l’Europe germanisée. L’UE germanisée est au service des classes dominantes et asphyxie littéralement notre pays, resserrant le nœud autour du cou de l’économie semaine après semaine.
Avez-vous une idée de la liste des «réformes» que la Grèce présentera aux «institutions» lundi 30 mars? Comment les évaluez-vous?
En ce moment le gouvernement prépare la «liste» destinée à nos «partenaires». C’est un processus très pénible. Ce que je peux dire maintenant est que la liste ne doit pas contredire notre programme radical [au sens de programme de Thessalonique] ni le «geler». Aucune «liste» ne peut être présentée, et ne le sera, qui fait fi de la volonté du peuple et de la souveraineté populaire.
A voir comment les choses se passent, toutefois, le gouvernement dit «au revoir» au programme de Thessalonique. Pour le moment, du moins.
Nous n’abandonnons pas le programme de Thessalonique ou notre programme radical d’ensemble. Les premiers projets de lois, qui ont été adoptés par le Parlement, pointent en direction de ces programmes. Aucune «institution», aucun chantage ni dilemme n’enterreront les décennies de luttes des membres dirigeants de SYRIZA, liées à la gauche et à ses principes. SYRIZA ne sera pas absorbée par l’Etat et ne deviendra pas une béquille et un gestionnaire d’un capitalisme néolibéral grec «alimenté par l’Etat». L’âme de SYRIZA est la société et la nécessité d’une reconstruction progressiste du pays avec un horizon socialiste.
Le «gel» des déclarations préélectorales de SYRIZA, afin de permettre au pays de surmonter les «roches de Symplégades» [1] de l’étranglement économique, vous semble-t-il approprié?
Le besoin de liquidités est le problème le plus urgent et le plus crucial pour l’économie grecque. Sans liquidités, il n’y a pas de voie de sortie. Les cercles dominants de l’UE, en particulier à Berlin, extorquent le pays jusqu’à la moelle, ayant coupé depuis un moment le flux des financements. C’est un plan dégoûtant qui a été appliqué à Chypre, avec un ultimatum d’une semaine, alors qu’ils étalent les délais pour la Grèce, ce qui en fait une version plus longue du supplice. Quoi qu’il en soit, leur comportement est celui d’impitoyables impérialistes vis-à-vis de leurs colonies lointaines. Cependant, ils oublient que le couteau qu’ils utilisent est à double tranchant. La Grèce ne périra pas d’étranglement économique, ni ne souffrira d’un infarctus en raison de l’étranglement économique.
La Grèce dispose de nombreuses et réalistes voies alternatives pour réagir – et, en fait, pour réagir avec succès. La Grèce est un petit pays, permettant les menaces, mais il ne fait pas de doute que notre pays dispose de choix multiples alors que ceux qui le menacent ne se dirigent que dans une direction, qui est très problématique et assez dangereuse pour leur propre sort. Si nous gelons nos proclamations préélectorales – ce que nous ne ferons pas – non seulement on n’échappera pas aux roches de Symplégades mais on se précipiterait alors directement vers les falaises.
Je veux vous poser une question directe, car beaucoup d’encre a coulé dans la presse autour de ce thème: «Tsipras souhaite réaliser le tournant vers la realpolitik. Lafazanis le pourra-t-il?»
La «realpolitik» pour notre gouvernement ne repose que sur une option, et une seule: rester fidèle et réaliser notre programme radical. La seule voie que nous «offrent» les «institutions» n’est en aucune mesure du réalisme, elle a été empruntée dans le passé et elle a conduit à des échecs retentissant. Tsipras, et Lafazanis, et tous les membres de SYRIZA n’ont qu’un seul mandat et une seule possibilité: avancer avec nos principes, nos valeurs et notre programme, qui s’appuient sur les meilleures traditions historiques et luttes sociales. Le seul réalisme en ce moment crucial dans lequel nous vivons est le renversement.
Les scénarios portant sur un «gouvernement de tous les partis» ou un gouvernement de coalition ont été signalés ces derniers temps. Et l’on dit que l’on attribue votre refus étant donné les mesures qui découleraient de tels scénarios. J’aimerais que vous me disiez ce que vous en pensez.
Il y a déjà un gouvernement de coalition entre SYRIZA et les Grecs indépendants (ANEL). Au-delà, tout potentiel «gouvernement de tous les partis» impliquant la participation de To Potami, du PASOK, de la Nouvelle Démocratie, ne serait sur le fond rien d’autre qu’un gouvernement vassal de l’Allemagne, s’engageant encore plus loin sur les routes horribles des Mémorandums de l’austérité. Le dilemme autour des mesures «difficiles» de SYRIZA ou d’un gouvernement «de tous les partis» est absolument fallacieux! SYRIZA n’a pas d’autres choix que de réaliser son programme, lequel peut unifier et rallier la grande majorité du peuple grec.
Le ministère que vous occupez constitue un «rouage» fondamental pour les privatisations, que nos créanciers semblent chercher et que le gouvernement semble examiner. Comment allez-vous faire face à une telle possibilité?
Les privatisations dans notre pays, en particulier dans des secteurs stratégiques et des propriétés publiques d’importance particulière, ne doivent pas et ne seront pas réalisées. Je sais très bien que des intérêts locaux et de centres étrangers (européens et chinois) font rage autour de DEI [l’entreprise publique d’électricité] et veulent la découper, la dissoudre et se l’approprier. Une privatisation de DEI et des entreprises liées serait un désastre pour le pays. La Grèce ne peut survivre sans son cœur. Notre pays, au contraire, a besoin d’une reconstruction de ses secteurs publics stratégiques comme préalable à une respiration et à une sortie de la crise.
Devant le dilemme «rupture, sortie de l’Eurozone et défaut du paiement du pays, ou compromis honorable avec l’UE», que répondez-vous?
Le dilemme posé par les créanciers à notre pays est: insoumission ou étranglement économique. Ce dilemme, toutefois, est trompeur, faux, vise à la contrainte et il est humiliant. C’est la raison pour laquelle nous le rejetons. La Grèce, ainsi que je l’ai dit, peut choisir de s’engager sur de nombreux sentiers. Ces routes, opposées aux intérêts particuliers locaux et européens, peuvent sembler difficiles, mais ce sont les seules à être viables, réalistes et prometteuses.
(Entretien mené par Niki Zormpas pour le journal grec Capital; traduction A l’Encontre)
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[1] Dans la mythologie grecque, les deux roches de Symplégades situées dans un détroit (le Bosphore) s’entrechoquent dès que l’on tente de les franchir, empêchant toute circulation navale.
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