Pierre ZARKA : L’autogestion n’est ni un mot creux, ni un mot vague, ni un mot vide. C’est un mot avec deux sens, deux significations intimement liées. Chacun ne peut prendre sa part dans une lutte pour un projet de société que s’il participe et maîtrise l’élaboration du projet qui le concerne. Que si sa conception qu’il a de son propre rôle est une part de ce projet et du désir collectif. Pour reprendre la question « projet de société ou stratégie de lutte » l’autogestion c’est les deux à la fois. Car on ne change pas le cours d’un processus une fois qu’il est lancé. Ou on part du bon pied, ou on ne part pas du tout. Si on ne se voit pas soi-même comme une part décisive de ce désir collectif, on n’y adhère pas. On n’adhère pas (ou plus) à un projet pensé en dehors de soi.
Si l’autogestion peut être le fait d’un atelier, d’une usine, d’un bureau, d’une entreprise, d’un groupe de citoyens, dans quelles situations cette idée peut-elle naître et se développer ?
PZ : Souvent l’autogestion apparaît par défaut, sous l’effet de la contrainte comme un sursaut de sauvegarde pris en urgence devant une absence du pouvoir dans l’atelier, dans l’entreprise, etc… ou dans « la vallée » et quand il s’agit de question plus importante, un défaut de l’État.
L’autogestion est souvent perçue à tort comme un concept qui ne s’applique qu’à un espace réduit. Ce côté « petite échelle » est même parfois revendiqué. À l’expérience, si elle est limitée « à sa vallée » ou son atelier, elle dépérit assez vite et la concurrence qu’elle a à supporter avec le marché peut la transformer et l’engloutir partiellement ou largement.
Je ne pense pas qu’un concept qui concerne le devenir de la société puisse vivre sans prétendre faire système. Elle ne peut se développer et prendre sens que si elle est promue à l’ensemble la société. A terme : ou l’autogestion se généralise, ou elle se rabougrit. Le fait que ce soit « par défaut de l’État » est inévitable. Mais peut-on en rester à cela ? Mai 1968 par exemple a été un événement particulier : il n’est pas parti d’une crise mais au contraire, la société se développait et semblait tirer tout le monde vers le haut, non seulement les classes moyennes mais aussi le prolétariat.
De 1962 à 1968, le nombre d’étudiants avait considérablement augmenté mais les conditions de vie et d’étude étaient particulièrement inadaptées. Un blocage du mode de vie, l’aliénation était particulièrement sensible et ressenti par la génération d’après-la seconde guerre mondiale mais pas seulement chez elle. De nombreuses techniques qui participaient à cette élévation commençaient à s’imposer dans différents secteurs de la vie et particulièrement dans la communication avec la télévision (qui en plus passait à la couleur). On voyait le monde et on commençait à s’y situer. Ceci était vrai pour la France mais aussi pour l’Europe et aussi les Etats-Unis. On sentait aussi les blocages et l’incapacité d’un système à répondre aux avancées du monde. On cherchait des solutions, parfois de façon compulsive. La faillite est donc insuffisante. Il faut un désir, conscient ou inconscient, de dépasser l’horizon du mouvement. Il faut une envie de le faire, de faire quelque chose qui permette de voir plus large, de faire système. C’est ce « désir de faire » qui s’est imposé au travers de l’explosion de mai 68 et qui s’est ensuite aussi exprimé par de nombreuses tentatives de vie communautaires et de pratiques autogestionnaires.
Quel rôle peut jouer un parti ou un mouvement dans la maturation autogestionnaire et comment cette structure serait organisée et qui déciderait ?
PZ : D’une façon générale, rien ne peut se faire autrement que sous l’impulsion des intéressés. On ne peut seulement les considérer comme des consommateurs de transformations, de simples bénéficiaires. Ils sont LA force motrice. Quelqu’un a dit que c’étaient « les masses qui faisaient l’Histoire ». Cela ne veut pas dire qu’ils seraient spontanément en situation de le faire. Encore faut-il qu’ils construisent les conditions de leur propre rôle. Le rôle de l’organisation n’est pas de se substituer à leur engagement, ni d’expliquer ce que des ignorants ne pourraient savoir.
Mais, à l’image d’un juge d’instruction qui favorise, oriente une enquête, « d’instruire » un travail collectif qui, s’il est largement partagé, finit par dépasser ce qu’avait prévu l’organisation. Elle est donc à la fois indispensable et incapable de planifier les événements et l’avenir. Chaque question, chaque lutte, chaque option peut entraîner des points de vue qui dépendent de la position des uns ou des autres. La démocratie, c’est la confrontation des points de vue qui, inévitablement, peuvent être variés voire divergents. Cela ne veut pas dire que toute idée émise est bonne ni qu’il faille faire une moyenne, mais ce n’est que de la confrontation que sortent des avancées. La démocratie c’est donc de la conflictualité, assumée, revendiquée et féconde. On a besoin d’organisation d’abord pour mutualiser les approches et donc aussi éclaircir les raisons des différences ou divergences, éclairer les causes de la tension, mais ne jamais se substituer aux intéressés.
Rappelons ce que disait Sieyès pendant la révolution française : « en politique, le peuple ne peut parler par lui-même, car il ne peut penser par lui-même et n’a sous cette forme aucune existence. Il ne peut s’exprimer qu’à travers la représentation nationale » ou encore « Il est temps que la foule rentre chez elle ». Avec l’autogestion c’est exactement le contraire.
On peut aussi citer Guizot en 1830 : « le système représentatif est le moyen d’éviter une autre révolution ». Il est d’ailleurs remarquable qu’aucun des deux ne parle de « démocratie représentative ». Et le système représentatif, en France, a été assis par des monarchistes tels que Thiers ou Mac-Mahon.
Quant au fonctionnement interne de l’organisation, il doit assurer le caractère collectif de tout le fonctionnement de cette organisation. Surtout correspondre aux manières par lesquelles des individus passent du « Moi » au collectif. Donc être le plus souple possible afin de favoriser la mutualisation des approches ce qui est facile à dire mais difficile à obtenir.
Pour cela il faut que les parois de cette structure entre « l’interne » et « l’externe » ne soient pas du registre monacal – avec les sages d’un côté et les profanes de l’autre – mais soient le plus poreuses possibles. Dans un parti ou un mouvement, ce qu’il faut craindre c’est l’isolement d’une direction. C’est la cause majeure de l’inefficacité. Bien sûr il y a des causes et des circonstances particulières comme les situations militaires et on peut penser à la Résistance. Elles réclament un fonctionnement discipliné. Mais ces situations sont identifiables et, ce qui rend à ce moment-là la discipline possible, c’est qu’elle repose sur l’accès le plus facilité possible de l’engagement…
Y a-t-il une forme unique de l’autogestion et quelle forme pourrait-elle prendre pour la gestion des biens communs ?
PZ : Il ne peut y avoir une forme unique qui soit la bonne sinon on le saurait. Il y a en fonction des objets ou de la nature des services rendus, une multiplicité d’acteurs et qui sont divers par nature : les producteurs, les usagers et les citoyens. Sans oublier que l’on peut être les trois à la fois et être « écartelé » entre ces positions, ces trois regards.
Harmoniser les divers points de vue qui concernent un grand espace géographique est nécessaire. La seule addition d’initiatives locales ne suffit à faire une société autogérée et il y a toujours un risque de récupération, comme en témoigne le concept d’économie collaborative à la façon de Rifkin où on partage tout sauf les liens du pouvoir économique et politique. Pour harmoniser, il faut bien sûr partir du local au global pour reprendre le mot d’ordre des altermondialistes. Mais c’est facile à dire et plus difficile à faire : celles et ceux qui s’inquiètent du réchauffement climatique, de la guerre, de la xénophobie ou de la loi Macron habitent toutes et tous quelque part. On est citoyen à part entière.
Pour trouver une réponse qui résume ma conception des choses : « avec l’autogestion, on a la forme qui permet que le peuple se transforme en lieu de pouvoir » pour résoudre ces contradictions. Cela me ramène à ce que je disais plus haut de la démocratie. Des contradictions, il n’en manque jamais et qui les règle dans ces cas-là ? Ceux qui ont le pouvoir, c’est certain.
Dans un pays comme la Grèce on a assisté à de nombreux cas d’autogestion, particulièrement dans la santé mais aussi dans certaines entreprises comme c’est le cas pour Vio.Me. Le site de l’Association Autogestion en a rapporté de nombreux exemples.
Vois-tu un rapport entre cet état de fait et la victoire électorale de SYRIZA ?
PZ : L’autogestion est le verrou de la situation actuelle. La Grèce, depuis de longues années, n’a pas eu « d’État social » ou « providentiel » disent certains, comme en France. Dans ce cas, il ne faut compter que sur soi-même, les Grecs y sont habitués et en plus, ils ont vécu l’épisode des colonels qui a renforcé cette nécessité.
Quand la crise est venue en Grèce, avec une dégradation phénoménale des salaires et revenus, du cadre et des conditions de vie et en particulier de la santé, ils ont, pour une bonne part, repris l’habitude de « faire par eux-mêmes ». Puisque l’État devenait indigent, il fallait faire sans l’État et remettre en route par l’autogestion ce qui disparaissait ou était indigent. Le site de l’Association Autogestion en a rendu compte et, en regardant le rétroviseur depuis trois ans, on s’aperçoit que cela est devenu un fait majeur de la vie de ce pays qui vivait sous l’empire de la Troïka.
C’est vrai que cet aspect de la vie en Grèce n’est pas venu dans les grands médias mais indéniablement, l’autogestion a été réinventée en Grèce à cette occasion. C’est dans cette situation que s’est construit SYRIZA, ce qui montre bien que quand « le peuple se transforme en un lieu de pouvoir » il a plutôt envie de traduire ses choix pour les élections. Au fond, c’est peut-être nous qui sommes désavantagés : un mouvement populaire trop fort pour que la bourgeoisie l’ignore et pas assez pour ne pas se laisser enfermer dans les faux –semblants de l’étatisation des revendications et des droits.
interview réalisé par Claude KOWAL- Association pour l’autogestion
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