Pour une anthropologie politique de l’autogestion Gilbert DALGALIAN,
1. Enjeux et caractéristiques de l’autogestion :
Premier point : L’autogestion n’a jamais été l’application d’un modèle préconçu : elle a toujours été le produit d’une crise. Crise de l’entreprise (Lip, Fralib et entreprises autogérées en Argentine) ; mais aussi crise de l’Etat (crise de l’économie étatisée en Yougoslavie titiste, solution urgente au problème des biens vacants après le départ des gros propritétaires terriens pieds noirs d’Algérie). On ne parlera donc pas de modèle clés-en-mains. L’autogestion s’invente et se définit en marchant. En situation de crise.
Deuxième point : l’autogestion d’une entreprise ou d’un service exige un environnement économique et politique favorable ; quand elle reste isolée à un seul secteur, elle meurt ou elle dépérit (Lip, Yougoslavie, Algérie). L’autogestion n’est donc pas qu’une structure économique, elle est d’abord une conception politique : on ne peut parler que d’une Autogestion généralisée, englobant également les institutions politiques.
Troisième point : si l’autogestion ne peut naître que des crises, il importe d’identifier aussi les facteurs négatifs qui paralysent les forces anticapitalistes radicales face aux multiples crises actuelles ; de ce côté deux impasses majeures sont à souligner :
Ø a) L’horizon des partis sociaux-démocrates et sociolibéraux ne va pas au-delà du capitalisme et ne peut pas répondre aux urgences (économiques, écologiques, sociales, énergétiques, sanitaires et alimentaires) d’un 20e siècle qui commence très mal ; sur toutes les questions les sociaux-démocrates se déterminent par rapport aux seules critiques venant de la droite, jamais en vue d’un modèle de société alternatif ;
Ø b) A quoi s’est ajoutée pendant de longues années l’incapacité des gauches antilibérales-anticapitalistes à développer une stratégie unitaire (le Front de Gauche sera-t-il le creuset de l’indispensable rassemblement unitaire anticapitaliste-écologiste ?). Que ce soit les « 125 propositions » des Collectifs unitaires antilibéraux en 2006 ou le programme « L’humain d’abord » du FdG en 2012, ces programmes n’étaient/ne sont que des compromis électoraux, pas encore des perspectives globales, susceptibles d’enthousiasmer et d’armer les foules populaires sur le long terme.
Ø
Cette absence d’horizon s’explique par un ensemble de facteurs qui font système :
Ø * L’économie, les secteurs capitalistes mondialisés décident de ce qui est permis aux politiques ; la politique est soumise à la finance comme jamais dans le passé ;
1. * La démocratie représentative est ainsi vidée de son contenu ; même la décentralisation n’est qu’une délocalisation de l’Etat central, lui-même aux ordres des secteurs financiers dominants ;
2. * L’industrie et les services sont gérés ou démantelés en fonction d’objectifs financiers ;
3. * Cet ensemble est consolidé par une triple manipulation idéologique : mainmise du capital sur les médias, l’édition et les courants culturels dominants ; et auto-aliénation notamment de l’intelligentsia qui a majoritairement renoncé à penser les urgences et les enjeux d’aujourd’hui ; l’énorme mystification autour de la dette ; d’où enfin la démission des citoyens qui se traduit par des abtentions massives aux échéances électorales.
Comment le projet autogestionaire peut-il être une réponse systémique à la hauteur des défis et des aliénations multiples ?
1. Au plan sociologique, l’économie dite « cognitive» est en partie une réalité qui aurait dû se traduire par un contrôle et une participation accrue des travailleurs à la définition du travail, de ses conditions et de ses objectifs, à un meilleur partage des responsabilités. En réalité, elle a presque partout conduit à une prolétarisation généralisée, y compris des couches intermédiaires (ingénieurs, techniciens, cadres, chercheurs et enseignants). L’autogestion est une réponse au quotidien à hauteur de ces dérives dans les entreprises et les services. Tout ce qui accroît la part des responsabilités des salariés dans le travail et la production contribue effectivement à la désaliénation et prépare une fin organisée du salariat.
2. Comme l’autogestion n’est pas une disposition économique au seul service des salariés, elle seule remet l’économie au service de la société, de l’intérêt général : c’est donc une politique globale : elle n’est pas confinée à l’entreprise et n’est donc pas le contraire de la citoyenneté, mais au contraire la condition même de l’exercice de la citoyenneté.
3. L’autogestion permet une expression plurielle et contradictoire d’une large palette de forces productives et citoyennes ; la sortie du capitalisme ne peut pas être vue comme la « mission » exclusive d’une seule classe (comme ce fut le cas à d’autres époques et dans un autre rapport des forces sociales avec le concept de ‘dictature du prolétariat’), mais la résultante d’un large consensus social populaire, d’un bloc sociopolitique organisé en réseaux.
4. L’autogestion généralisée organise la consultation et le consensus des citoyens à tous les niveaux : là où la gestion directe n’est pas possible pour toutes les questions qui ne relèvent pas de l’intérêt local ou d’entreprise, la délégation de pouvoirs sera assortie de mandats impératifs et révocables et de contrôles des mandants sur leurs élus.
5. L’illusion d’un ‘capitalisme vert’ (qui est le mirage de certains écologistes) se dissipera vite avec le constat que les intérêts financiers n’investiront jamais massivement dans la préservation de l’environnement (pas assez de retours sur investissements) et qu’une écologie véritable exige des fonds publics et doit être confiée à une Agence publique de l’environnement : le contrôle citoyen garantit cette orientation dans l’intérêt général.
Par le changement de paradigme qu’elle représente, l’autogestion déverrouille la culture démocratique dévoyée et ouvre de nouveaux horizons à l’intelligentsia et aux couches populaires, aujourd’hui enkystées dans des routines idéologiques.
1.
L’autogestion est une réponse globale à la crise de la démocratie : on peut dire que la démocratie représentative est arrivée au terme de ses potentialités, notamment avec la mondialisation. Les démocraties capitalistes laissent de moins en moins de place aux contre-pouvoirs ; la séparation des pouvoirs est en régression partout.
Le système délégataire manipule l’opinion, domestique les élus et transforme les parlements en chambres d’enregistrement. Ce n’est pas par hasard que le référendum grec a été aussi vite retiré qu’annoncé. Et que le Parlement français est courtoisement informé des interventions militaires à l’étranger.
En un mot la démocratie représentative, c’est aujourd’hui l’organisation minutieuse de la démission généralisée. La riposte ne peut être qu’une refondation de la démocratie pour modifier les rapport de forces locaux, nationaux et internationaux.
2 2. Repères historiques et sociologiques :
Le projet autogestionnaire amène donc à repenser l’Etat, la souveraineté nationale et le rôle des élus, des dirigeants en général.
Aujourd’hui et en Europe, l’Etat est réduit à des fonctions de contrôle et de maintien de l’ordre social, globalement au service des directives supra-nationales de l’Union européenne, du FMI, de l’OMC, de la BCE et, à travers ces instances, au service des multinationales et de la finance mondialisée. Le projet de gouvernement économique de l’Union, le Pacte de stabilté, la règle d’or – et avant cela le Traité de Lisbonne – en sont les principales traductions politiques. [citer ici la lettre de la BCE au premier ministre italien du 3 février 2012]
Mais un retour au statu quo ante, c.-à-d. aux souverainetés nationales d’avant l’UE, n’est ni possible, ni ne serait une solution de progrès :
* Primo, il importe de rappeler que la démission des politiques devant la finance est un choix délibéré, idéologique : le dogme que ‘l’Etat ne peut pas tout faire et ne peut intervenir qu’à la marge’ doit être remis en question. C’est toujours le contraire qui se passe : l’Etat privatise ou nationalise, régule ou dérégule, renfloue ou laisse couler telle banque out tel institut de crédit. L’Etat décide toujours du périmètre de son emprise économique et de celle qu’il concède aux aux institutions financières.
* Secundo, toute construction européenne n’est pas a priori synonyme de dépossession de souveraineté populaire : on peut sortir de l’actuelle dépendance des institutions financières, abroger le Traité de Lisbonne et emprunter auprès de la BCE en la transformant en un ‘institut européen de Crédit solidaire‘. Bref, une autre Union eurpéenne ! Mais il y faut un désir, un projet, une volonté collective de tourner le dos aux idées reçues !
* Tertio, la critique libérale du ‘tout-Etat’ est un trompe-l’oeil : elle se limite au démantèlement des services publics, des prestations sociales, du droit du travail et du droit des affaires dans le sens des intérêts privés. Le discours anti-Etat est le camouflage d’un accaparement programmé de nouveaux champs d’investissement : retraites par capitalisation, baisse et privatisation des prestations sociales, pressions sur les salaires et sur les salariés pour en faire des actionnaires, prise en charge par des assurances privées de la dépendance.
* Quarto, la critique anti-Etat ne peut pas se passer de lois : impunité pénale du président, impunité des agences de notation et des conflits d’intérêts associés, impunité de la spéculation, démantèlement des lois sociales. Tout est possible à l’abri des lois.
Bref, le dépérissement de l’Etat, toujours souhaité, jamais réalisé, doit passer par de nouvelles instances de contrôle et de gestion et ce, pour une longue période. Seule une démocratie d’autogestion généralisée peut décider quelles prérogatives l’Etat doit conserver, sous quelles formes et à quels niveaux. Si cela est possible au niveau national, ça l’est aussi au niveau européen, certes non sans conflits et non sans mobilisations.
La démarche autogestionnaire met aussi à l’ordre du jour l’accès du plus grand nombre aux outils et concepts économiques. L’information partagée devient le fondement de pratiques nouvelles et de toute citoyenneté.
L’autogestion implique une redéfinition des souverainetés. Tant qu’elle n’est conçue que comme nationale, la souveraineté souffre d’un double défaut historique : tantôt en raison de frontières imposées sous domination coloniale ou étrangère, tantôt en raison de nations construites sur l’éradication des langues et cultures des peuples que ces nations rassemblent. Sans aucune issue hors de cette impasse dans le cadre traditionnel de la démocratie représentative où s’impose une majorité dite nationale au détriment de toutes les minorités. Une majorité peut aussi être oppressive.
C’est aussi bien le cas, avec des différences de degrés, pour les Kurdes de Turquie ou d’Irak, pour les indiens d’Amérique latine, pour les Tamouls du Sri Lanka, pour les Arméniens du Haut Karabagh, et d’une certaine façon pour les Basques d’Espagne, les Corses, et au moins aux plans linguistique et culturel pour les Alsaciens, les Basques et les Bretons de France. Et aussi de beaucoup d’autres minorités dans un monde où les frontières n’ont jamais été décidées en tenant compte des peuples et où des ethnies se trouvent souvent à cheval sur deux ou trois pays.
Il faut ici rappeler combien cette situation a été le résultat d’ethnocides dans l’histoire des nations : toutes les cultures ont une composante plus ou moins ethnocentrique. Mais toutes ne vont pas jusqu’au génocide, ni ne pratiquent l’ethnocide. Génocide et ethnocide ontr en commun cette caractéristique : « dans les deux, l’Autre c’est d’abord la différence, mais la mauvaise différence » (Clastres, Recherches d’anthropologie politique, Ed. Du Seuil, 1980). Mais, contrairement au génocide qui extermine, dans l’ethnocide « les autres sont mauvais, mais on peut les améliorer en les transformant jusqu’à les rendre identiques au modèle qu’on leur impose » (ibid). Telle fut l’oeuvre des conquistadores, des missionnaires, des conquérants de l’ouest nord-américain et d’Australie, ainsi que des différents colonialismes.
Cependant, nous dit Clastres, si l’ethnocentrisme est présent dans toutes les cultures, seule l’occidentale a été ethnocidaire : pourquoi ? C’est ici qu’il faut se tourner vers l’Histoire : parce que la civilisation occidentale « est ethnocidaire à l’intérieur d’elle-même qu’elle peut l’être ensuite à l’extérieur » (ibid, page 52). Et Clastres conclut : « On ne peut pas penser la vocation ethnocidaire de la société occidentale sans l’articuler … à ce critère classique de distinction entre les Sauvages et les Civilisés, entre le monde primitif et le monde occidental : le premier regroupe l’ensemble des sociétés sans Etat, le second se compose de sociétés à Etat » (ibid, p. 52).
Clastres ajoute : « si l’Etat se proclame le centre de la société, le tout du corps social, [il ne peut avoir qu’une vocation :] le refus du multiple, … l’horreur de la différence … La pratique ethnocidaire et la machine étatique fonctionnent de la même façon et produisent les mêmes effets … volonté de réduction de la différence et de l’altérité … A chaque développement du pouvoir central correspond un développement accru du monde culturel … . L’expansion de l’autorité de l’Etat se traduit dans l’expansionnisme de la langue de l’Etat.(p.53). « La machine étatique procède par uniformisation du rapport qui la lie aux individus : l’Etat ne connaît que des citoyens égaux devant la loi »(p. 54). Donc acquis à la culture dominante !
Pourtant l’ethnologue doit tenir compte d’un cas particulier, celui des pratiques ethnocidaires de l’Etat des Incas. Pour en arriver à la constatation que « toute organisation étatique est ethnocidaire … pas seulement [le fait] d’un vague ‘monde blanc’, mais d’une ensemble de sociétés à Etat » (p.55). Sauf que chez les Incas « la pratique ethnocidaire cesse dès que l’Etat ne court plus aucun risque » Tandis que ce qui « rend la civilisation occidentale infiniment plus ethnocidaire, c’est son régime de production économique, … espace infini de fuite en avant permanente. Ce qui différencie l’Occident, c’est le capitalisme, en tant qu’impossibilité de demeurer dans l’en-deça d’une frontière. … la plus formidable machine à produire est pour cela même la plus formidable machine à détruire. Races, sociétés, individus; espace, nature,mers, forêts, sous-sols, Tout doit être productif … à son maximum d’intensité » [Texte écrit en 1974 !]. Le capitalisme a donc érigé l’ethnocide et parfois le génocide en nécéssité et en système.
Enfin, pour compléter le tableau d’une conception autogestionnaire de l’Etat, d’une autre philosophie de l’Etat, il faut bien aborder le statut de l’élu, bref du dirigeant. Là aussi en nous inspirant de Clastres, on peut dire que « tout pouvoir doit être considéré comme s’opposant à la culture, parce qu’il instaure une autorité extérieure à la société et créatrice de sa propre légalité. L’activité unificatrice de la fonction politique [s’exerce en quelque sorte] non à partir de la structure de la société et conformément à elle, mais à partir d’un au-delà incontrôlable et contre elle ». Et Clastres ajoute (en extrapolant ce qu’il a observé dans les sociétés amérindiennes) : « Les sociétés indiennes ont su inventer un moyen de neutraliser la virulence de l’autorité politique … La présentation même du pouvoir s’offre à ces sociétés comme le moyen même de l’annuler … Le chef ne traduit pas autre chose que sa dépendance par rapport au groupe et l’obligation dans laquelle il se trouve de manifester à chaque instant l’innocence de sa fonction … C’est seulement moyennant cette dépendance réelle que le chef peut maintenir son statut. Cela apparaît très nettement dans la relation du pouvoir et de la parole : … il est si peu nécessaire au discours du chef d’être écouté que les Indiens ne lui prêtent souvent aucune attention ».
Belle leçon de philosophie politique ! Tous les attributs du pouvoir doivent donc être retournés en instruments de dépendance des dirigeants par rapport au groupe, à la société. Ce que nous, en démocratie représentative, faisons aussi mais une fois tous les cinq ans … pour quelques heures de démocratie délégataire et largement fantasmée. Nos élus en régime d’autogestion seront choisis pour leur capacité d’écoute et de synthèse. Lorsque cette capacité s’avèrera défaillante, on élira un meilleur écouteur de ses mandants sans attendre cinq ans !
3. La question démocratique (du modèle bolchévick au projet autogestionnaire) :
La question de la démocratie n’a pas été épuisée par l’analyse marxiste traditionnelle qui s’est concentrée sur la critique de la démocratie bourgeoise : la critique était fondée, car la démocratie capitaliste a été et reste un trompe-l’oeil. Mais elle allait trop vite en besogne en jetant l’enfant avec l’eau sale du bain. Compte tenu de l’impossibilité d’improviser un changement révolutionnaire du jour au lendemain, les principes démocratiques auraient pu et dû être développés et exploités par les révolutionnaires pour modifier les rapports de forces (ce qui d’ailleurs a été en partie le cas avec les nouveaux droits des travailleurs, des femmes, de la sécurité sociale, etc), mais ne s’est jamais traduit en théorie.
D’où l’éternel refrain qu’on oppose aux autogestionnaires : « Vous mettez la charrue avant les boeufs », ce qui revient à dire que l’autogestion ne peut surgir qu’après la révolution (et ils s’appuient d’ailleurs sur les précédents historiques de la Commune de Paris, des exemples yougoslave et algérien). Ce faisant, ils renvoient l’éducation des classes travailleuses à plus tard, ils renvoient la préparation même du processus révolutionnaire à plus tard. Or, les moyens mêmes de la transformation sociale préfigurent la société qu’on cherche à instaurer. Les moyens préfigurent toujours la fin. C’est dans les pratiques d’aujourd’hui qu’on esquisse les institutions et les comportements de demain, certes imparfaitement, mais c’est un processus auto-éducatif collectif.
On peut également remarquer combien les impasses et les dérives autoritaires ou bureaucratiques des révolutions passées ont été largement le résultat d’un état d’arriération socioéconomique et éducatif des sociétés. Rappelons encore que les dirigeants bolchevicks ne croyaient pas possible de développer une société socialiste dans un seul pays et à quel point Lénine et Trotski attendaient impatiemment l’appui de la révolution allemande notamment. Ils étaient conscients que la transformation sociale exige un niveau de développement culturel et économique. Or ce niveau est largement atteint aujourd’hui dans les pays du Nord.
Le modèle bolchevick – fondé sur la discipline, un certain centralisme et la délégation de pouvoirs aux Soviets – était une réponse pratique et institutionnelle à cet arriération de la Russie tsariste. Mais ce qui aurait dû être provisoire devint définitif avec la bureaucratisation inévitable de ce pays sous-développé. Staline fut en quelque sorte un produit indirect du sous-développement de la Russie révolutionnaire.
Le système des Conseils, les Soviets, aurait-il pu évoluer en autogestion ? Au départ, en février et en octobre 1917, c’est d’un processus autogestionnaire que naquirent les Soviets (déjà expérimentés brièvement en 1905). Cette évolution eût été possible, mais elle ne correspondait ni à l’état du pays, ni à la conception dominante chez les bolchevicks. Très vite la délégation de pouvoirs aux Soviets a tourné en contrôle du pouvoir par le parti, vite devenu parti unique. Puis la suppression du droit de tendances et le contrôle des syndcats ont fait le reste.
Pourtant un régime d’introduction graduelle d’autogestion aurait pu être une vaste entreprise d’éducation des masses et de parade aux dérives bureaucratiques ; pour cela il aurait fallu une réflexion théorique plus aboutie et c’est probablement l’état d’ariération du pays qui a rendu cette réflexion impensable et inactuelle. Ce n’est plus le cas dans notre monde d’aujourd’hui, où l’expérience sociale et le niveau de formation autorisent une refondation de la théorie et de la pratique démocratiques.
Bref, les Soviets étaient une matrice potentielle d’autogestion socialiste, mais dans un pays héritier du régime des Tsars, paralysé par la guerre puis la guerre civile et l’intervention étrangère, les potentialités ont reflué et la pensée politique avec elles.
Au niveau théorique la première résurgence d’une pensée de type autogestionnaire ne sera esquissée qu’en 1938 par Trotski dans le fameux ‘Programme de Transition’ qui est en fait un programme de ruptures partielles avec la démocratie capitaliste et l’amorce d’une stratégie de modification graduelle des rapports de forces. Sans attendre le ‘Grand soir’! Mais préparant le ‘Grand soir’ ! La charrue était désormais repassée derrière les boeufs.
En ce 21e siècle de capitalisme mondialisé et d’environnement gravement menacé, seule une démocratie autogestionnaire est susceptible de rassembler de larges couches dans un processus de transformation sociale radicale, de mettre toutes les compétences au service de ce mouvement, de ne léser aucun groupe, aucune minorité, de redéfinir la souveraineté et la citoyenneté.
4. Repères anthropologiques (la pulsion humanisante et ses composantes) :
Arrivé à ce point de l’exposé, le moment est venu de souligner combien la démocratie n’est pas seulement une invention de la Grèce antique ou des grandes révolutions américaine et française. Il faut aussi en rechercher les racines dans l’évolution millénaire d’Homo Sapiens. On ne peut comprendre la profondeur de la pulsion démocratique que comme composante du long cheminement de l’hominisation.
Deux aspects dominent ce cheminement et ont été sous-estimés : la prolifération des types humains et l’invention de la solidarité organisée. La diversité croissante des humains devient très vite une obligation – souvent contrariée, mais inévitable sur la longue durée – de respect de l’Autre ou du moins de l’acceptation des différences. Quant à la solidarité organisée – qui n’est pas réductible à l’instinct grégaire des mammifères – elle surgit de la faiblesse physique des humains, faiblesse compensée par son développement neuronal : la supériorité d’Homo Sapiens ne tient pas aux seules avancées techniques, mais avant tout à sa capacité d’organisation solidaire. Reprenons ces deux facteurs de l’hominisation.
La biodiversité – qui à partir d’une certaine ère se saisit d’abord d’Habilis et d’Erectus, puis de Sapiens, et les modifie de mille façons – se prolonge naturellement et inévitablement par une glossodiversité proliférante : profils humains uniques et innombrables, modes de vie, coutumes et civilisations, lesquels s’expriment toujours dans des langues et des mythes époustouflants de créativité et d’imagination. Il apparaît aujourd’hui évident que, la biodiversité ayant proliféré dans toutes les directions du vivant, elle n’allait pas s’arrêter au moment où Homo y ajoutait mille nouvelles dimensions de savoirs et d’adaptations.
Il existe un lien organique – qui semble avoir été insuffisamment perçu ou souligné – entre d’une part le foisonnement des profils, des ethnies, des langues et des cultures et, d’autre part, tout ce que les neurobiologistes nous révèlent sur nos capacités d’autostimulation, de renouvellement et d’autonomie. Notre diversité est bien le fruit de notre créativité neuronale, comme toujours sous pression de notre environnement. Ainsi qu’à la faveur de métissages de plus en plus nombreux à travers les âges.
Comment ce foisonnement et cette profusion auraient-ils pu se développer sans ces réserves d’inventivité au plus profond de nos sillons de matière grise ? Et comment, chemin faisant – en un million d’années ou plus – cette diversification et cette complexification auraient-elles pu ne pas s’incruster profondément dans nos structures cérébrales qui ont ouvert à chaque étape les voies du dépassement et de la survie ? On pressentait au moins depuis Darwin ces évolutions et ces interactions ? Certes ! Mais en a-t-on tiré toutes les implications ?
Notre immaturité à la naissance, unique dans le règne du vivant, nous a ouvert le plus vaste champ de potentialités d’acquisitions, d’apprentissages et d’inventions, que seule la combinaison unique d’un cerveau inachevé – mais bien doté – avec une très longue épigenèse aura fait surgir au bénéfice de l’hominisation. Parce que la vulnérabilité du nouveau-né humain est compensée par une très longue prise en charge par une mère ou un clan qui lui assurent la survie et surtout la transmission des savoirs indispensables à son autonomie. Notre éducabilité, unique par sa durée et exclusive dans le monde vivant, est le bénéfice induit de notre naissance en tant qu’êtres immatures.
Le langage, mais aussi les nouveaux outils, les mythes, les musiques, les techniques et les religions ne sont pas le premier grand saut qualitatif, ils sont la conséquence et les retombées de cette éducabilité inédite d’un bébé immature. Si Homo n’a jamais cessé de naître au fil de ses inventions, c’est bien à partir de cette immaturité initiale qu’il va connaître sa véritable accélération en Sapiens Sapiens. Ce toujours dans une grande diversité humaine.
L’hominisation fut donc inséparable de la diversification. Or la glossodiversité, celle des langues et des cultures, est à la fois source et condition de notre diversité intellectuelle et donc de toute liberté de pensée. Elle est même partie intégrante de notre créativité et de nos capacités d’adaptation futures. Le saut qualitatif vers une civilisation alternative n’est pas à rechercher du côté d’un nivellement culturel et d’une uniformisation linguistique (dont rèvent certains), mais de nos enrichissements mutuels et du respect de l’Autre. Le respect de cette diversité acquise et enrichie au cours des âges est une composante de notre humanisation encore fragile.
Pourtant le maintien et la prise en charge de nos diversités appelle une solidarité organisée. L’invention millénaire de la solidarité et son organisation politique sont à remettre au centre de nos combats et de notre réflexion : à l’ère de la mondialisation, la solidarité ne peut plus se confiner au clan, à l’ethnie, à la nation ; elle n’est pas non plus compatible avec une culture unique mondialisée. N’est-ce pas le mépris colonial et post-colonial qui ont mis l’Afrique et le Sud en général dans l’état d’exploitation et de délaissement qui a sévi pendant deux cents ans ?
Diversification et solidarité organisée ayant été – bien avant les progrès techniques – les vrais moteurs de l’hominisation, ce sont encore ces deux moteurs qui permettront les avancées démocratiques à inventer : c’est là une définition anthropologique de la société autogestionnaire. Elle est inscrite dans notre longue préhistoire et dans sillons de matière grise.
5. La perspective stratégique :
Il semble évident que la conception des finalités et des principes ci-dessus exposés appelle de nouvelles formes d’organisation socio-politique : le parti du changement et des transformation sociales radicales ne peut plus se concevoir comme parti centralisé et hiérarchisé. Le parti de l’autogestion solidaire est nécessairement un parti-mouvement, un parti-réseau, composé de militants politiques, associatifs et syndicaux, représentant en son sein les couches sociales mais aussi les intérêts de défense de l’environnement, des services publics, notamment de la santé et de l’éducation.
Le régime interne de ce parti-mouvement n’est pas un régime de courants et de tendances figées, mais un confrontation mouvante d’objectifs et de points de vue, avec le but de dégager sur chaque question le meilleur consensus possible : que des alliances se nouent est inévitable et probablement indispensable, mais aucune alliance n’y sera un affrontement cartel contre cartel. La qualité première de ce parti-mouvement sera son aptitude à faire passer l’intérêt le plus large avant les intérêts catégoriels, une sorte de ‘nouveau civisme autogestionnaire’ en somme.
Pourtant cet esprit de synthèse d’un nouveau genre n’est pas issu d’un esprit nébuleux et béatement optimiste : l’autogestion généralisée, telle que nous venons de la définir dans ses grads traits, est une base de rassemblement possible – et en partie déjà réelle dans les luttes et les textes – de plusieurs courants poltiques constitués : l’autogestion est d’ores et déjà un point de rencontre entre libertaires et marxistes ; elle peut aussi donner à réfléchir aux écologistes les plus avancés dans la rupture avec le capitalisme.
Nous avons dit que l’autogestion n’était pas une réponse clés-en-mains à tous les problèmes. Pourtant qu’on ne vienne pas dire : ‘à quoi sert-elle ?’. Car la vraie question est : y a-t-il une autre solution démocratique pour renverser le système capitaliste à l’agonie ?
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