Joël Martine, Marseille
Article d’information et d’analyse écrit pour l’Université d’Eté d’ATTAC-France (Nîmes, 26-29 juillet 2013)
Fralib, à Gémenos à côté de Marseille, c’est l’usine de fabrication des sachets de thé Lipton de la marque Eléphant pour le marché français, ainsi que de tisanes de la même marque.
La maison-mère, la multinationale Unilever, a annoncé en septembre 2010 son intention de fermer le site. La production a été arrêtée en juillet 2011, et transférée aux usines de Bruxelles et Katowice (en Pologne, où les salaires sont plus bas). Depuis, les salariés, avec leurs syndicats CGT et CGC, se battent pour leur emploi, enchaînant actions spectaculaires, appel au boycott de Lipton, et guérilla judiciaire : trois PSE (Plan de « Sauvegarde » de l’Emploi) présentés par Unilever ont été retoqués par les tribunaux. Les Fralib ont tiré le bilan de l’échec de nombreuses luttes récentes où les salariés n’ont obtenu au mieux qu’une augmentation des indemnités de licenciements, ou des reclassements laissant une partie d’entre eux sur le carreau. Ils ont envisagé de se porter collectivement candidats à la reprise de l’entreprise, éventuellement aux côtés d’un repreneur capitaliste, et en sont venus finalement à un projet de coopérative de production (scop), finalisé en novembre 2012 avec l’appui de l’Union Régionale des scop de Paca. Leur lutte est devenue un modèle de résistance et d’alternative au pouvoir du capital.
Depuis que leur projet de scop est au point, les Fralib demandent deux choses : qu’Unilever s’engage à leur fournir pendant 5 ans les volumes de thé nécessaires à une période de transition, et leur cède la marque Eléphant. Cette marque, reconnue par les consommateurs, symbolise la légitimité de la présence de l’entreprise en Provence : créée à Marseille en 1896 par une entreprise familiale, elle fut rachetée en 1970 par la multinationale. Les dirigeants d’Unilever refusent tout compromis, il apparaît clairement qu’ils veulent casser un collectif d’ouvriers porteur d’une solution solide et qui pourrait faire école. Face aux tentatives d’Unilever de leur faire accepter des départs individuels assortis d’un chèque, la cohésion des travailleurs est restée intacte, et les syndicats demandent une intervention décisive du gouvernement, comme l’avaient proposé le candidat Hollande puis le Ministre du redressement productif Arnaud Montebourg.
Depuis des années Unilever n’a fait que concentrer ses productions en supprimant des usines en Europe. Rien que parmi les usines Fralib, l’usine de thé du Havre a été fermée en 1998, l’usine de soupes en sachet Royco à Dissay près de Poitiers a été fermée en 2000, et l’entreprise de thé Compagnie Coloniale, également à Dissay, a été vendue.
Donc les ouvriers de Fralib Gémenos, dans leur bras de fer avec Unilever, ne luttent pas seulement pour leurs emplois, mais aussi contre la délocalisation des productions alimentaires. Dans le projet de scop il n’y a pas seulement ce qu’on souligne souvent : la prise en main de la production par les travailleurs. Il y a aussi, c’est ce que je voudrais montrer, la construction d’une alliance du peuple pour et par une prise en main citoyenne de l’économie. Le défi est à la fois riche en espérance, et difficile à relever. Car une multinationale, c’est tout une organisation de la production qui non seulement dépossède les travailleurs mais court-circuite les collectivités locales et l’Etat.
Il faut savoir que depuis 2001 l’établissement Fralib de Gémenos, comme les autres sites de production d’Unilever, n’a plus aucune autonomie de gestion et encore moins de stratégie. De 2001 à 2007 il n’avait déjà plus de service de commercialisation : il livrait l’ensemble de ses produits à Unilever France, qui faisait la commercialisation. Et depuis 2007 toute la gestion de Fralib est externalisée. Fralib n’est même plus propriétaire des matières qu’elle utilise. Et plus aucune recherche-développement ne se fait sur le site. Unilever a mis en place en 2006 une entreprise de gestion financière et commerciale pour l’ensemble de ses sites de production en Europe, USCC (Unilever Supply Chain Company : la Compagnie de la chaîne d’approvisionnement Unilever), basée comme par hasard en Suisse. Toutes les marchandises entrant et sortant de Fralib et tous les flux financiers sont propriété d’USCC. Donc dans l’organigramme d’Unilever il y a une totale centralisation du pouvoir de décision à l’échelle européenne. Un établissement comme Gémenos n’est plus qu’un atelier de transformation. Les ouvriers et l’encadrement local ont été dépossédés de tout pouvoir de décision. De par la concentration de la propriété des marchandises et des capitaux entre les mains d’USCC, les profits qui résultent des productions faites en France sont comptés comme profits d’USCC en Suisse… où l’impôt sur les bénéfices est beaucoup plus bas. Par ce tour de passe-passe à la limite de la légalité mais toléré par les gouvernements successifs, des millions d’Euros échappent chaque année au fisc français.
En passant en scop, les travailleurs veulent fermer le robinet de cette pompe à fric internationale, et relocaliser les bénéfices, y compris pour le fisc de la République. Le passage en scop est donc un énorme défi pour les travailleurs mais aussi pour les pouvoirs publics français : il s’agit de reconstruire de A à Z une « entreprise souveraine » avec les moyens de son autonomie. Service commercial, prévision, recherche, finances, direction, c’est tout cela qui devra être reconstitué pour que la scop soit viable et pour que les travailleurs décident eux-mêmes de sa stratégie, dans une concertation réelle avec les collectivités locales, qui jusqu’à présent face à Unilever n’ont pas voix au chapitre.
Les Fralib ont obtenu un soutien concret des collectivités locales. Les Conseils Régional et Général et la municipalité d’Aubagne ont financé la réalisation d’une étude qui fut une étape vers la mise au point de l’actuel projet de scop. La Communauté Urbaine Marseille-Provence-Métropole a préempté le terrain.
Que répondent les travailleurs à la question de la rentabilité de l’usine de Gémenos ? La viabilité commerciale de leur projet est reconnue. Mais l’usine de Gémenos fera peut-être moins de bénéfices qu’une usine produisant pour toute l’Europe et avec des salaires polonais … Mais à quoi bon maximiser les bénéfices financiers s’ils partent en Suisse et de là dans les poches des actionnaires ? Même moindres que ceux auxquels sont habitués les actionnaires, les bénéfices de la scop seront plus utiles non seulement pour les salariés mais pour la collectivité et pour un pilotage démocratique de l’aménagement économique local.
Le projet des travailleurs de Fralib ne se limite donc pas au passage de l’usine en propriété coopérative : il met en place une logique économique fondamentalement alternative à la logique capitaliste, mais en même temps viable dans l’environnement capitaliste existant.
Cette démarche, et les syndicalistes de Fralib le disent clairement, s’inscrit dans une perspective de transition écologique.
Actuellement les feuilles de thé, cueillies et séchées dans des pays du Sud, arrivent par bateau dans quelques ports pour toute l’Europe, comme Rotterdam et Tafford Park (Manchester). Puis le mélange de feuilles qui donne la qualité du goût (le blend) se fait en Angleterre, de même que l’empaquetage pour les marchés de Grande-Bretagne et d’Irlande. Le thé destiné au marché continental est acheminé vers les usines d’empaquetage de Bruxelles et Katowice. Et de là les paquets de thé partent vers les magasins de toute l’Europe. Au total cela fait beaucoup de route pour les camions ! Il est clair que l’arrêt des usines Fralib au Havre puis à Gémenos, qui approvisionnaient le marché français, a alourdi ce coût environnemental. L’enjeu du maintien de l’usine à Gémenos n’est donc pas seulement l’emploi, mais la préservation d’un site de production plus proche des régions de consommation. Mieux : dans le projet des travailleurs, le thé pour le marché français arriverait par bateau à Marseille, et serait mélangé puis empaqueté à Gémenos. Donc moins de transport.
En s’émancipant d’Unilever, l’entreprise Fralib pourrait aussi revenir à des méthodes de production plus saines sur le plan alimentaire, et plus locales. L’usine de Gémenos est équipée pour la technique de l’aromatisation humide du thé avant son empaquetage, par exemple pour faire du thé aromatisé citron. Autrefois les travailleurs de l’atelier d’aromatisation de l’usine recevaient tout bonnement des citrons (ou des feuilles de menthe, etc.), à partir desquels ils cuisinaient les arômes. Depuis le début des années 2000, les citrons ont été remplacés par des arômes chimiques portant le logo des produits toxiques. C’est moins cher, mais on laisse se perdre des travaux qualifiés, et pour les consommateurs les arômes chimiques entrent dans le cocktail des polluants invisibles dans l’alimentation. Les aromatiseurs cégétistes demandent le retour à des arômes naturels, ils veulent retrouver la fierté de leur travail et la confiance des consommateurs. Ce serait de bon goût aussi pour les producteurs de citron de la région. C’est peut-être un détail mais la transition écologique passe aussi par les détails ! (Certes pour la vanille il faudrait la faire venir de plus loin, mais lisez la suite.)
Il n’y a pas que le thé. Le projet de Scop TI (Thés et Infusions) prévoit un développement de la production de tisanes locales. Là encore il s’agit d’en finir avec une absurdité écologique. Pour le tilleul vendu en France, Unilever a cessé depuis longtemps de s’approvisionner auprès des producteurs locaux : les feuilles de tilleul sont achetées en Amérique latine et arrivent à Hambourg pour être empaquetées à Katowice avant d’être expédiées par camions en France ! A l’opposé, l’activité de la future scop inclut la reconstitution d’une filière régionale pour les plantes aromatiques, selon un projet élaboré en concertation avec des organisations régionales d’agriculteurs (dont Filière Paysanne ), et qui pourra ensuite s’étendre à d’autres plantes aromatiques et médicinales, qui ne manquent pas dans la campagne provençale. On s’orienterait donc vers une plus grande contribution de l’usine au tissu économique local.
Peut-être qu’un jour les Français remplaceront le thé par d’autres tisanes stimulantes à base de plantes locales, demandant moins de transport. Si les Fralibs réussissent à faire leur scop ils sauront fabriquer ces tisanes.
Un autre volet du dossier de la scop va dans le même sens : un accord de mutualisation des services commerciaux a été passé avec une PME de PACA qui fabrique des produits alimentaires régionaux et les commercialise dans la grande distribution : confitures, épicerie de luxe, produits de petit-déjeuner comme les biscottes et le miel, bref tous produits pour lesquels le thé et les tisanes sont complémentaires. Donc tout en conservant son identité de coopérative, la future entreprise pourrait coopérer avec une entreprise privée à enracinement régional (comme c’est souvent le cas dans les régions où des coopératives ouvrières sont nombreuses, par exemple en Emilie-Romagne, Italie). D’autre part cette coopération aiderait la future scop à se reconstituer un réseau commercial.
Il en va de même pour une entreprise de commerce équitable de thé, notamment bio, et autres denrées d’épicerie, basée dans la région. Elle propose à la future scop un partenariat durable avec mise en commun des locaux et services centraux. Elle apporterait d’une part son savoir-faire de « sourcing » (approvisionnement en matières premières), d’autre part une grande diversité de compétences dans la transformation des produits et leur commercialisation. Dans le cadre de la mise en place d’approvisionnements indépendants des réseaux contrôlés par Unilever, le commerce équitable fait partie du projet. Les Fralib ont déjà pris contact par le biais des structures syndicales avec des producteurs de thé vietnamiens. Ils font remarquer qu’une garantie de prix équitable est tout à fait faisable car le prix payé aux producteurs de thé ne représente qu’une faible part du coût total du produit après transport et transformation. Le partenariat avec une entreprise de commerce équitable permettra de combiner une production de masse pour des marques de distribution et une production plus diversifiée et plus qualitative.
Le fait que plusieurs entreprises de la région, agricoles, industrielles et commerciales, sont intéressées par une association avec la future scop, montre bien la richesse que représente pour la vitalité économique régionale le potentiel industriel de Fralib. D’autre part les partenariats qui sont envisagés donneront à la future entreprise une diversité de compétences lui permettant de choisir son évolution vers des productions plus écologiques et plus équitables, ce qui était impossible quand elle n’était qu’un maillon spécialisé dans la chaîne de production d’une multinationale commandée centralement par les financiers. En résumé le projet des travailleurs de Fralib montre comment on peut à la fois préserver le potentiel industriel et l’engager dans un processus de transition sociale et écologique.
La première condition pour cela est que la future scop soit immédiatement viable sur le plan commercial, et ait les moyens de se financer. Cela pose la question du renforcement d’institutions publiques de crédit. Dans l’immédiat les syndicats demandent aux collectivités territoriales la caution de prêts bancaires, et une participation éventuelle au capital. Il existe également des ressources privées. Un groupe d’investisseurs privés conduit par un ancien directeur commercial d’une grande entreprise de l’alimentaire s’est proposé pour racheter la marque Eléphant (à condition qu’Unilever la cède) et créer une entreprise de marketing qui serait en quelque sort jumelée avec la scop par un contrat pluriannuel. Cette proposition est décrite dans le projet de scop présenté par les travailleurs. Elle montre, comme les autres projets de partenariat, qu’une partie des managers entrent en opposition plus ou moins déclarée avec la logique des financiers internationaux, et sont prêts à coopérer avec des collectifs de travailleurs sur des objectifs ayant une forte légitimité populaire.
L’économie sociale et solidaire, avec son éthique et ses savoir-faire, est de plain pied avec cette démarche, comme le montre l’appui donné aux Fralib par l’Union Régionale des Scop, par l’APEAS (Association Provençale d’Economie Alternative et Solidaire), et jusqu’à des étudiants de l’école Euromed Management. Enfin il est envisageable que des citoyens participeront directement au financement de la future scop.
L’issue de la lutte est aujourd’hui incertaine. Il est apparu après quelques mois de présidence Hollande que le gouvernement ne chercherait pas à faire céder Unilever. Arnaud Montebourg a dit aux syndicalistes qu’il faudrait « faire sans Unilever ». Les Fralib ont obtenu l’ouverture de réunions de travail avec l’Elysée. Mais ils comptent avant tout sur la poursuite de leur lutte pour renforcer leur popularité dans l’opinion, dénoncer les diktats d’Unilever, développer le soutien mutuel entre les entreprises en lutte pour l’emploi, et aussi continuer d’enrichir leur projet et ainsi créer les meilleures conditions pour le passage en scop.
Vous pouvez vous inscrire au comité national de soutien, vous abonner à la newsletter, et soutenir les Fralibs financièrement : comitedesoutienfralibvivra@fnafcgt.fr Adresse postale : FORCE ET BON THE
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Biblio
.http://cgt.fralibvivra.over-blog.com/
. Hélène Le Cacheux, François Longérinas (Parti de Gauche) et autres, Avec les Fralib, de la résistance à l’alternative, livre: 5€, éd. Bruno Leprince, 2013,
http://www.seminaireouvrier.org
. Un document intitulé Société coopérative ouvrière provençale de thés et infusions (scop T.I) […](étude remise au Ministre du Redressement Productif le 21 juin 2012) , actualisé le 6 décembre 2012, décrit en détail le projet de scop. On peut se le procurer auprès des syndicats de Fralib mais il n’est pas sur Internet.
. http://www.autogestion.asso.fr/wp-content/uploads/2012/05/Fralib-solution-alternative-201205.pdf
. http://plusbelleslesluttes.org/?Argumentaire-contre-la-fermeture&artpage=5-5&debut_art=32
. http://www.frontsyndical-classe.org/article-5eme-semaine-de-greve-a-fralib-unilever-arnaque-les-salarie-e-s-les-clients-et-le-fisc-plus-de-200-millions-d-euros-subtilises-aux-impots-48196026.html: article de Charles Hoareau
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