Avec André Gorz, pour bâtir la civilisation du temps libéré. Petite note pour un auteur majeur.
C’est observable tous les jours : le capitalisme (alias « néolibéralisme ») marque des points tous les jours. Progressivement, mais sûrement l’âge de la retraite est programmé vers le retour à 65 ans – elle sera de fait plus tardive encore, pour tous ceux, nombreux, qui ont dû subir la précarité durant une vie professionnelle vécue quasiment « au jour le jour ». Dans l’industrie automobile, où plus de 40 000 emplois ont disparu en 3 années, pour être compétitifs les ouvriers doivent accepter de travailler plus longtemps en gagnant moins. Les 35 h hebdomadaires sont de multiples façons contournées. Le temps partiel contraint est le lot de nombreux salariés, en majorité des femmes. De la plupart des « services publics » il ne reste que le nom. La médecine, de plus en plus onéreuse est déjà largement privatisée. Le service public du logement (HLM) voit sa part réduite. De plus, même le logement dit « social » est trop coûteux pour une part croissante des locataires, notamment les 13% de la population française (sur)vit au dessous de seuil de pauvreté (964 euros mensuels, à 60 % du revenu médian).
Pourtant, il n’est pas certain que la seule augmentation du revenu monétaire soit la seule solution. L’accès gratuit (ou quasi) aux biens de premières nécessité, tels le logement vraiment social, les transports publics, la médecine, les fluides essentiels (eau, gaz,…), tout ce qui augmente le plaisir-pouvoir de vivre ne ce comptabilise pas en « pouvoir d’achat »… La littérature du mouvement Utopia argumente dans le sens d’une relative démonétarisation des relations sociales.
Présentement les Misères du présent, les difficultés de la vie quotidienne rendent impossible l’imagination créatrice pour bâtir les richesses du possible.
Contre la dictature de la marchandise-travail, les armes de la critique
Le recul incessant, les quotidiennes défaites du mouvement ouvrier (au sens large, « gauche politique » et syndicats spécialisés dans la défense des travailleurs-qui-doivent-travailler…), cette débandade est très largement explicable par la fautive position du mouvement ouvrier, par la formulation incomplète des problèmes, le diagnostic erroné, de facto, conduit à des solutions qui font problèmes. André Gorz, dont la langue maternelle était l’allemand, souhaitait vivement la traduction française des auteurs gravitant autour le « la critique de la valeur » (M. Postone, A. Jappe, R. Kurz,…) ; sur le site hautement recommandable qui accueille la critique radicale du travail (donc, de la valeur travail), un texte récent de Maria Wölflingseder permet d’aller à l’essentiel, et dans un esprit que A. Gorz aurait très certainement approuvé.
« Tous exigent du travail, du travail, du travail ! Les uns réclament une protection sociale de base qui prenne en considération les besoins, les autres une revenu universel inconditionnel. Mais nul ne s’interroge sur les raisons cachées de ces rapports absurdes qui, au mépris de l’être humain, dominent aujourd’hui le monde du travail. Avoir la possibilité de travailler moins, pour enfin se consacrer à la « vraie vie », n’est-ce pas là un rêve aussi ancien que l’humanité ? Ce n’est pas sur les tâches nécessaires à la survie que nous devrions faire porter le plus clair de nos efforts, mais plutôt sur tout ce qu’il y a au-delà de la simple satisfaction du besoin : le loisir, l’art, le jeu, la philosophie, tout ce qui rend les hommes spécifiquement humains. Aujourd’hui nous pourrions enfin réaliser ce rêve. La productivité du travail a fait un bond si formidable que tous sur cette terre, moyennant un effort minime (comparé à ceux des époques antérieures), nous pourrions manquer de rien. Mais en dépit de sa raréfaction, le travail se pose en puissance totalitaire qui ne tolère aucune divinité à ses côtés. Nous persistons à vénérer le travail comme un fétiche, comme s’il était doué de pouvoirs magiques. »
Le fétichisme du travail et de la marchandise sont bien les principaux obstacles à une reconversion de l’économique (voire hors l’économique). La reconversion nécessaire et possible procède (rait) tant dans une limite de la production matérielle, que d’une écologie mentale (actualisation des « armes de la critique ») permettant de « décoloniser les imaginaires » (S. Latouche).
A défaut, le combat sur le terrain du capitalisme, avec les armes de son choix est un combat perdu d’avance. Les défaites ainsi rendues fort probables, sont lourdes de menaces. Un glissement progressif, mais inexorable vers un néo-darwinisme barbare n’est pas à exclure.
Le temps libéré, la production de soi
En 198O, dans Adieux au prolétariat, André Gorz écrivait : « Le marxisme est en crise parce qu’il y a une crise du mouvement ouvrier. Le fil s’est rompu, au cours des vingt dernières années entre le développement des forces productives et le développement des contradictions de classes. »
La crise du mouvement ouvrier (au sens large, politique et syndical), résulte d’un défaut d’analyse, de l’incapacité idéologique et culturelle de rompre avec la quasi religion du travail, dont la mise en actes, toujours, est au service du patronat. « Nous avons à faire en France, plus encore que dans les pays voisins, à une campagne idéologique soutenue pour verrouiller l’imagination sociale (nous soulignons), pour accréditer l’idée que le travail salarié est la seule base possible de la société et de la « cohésion sociale », que sans emploi, on ne peut rien faire, on ne peut disposer d’aucun moyen de vivre « dignement » et activement. » Il s’agit bien de perpétuer « La misère du présent, en opposition aux richesses du possible.»
La ruse de la (dé) raison capitaliste, c’est le système « contraignant tous à se battre pour obtenir ce travail, que par ailleurs il abolit ». « Or, le capitalisme n’a pu se développer qu’en abstrayant le travail de la personne qui le fait, de son intention, de ses besoins, pour le définir comme une dépense d’énergie mesurable, échangeable contre n’importe quelle autre et dont les prestataires, les « travailleurs », sont à beaucoup d’égards interchangeables. »
Paradoxalement, le Médef, auparavant le Cnpf, ont très bien perçus l’évolution culturelle, le changement des mentalités qui s’opérait dans une importante minorité de la classe ouvrière, il était urgent pour les entrepreneurs de mettre en branle une contre offensive idéologique (la valeur travail est remise au goût du jour), la « nécessité » du travail-emploi est de nouveau rendu nécessairement désirable, via la contrainte de revenu pour vivre. La « rareté » de l’emploi est bien sûr une stratégie fondée sur le refus de la réduction du temps de travail, que les gains de productivité rendent pourtant nécessaire et possible (cf. Maria Wölfingseder plus haut).
Plus c’est gros, mieux ça passe : « Nous vivons plus longtemps, donc ( ?!), il faut travailler plus longtemps.» La retraite sera donc ( ?!) fort tardive. Demandez au locuteur qui articule cette ineptie économique de vous expliquer les raisons du donc, de l’implication (il)logique.
Pourtant, sourdement, discrètement (la surveillance, le contrôle répressif se sont perfectionnés), le refus du travail-tripalium, l’exigence de vivre sa vie dès maintenant, est toujours mise en œuvre par une partie des chômeurs et des « exclus ». Il faut bien vivre et sans attendre le petit matin d’après le Grand Soir…
Ainsi subsistent discrètement des minorités d’importance créative et André Gorz, observant leur style de vie : « Ceux qu’on appelle les « exclus »ne sont pas tous des victimes qui demandent à être « réinsérées », ce sont des gens qui choisissent une vie alternative, en marge de la société. Mais s’ils sont marginaux, c’est qu’ils sont condamnés à n’être que des individus donc impuissants à rien changer. Mais si vous avez un mouvement qui regroupe tous ceux qui entendent travailler moins et consommer moins et vivre autrement et qui les regroupe dans le but politique (nous soulignons) de militer pour un changement de la façon de vivre, de produire et d’être ensemble, alors vous avez une traduction des choix individuels en choix collectifs dont l’énoncé va déclencher des débats, des conflits, s’inscrire dans l’espace public, obliger à la prise en compte de questions jusque-là négligées et faire évoluer le niveau de conscience. »
Bien qu’éclaté entre diverses tendances, le mouvement pour la décroissance sûrement peut être mis au compte des tentatives d’organisation collectives, politiques, d’une mise en visibilité des expérimentations actuellement en cours de tous ceux qui, au présent, essaient de vivre et d’incarner (non sans contradictions) le changement général dont ils souhaitent l’avènement. Précisons, pour ceux qui ne le savent pas encore ( ?) que 1 – la décroissance est sélective, 2 – elle exige une réduction draconienne des inégalités, 3 – une redéfinition de la richesse (distincte de la valeur ajoutée),…
Le temps libéré et par une réduction féroce du temps de travail ( qui a lieu tous les jours sous la forme capitaliste de la croissance du chômage), par la production de valeur d’usage durable (l’obsolescence planifiée est une contrainte de revenu, qui impose un allongement de la contrainte travail-emploi, sans compter les difficilement réparables dégâts écologiques,…), la décroissance de la nécessité du travail-production ouvre (ouvrirait) de nouveaux espaces politiques et sociétaux où la production de soi pourrait devenir l’œuvre qui donnerait sens à la vie. Ce nouvel usage du temps (celui de la vie examinée), comme expression du refus du « métro-boulot-dodo », dessine l’opportunité conquise de poser l’authentique question : qu’est-ce que je veux faire de ma vie ?
Alain Véronèse.
Mai 2013.
André Gorz petite bibliographie, avec, en plus, pour le plaisir, celle de quelques auteurs de la « critique radicale de la valeur. »
. Les chemins du paradis. Galilée (1977). Métamorphoses du travail, Folio essais (2004), Misères du présent, richesse du possible, Galilée (1977). Adieux au prolétariat, Galilée (198O), Capitalisme, socialisme, écologie, Galilée (1991, )Ecologica, Galilée (2008).
. Vie et mort du capitalisme, Robert Kurz, Lignes (2011), Avis aux naufragés, Lignes (2012). Anselm Jappe, Crédit à mort, Lignes (2012). Temps, travail et domination sociale, Moishe Postone , Mille et une nuits (2009).
Le site « Perspectives gorziennes » est hautement recommandable. Une partie de citations de cet article est tirée de l’entretien donné au site « Kiosque ». Egalement, sur le net : Critique radicale de la valeur.
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