Révolutions du XXIe siècle : Temps court ou processus de révolution longue ?
Publié le dimanche, 28 avril 2013 dans Autogestion, Ecologie, Féminisme, Gauche de combat, International, Notre Projet
Atelier organisé par « Rouge et Vert » (France) et de RAID- ATTAC/CADTM (Tunisie) lors du FSM de Tunis
Bruno Della Sudda
1 – POURQUOI LA REVOLUTION LONGUE
A- La singularité du coup de tonnerre d’octobre 1917 en Russie est celle d’un temps court et d’une rupture fulgurante vécue comme telle par des dizaines de millions dans toute l’Europe.
La puissance de l’événement et l’immense lueur d’espoir qu’il a jeté sur le monde ne pleine boucherie de la Première guerre mondiale en a fait un modèle révolutionnaire et un paradigme combiné au bolchevisme, à la fois en tant que stratégie et conception du parti dirigeant, pour des générations de révolutionnaires et comme événement référence de la gauche communiste et de la gauche radicale du XX° siècle particulièrement en Europe.
La force de cet événement érigé en modèle nous a fait oublier les caractéristiques générales des révolutions, révolution russe comprise, qu’on ne peut réduire à une rupture mais qui sont faites d’une accumulation de ruptures plus ou moins importantes, plus ou moins radicales, étirées sur un temps plus long.
Les révolutions sont des processus, au temps plus long et des phénomènes non-linéaires
B – C’est vrai pour les révolutions qui ont suivi 1789, à la fois bourgeoises et populaires, liées à l’émergence des Etats-nations, mais aussi pour les révolutions anticapitalistes et anti-impérialistes du XX° siècle comme la révolution chinoise (dans une typologie, on dirait que c’est moins pour les cas du Cuba ou le Nicaragua).
Par ailleurs, on retrouve cette caractéristique de processus dans d’autres transformations de la société au Nord puis à l’échelle planétaire qui peuvent aussi être qualifiées de révolutions au sens large et culturel du terme, telles que le féminisme, la scolarisation de masse ou les mouvements de contestation culturelle contemporains des « Trente glorieuses » : ce sont des révolutions en tant que processus et cette caractérisation peut aussi s’appliquer à l’écologie (même si, comme le féminisme, on peut aussi caractériser l’écologie comme mouvement d’émancipation).
Enfin, la révolution anticoloniale illustre aussi ce temps étiré, cette dimension de processus : amorcée dans la première partie du XX° siècle et amplifiée après la seconde guerre mondiale, elle achève dans les décennies 1960/1970 sa première phase (si on met de côté les cas particuliers de domination coloniale maintenue par des pays du Nord -comme les « confettis de l’empire français »- ou encore le phénomène spécifique de la création en 1948 de l’Etat d’Israël).
On peut considérer qu’une confiscation des révolutions anticoloniales s’opère ensuite avec l’arrivée au pouvoir de bourgeoisies locales adossées aux diverses formes de néo-colonialisme, ou la mise en place de pouvoirs autoritaires liés au Bloc de l’Est du temps de la Guerre froide.
Cette confiscation prend de nouvelles formes avec l’échec de constitution du Tiers-Monde en « force politique globale » à l’échelle mondiale, puis le tournant des années 1990 sous la direction du FMI, les plans d’ajustement structurel et la crise de la dette.
Mais on peut émettre l’hypothèse que les peuples du Sud ont amorcé dès la fin du XX° siècle et ensuite une seconde phase du processus de révolution anticoloniale : l’appropriation par les peuples d’une souveraineté populaire jusque-là confisquée depuis leur indépendance et leur constitution en Etat-nation.
Voilà pourquoi nous parlons de révolutions longues, en tant que processus du changement de société.
2 CONSEQUENCES ET LIENS
A – Les changements en Amérique latine -que nous préférons appeler Amérique Indo-afro-latine pour reprendre ici la caractérisation proposée par Franck Gaudichaud dans «Amérique latine : émancipations en construction », auquel a participé notre ami et camarade Richard Neuville – et dans le monde arabe relèvent d’une dynamique émancipatrice globale, à la fois démocratique et sociale.
La dimension démocratique correspond à cette aspiration forte et profonde liée aux transformations des sociétés dans lesquelles se combinent processus de sécularisation -élément-clé : c’est un processus continu qui invalide la thèse superficielle du retour du religieux- , fin de la transition démographique -autre élément-clé sous-estimé ou ignoré par de nombreux observateurs- et poussée irrépressible des femmes, comme des peuples dits indigènes, dans leurs exigences d’émancipation et d’égalité des droits.
Déjà moteur des révolutions anticapitalistes du XX° siècle et beaucoup mieux connue de nous tous et de nous toutes, la dimension sociale, avec l’exigence renouvelée du partage des richesses, est bien entendu omniprésente dans les processus en cours.
A l’interface de la dynamique démocratique et de la dynamique sociale, enfin, c’est l’un des ressorts fondamentaux des processus en cours : le refus total de la corruption et, lié à lui, le rejet d’un monde politique corrompu.
Dans les processus révolutionnaires en cours, toutes ces dimensions sont articulées les unes les autres et des ruptures significatives ont déjà eu lieu dans ces deux dimensions, tant sociale que démocratique en Amérique Indo-afro-latine, mais surtout dans la dimension démocratique et bien peu à ce jour dans la dimension sociale pour ce qui est du monde arabe.
Nous émettons une hypothèse : ces processus sont bien vivants et même quand ils sont gravement menacés, ils continuent car nulle part, malgré les dangers et les forces contre-révolutionnaires qui les menacent, il n’y a eu de retour en arrière et de rétablissement des dictatures et des régimes renversés.
Pour nous, cet élément n’a rien d’anodin : il est essentiel pour comprendre et pour agir.
B – Dans ces processus, les mobilisations citoyennes, les mouvements sociaux, sont d’une importance vitale ; les unes et les autres sont le meilleur point d’appui pour la continuation de la révolution, contre les dangers et les menaces qui la guettent.
Dans ces processus de révolution longue, nous accordons la plus grande attention, dans les lieux de travail et d’étude, dans les territoires à toutes les échelles, à l’auto-organisation et à l’autogestion.
En prenant nos affaires en mains, en réduisant les phénomènes de délégation de pouvoir et de personnalisation de la vie politique, nous montrons qu’un autre monde est possible, nous apportons la preuve de l’alternative au capitalisme comme possible.
Nous pensons que l’autogestion ne saurait attendre la possible rupture majeure qui couronnerait le processus, celui de l’expropriation capitaliste, et que l’autogestion est à la fois un but, un chemin, un moyen.
Enfin, le monde actuel est sous la menace d’une crise de civilisation, une crise systémique, multiforme et globale du capitalisme : économique et financière avec des conséquences sociales très graves, démocratique car la démocratie représentative a montré ses limites et arrive à épuisement, géostratégique avec le début de la fin de la domination du Nord -ce dont nous nous réjouissons- mais c’est aussi une crise écologique majeure avec l’épuisement du modèle industriel et productiviste, et le refus de la fuite en avant productiviste, les exigences d’un autre développement et du « buen vivir ».
C’est pourquoi aux dimensions démocratiques et sociales s’ajoute une dimension écologique, à la fois dans la révolution longue et comme élément décisif d’un projet de société alternatif à l’ordre capitaliste.
C – Les échecs des révolutions anticapitalistes du XX° siècle ont plusieurs causes et celles-ci sont présentes très rapidement au lendemain de la révolution russe d’octobre 1917, quelque soit le prestige et la portée immenses de cette révolution, Confiscation par le parti unique/bureaucratisation/disparition de l’auto-organisation-du contrôle ouvrier et populaire et de l’autogestion/ recul des libertés et répression puis terreur d’Etat… ces phénomènes négatifs et régressifs ne sont pas compensés par des progrès éducatifs, sociaux et culturels pourtant bien réels.
C’est à la lumière de cette expérience tragique que la révolution longue doit s’appuyer sur l’autogestion, la construction d’un pouvoir populaire exercé directement par les citoyens et les citoyennes, et la vigilance pour que la révolution ne soit confisquée par aucune force politique ou autre prétendant représenter le peuple.
Sous nos yeux, tant dans l’Amérique Indo-afro-latine que dans le monde arabe, c’est le plus souvent une palette de différentes forces, citoyennes, associatives, syndicales, politiques, parfois sous forme d’alliances et de fronts larges, qui donnent l’impulsion et rendent vivants les processus en cours : c’est, dans une certaine mesure, une forme d’alternative aux vieux partis-dirigeants qui avaient confisqué les révolutions anticapitalistes du XX° siècle.
3 LA REVOLUTION LONGUE SOUS NOS YEUX
L’Amérique Indo-afro-latine est bel et bien, depuis près d’une vingtaine d’années, une « zone de tempêtes du système-monde capitaliste », pour reprendre une autre expression d’ « Amériques latines : émancipations en construction ».
C’est bien d’un processus dont il s’agit, marqué dans de nombreux pays, par des ruptures partielles mais importantes tant sur le plan démocratique que social.
Des politiques publiques de redistribution des richesses et de priorité aux budgets éducatifs et sociaux, aux multiples expériences de germes de pouvoir populaire et de démocratie active (à travers notamment les entreprises récupérées et coopératives, les pratiques du budget participatif dans les territoires), en passant par les thématiques écologistes anti-extractivistes et le « buen vivir », ce sont des ruptures avec les dogmes néolibéraux et les vieilles logiques productivistes qui sont à l’œuvre et ouvrent une prometteuse dynamique, signe d’espérance à l’échelle mondiale.
Cette dynamique n’est certes pas sans contradictions et sans limites et les interrogations sur l’avenir du processus au Venezuela sont dans toutes les têtes.
La situation dramatique en Syrie et la non-résolution de la question emblématique palestinienne, les menaces sur le processus en Egypte comme en Tunisie, la situation de chaos en Libye, tout cela n’empêche pas de mesurer le chemin parcouru dans le monde arabe : c’est bien celui d’une révolution longue.
La soif de démocratie, d’égalité, de partage des richesses ne peut disparaître.
Les mobilisations populaires de la fin 2012 et du début 2013, tant en Egypte qu’en Tunisie, ainsi que la vitalité et la force des luttes sociales, nous confirment la défense des premiers acquis de ces processus révolutionnaires par les femmes, la jeunesse et le monde du travail.
En Europe, nous n’oublions pas ce que les nouvelles luttes et mobilisations comme celles des Indignados, à travers lesquelles s’exprime une nouvelle culture politique faite de radicalité sociale et d’aspirations à la démocratie réelle et à l’autogestion, doivent aux révolutions arabes dont elles se sont parfois revendiqué explicitement.
Le mouvement altermondialiste et les forums sociaux doivent nous permettre de prolonger les échanges, de partager les réflexions et de faire connaître largement tous ces germes d’un autre monde possible, d’un autre monde nécessaire.
Bruno Della Sudda
Tunis, 27 mars 2013
Post-scriptum : s’il est impossible de restituer la richesse du débat de cet atelier, on retiendra notamment trois éléments. Le premier est que les échanges ont porté à la fois sur la révolution longue et sur les processus qui se déroulent sous nos yeux en Amérique Indo-afro-latine, la situation du Venezuela ayant été largement évoquée par plusieurs prises de parole dans la salle. Le second élément est la place de l’islam en tant que référence religieuse et culturelle fortement majoritaire pour les peuples arabes en marche, qu’on ne saurait confondre avec l’islamisme politique qui, lui, combiné à des options économiques néolibérales, menace ces processus en cours en Tunisie comme en Egypte. Enfin, un troisième élément, abordé en conclusion de l’atelier, est l’enjeu du scrutin européen de 2014 : ce devra être l’occasion de dire haut et fort ce que nous exigerons de l’UE en particulier en matière de politique méditerranéenne car sa dette politique est lourde vis-à-vis de la dictature tunisienne que l’UE, comme le FMI, a soutenue avec cynisme et ténacité pour mieux encourager l’une et l’autre la dictature tunisienne dans sa fuite en avant néolibérale. Pour soutenir le processus révolutionnaire tunisien, nous, citoyennes et citoyens de France et de l’UE, exigerons le refus de la part de l’UE -et de ses pays-membres comme la France- d’honorer la « dette » de la Tunisie dont le peuple tunisien n’est en rien responsable et qui justifie aujourd’hui la poursuite du néo-libéralisme par l’actuel gouvernement de ce pays !
A noter sur cette dernière question une très longue et excellente interview accordée par MC Vergiat, eurodéputée (région PACA) du FdG, au quotidien « Le Temps » du 30 mars 2013.
Soyez le premier à poster un commentaire.