L’AEROPORT ET SON MONDE ? Tribune libre de Patrick CONDE
Patrick Condé est un militant engagé dans la lutte conte le projet d’aéroport de Notre-Dame des-Landes. A ce titre, il est investi dans le Collectf 81 NDDL . Il a accepté que nous publiions, en Tribune Libre, le point de vue ci-dessous:
« Hier soir; on parlait de l’opposition au modernisme. Ce n’était sans doute pas le moment d’en débattre plus à fond. Je ne partage pas vraiment ce point de vue, ce n’est pas dans ce sens que je m’oppose au projet d’aéroport à NDDL.
Et comme toutes les tendances s’expriment librement à l’occasion de cette lutte, j’ai tenté de clarifier ma position dans un billet que je proposais au site de la Zad, mais qui sans surprise de ma part ne passera pas cette fois. Vous comprendrez pourquoi en le lisant, si cela peut vous intéresser. »
Après une journée de boulot je me suis rendu le 15/01 à la réunion du Comité81 de lutte contre l’aéroport de NDDL à Graulhet; puis le 18 ou 19/01 j’irai sans doute à Toulouse pour une journée d’action contre Vinci ; auparavant le 9/01 j’étais à Gaillac pour une journée d’action contre l’aéroport et le projet de barrage sur le Tescou et le soir même à Toulouse pour décider des modalités d’action pour les 18 et 19 janv., et la veille encore à Toulouse toujours pour une soirée sur les Grands projets inutiles imposés ; sans compter ma participation à 20 kms de chez moi à un autre petit comité qui lutte lui aussi à sa façon contre l’aéroport de NDDL. Habitant dans le Tarn en pleine campagne, les transports en commun étant ce qu’ils sont et même malgré l’aide de quelques co-voiturages bienvenus, j’aurai parcouru en bagnole rien que pour ces allers et retours environ 600 bornes en moins d’une semaine.
Entre tous ces déplacements, de nombreux échanges de mails et de coups de téléphone pour s’organiser, bref l’ordinaire de la lutte pour qui s’y est engagé(e), dans les conditions techniques imposées par le monde contre lequel précisément on lutte.
Je ne dis pas ça donc pour faire preuve d’implication ou de dévouement, mais parce que le soir de la rencontre à Toulouse sur les Grands projets inutiles imposés, quelqu’un en fin de séance est intervenu pour dire qu’il s’étonnait fort de ne pas avoir entendu, parmi toutes les critiques qui fusaient, une critique en règle contre la technologie et sa tyrannie, la source selon lui de tous nos maux.
Alors j’observais attentivement ce jeune gars qui, très à l’aise avec son micro sans fil, nous disait à quel point c’est la technologie qui nous opprime et c’est ce monde-là (de l’aéroport selon lui) qu’il faut abattre ; il nous parlait pendant 10 bonnes minutes dans un micro pour nous dire qu’il fallait rompre avec le monde du micro qu’il tenait à la main, objet technique aliénant s’il en est car produit lui aussi de la haute technologie hi-fi (il ne le disait pas comme ça bien sûr, c’est moi qui le comprenais et le déduisais ainsi); il y avait d’ailleurs 3 micros qui circulaient dans la salle, avec ampli et hauts-parleurs bien entendu, pour se faire entendre de 150 personnes environ réunies dans un amphi. pouvant en contenir guère plus du double.
Qu’est-ce que cela veut dire ? Que devais-je en déduire de mes 600 bornes aliénantes au volant de ma bagnole, de mon regret qu’il n’y ait pas plus de transports en commun (modes de transport eux aussi très sophistiqués technologiquement), de ma participation à cette soirée sonorisée ? Le gars citait avec joie Jacques Ellul, Théodore Kaczinski, je m’attendais aussi à ce qu’il aligne le collectif grenoblois Pièces et main d’œuvre, René Riesel, Bernard Charbonneau, Gunter Anders,… . Il n’avait peut-être pas la moindre idée de la chaîne technologico-industrielle qui avait produit le fauteuil plutôt moelleux dans lequel il était assis, ni de la conception par les ingénieurs et architectes de l’amphi. où il se trouvait, pas très heureuse je le reconnais bien que reproduisant à l’infini la forme de l’hémicycle ou de l’amphithéâtre antique, lieux à la fois de pouvoir et de démocratie supposée. Ou peut-être en avait-il l’idée, mais alors il s’y lovait comme au creux de la gueule du loup.
Une premiere sensation alors pour moi : quand on reparle de l’assemblée (ou de démocratie mais le mot est de plus en plus chargé de suspicion, à tort car la démocratie n’est pas un régime politique et surtout pas celui de nos oligarchies qui se planquent derrière), quand on invoque la communauté de parole la plus proche, « à portée de voix », il faut commencer par admettre que très souvent encore c’est à portée de voix désormais amplifiée, ce qui change singulièrement la donne, nous sommes loin en effet de l’injonction de Rousseau. Faut-il le regretter ou non ? Je n’en sais rien, mais il est sûr que porter la voix, justement, pour se faire entendre sans micro n’est pas trop dans les pratiques du jour, sauf peut-être sur la Zad, je ne sais pas.
Mais il y a plus. Que dire des hackers Anonymous accros à l’ordi. qui sont venus prêter main forte sur la Zad ? Que dire des murs de son installés sur scène pour les concerts de rock, de tout le matos hi-fi qui alimente alors les instruments électriques et les voix amplifié(e)s, que dire encore de la musique techno et de son écoute qui, si j’ai bien compris, prend son pied en s’approchant le plus près possible des baffles pour s’en prendre plein la tronche et les tripes ?
Je ne jugerai certainement pas ces pratiques comme aliénantes (même si je déteste la techno). Simplement, l’aliénation me semble être un concept qui tantôt nous éclaire, tantôt nous aveugle, en particulier quand on la rapporte à la technique et à la technologie. Il y aurait beaucoup à dire à ce sujet, et on pourrait aligner les noms d’une généalogie toute autre que celle des anti-industriels et technophobes. Mais je n’ai pas envie de faire démonstration de savoir, d’autant que le mien reste très modeste et je n’ai aucune leçon ni doctrine orthodoxe à asséner.
Je dirai simplement que, d’après ce que je vis d’abord au quotidien, et d’après ce que j’ai pu chercher à comprendre du monde dans lequel nous vivons tous, environnés d’une foule d’objets techniques et technologiques et de machines diverses, je me range plus du côté de celles et ceux qui pensent qu’il est urgent en effet de faire une critique très sérieuse du progrès destructeur mais à partir des sciences et techniques, à l’appui de celles-ci et non contre elles.
De ce côté, on déclare volontiers que l’émancipation du monde de la technocratie passe par la réunion en une seule unité des techniques et des technologies, non par leur dissociation qui permettrait, à faux, de faire la critique de la technologie à partir de la technique qui serait, elle, le propre de l’homme (prolongement de son bras dans l’outil, etc), et qui serait la réponse opposée aux technocrates qui jugent à l’inverse l’obsolescence de la technique à partir de la technologie en ne jurant que par elle sur le mode « puisque techniquement peut le faire, faisons-le », ou en déclarant sans vergogne que Fukushima est aussi pour le nucléaire français un « retour d’expérience ».
De ce côté encore, on s’oppose au nucléaire, aux OGM, aux grands projets inutiles et imposés, … mais parce que ceux-ci représentent la technocratie, non la technologie. Et cette opposition peut être radicale, pas celle d’une simple posture écologique.
Dans un billet précédent de novembre, je relevais déjà le risque de confusion contenu dans la formule à la fois heureuse et à l’emporte-pièce « contre l’aéroport et son monde ». Je demandais déjà : que penser des pilotes de ligne qui s’y opposent eux aussi? J’ai lu récemment la lettre de l’un d’entre eux adressée à Hollande, de fait il démonte longuement, point par point et avec brio, le projet d’aéroport et son inanité technique, économique et politique, mais avec un langage technocratique et gestionnaire dominant qui peut faire frémir, notamment parce qu’il serait censé être le seul audible pour le pouvoir. On pourrait dire que ce pilote fait partie du sérail, que c’est un faux ami, un faux allié, que son argumentaire est pourtant opportun parce qu’il faut faire feu de tout bois, mais qu’il reste englué malgré tout dans le pire monde de l’aéroport. Peut-être.
Il me semble pourtant plus judicieux de mettre en rapport, comme on commence de plus en plus à le faire dans la lutte, ces gigantesques projets d’infrastructure juteux pour leurs promoteurs et exploitants, bousillant tout sur leur passage avec leur béton et leurs citadelles de verre, et la cure d’austérité drastique que, en proportion inverse, violente et scandaleuse, les gouvernements de droite et de gauche veulent nous faire avaler. Non pas qu’en période de « croissance » glorieuse ces projets seraient plus justifiés ; mais parce que le tout économique, l’économie comme exigence première et règle d’évaluation de toute chose implique et impose cette tyrannie de la croissance, ce déséquilibre constant, cette extension des mégalopoles, ces pôles de compétitivité régionaux ravageurs et délirants au détriment des terres arables, d’une agriculture saine et non soumise aux rendements, et donc de notre santé physique et mentale.
Bref, c’est bien sûr le capitalisme qui est en cause, mais j’ai l’impression qu’il sera de plus en plus nécessaire de préciser l’angle d’attaque que l’opposition exemplaire à ce projet d’aéroport nous offre, sans nous contenter de l’inflation des qualificatifs anti-capitaliste, anti-productiviste, anti-développementiste, anti-raciste, anti-sexiste,… autant de contestations qui disent l’ampleur de la révolte légitime que je partage complètement, mais en faisant gaffe, c’est mon souci du moins, de ne pas jeter les sciences et les techniques avec l’eau du bain. Suis-je pour cette raison réformiste ? (j’ai envie de dire : rassurez-vous, je ne suis ni à ATTAC ni un décroissant)
Car celles, ceux qui tiennent à parler de sciences et de techniques au pluriel, contre La Science et La Technologie (le scientisme) soutenant la technocratie, sont à nos côtés ; et ce ne sont pas des vendus à la technophilie ni aux technosciences avec ce qu’elles contiennent d’arbitraire et de destructeur. Ils cherchent à repenser ce qui, entre villes et campagnes, mais aussi bien entre industrie et artisanat, entre monde scientifique et technologique et monde « magique », serait à expérimenter, à se ré-approprier, à ré-échanger comme savoirs et savoirs-faire, en vue d’un bouleversement profond des systèmes de domination, de contrôle, d’enfermement et de profit qui nous étouffent aujourd’hui. Et elles et ils cherchent à le faire dans les luttes également, pas seulement dans leurs labos ; il y en avait plus d’un, plus d’une à la manif. du 17 novembre, et encore dans les comités aujourd’hui. Cela n’a rien à voir évidemment avec une heureuse cohabitation entre Monsanto et le commerce équitable.
Autrement dit, les marteaux, clous, visseuses, tronçonneuses, planches venant de la scierie solidaire, outils de jardinage, vélos, véhicules, tracteurs, toiles de chapiteaux, matériel de récupération en tout genre, sites internet et blogs pour la lutte et l’occupation et la mise en culture, etc, sont autant de moyens qui, provenant du même monde technique et technologique que le monde de l’aéroport se retournent contre lui ou plutôt font clivage en lui, et c’est heureux.
Ces moyens ne peuvent que faire réfléchir à la suite à donner à un autre monde, émancipé des vampires qui avec ces mêmes moyens nous sucent le sang. Et vous pressentez bien que ce n’est pas seulement pour moi revendiquer un bon usage de la technologie contre ses mauvais usages, non plus que réclamer le communisme avant la révolution (s’il est encore permis de parler ainsi).
Le monde de l’aéroport, c’est d’abord à mon sens, non pas celui de l’avion comme machine ultra-sophistiquée qui incarnerait le mal, mais celui de la jet society, de la « classe affaire », de la vitesse des transactions commerciales, du modèle de l’entreprise exporté littéralement à tout bout de champ, des loisirs prédateurs qui vous emmènent passer le week-end en Laponie départ le vendredi retour le dimanche soir, du pôle d’attraction qu’il représente pour un développement d’entreprises nouvelles produisant de nouvelles conneries inutiles, de l’expulsion par charters des étrangers sans-papiers, des troupes de gardes-mobiles que Alliot-Marie s’apprêtait à envoyer en renfort de Ben Ali, du contrôle biométrique lors des passages pour l’embarquement, du décollage et atterrissage des avions de combat, c’est celui de la dévastation des terres, et de tout ce qu’on a dit déjà à l’occasion de cette lutte. Et pour parler, sur le même mode, du nucléaire et son monde, je ne suis pas de ceux qui pensent que la solution au nucléaire, c’est de le nationaliser ; il faut clairement en démanteler les centrales et le plus vite possible.
Mais le monde de l’aéroport que je refuse, ce n’est pourtant pas celui de la technologie. Vous me direz : que reste-t-il de l’aéroport une fois que j’ai énuméré tout ce que je n’aime pas en lui ? Il reste que c’est un transport en commun parmi d’autres, que pour qui veut aller rencontrer les zappatistes au Mexique le paquebot prendrai un certain temps, que ce paquebot est encore une énorme machine technique consommant du carburant, que la caravelle, le voilier…, il reste que lorsque je vois débarquer à Orly, venant de New-York, des jazzmen américains qui viennent donner une série de concerts en France, je m’en réjouis beaucoup, il reste que les avions remplissent un service médical d’urgence souvent appréciable (mais ça ne saurait constituer un argument pour nous traiter de réacs. rétrogrades), etc. Je sais que je peux me faire jeter en disant cela. C’est le risque que je veux prendre, parce que cette lutte est une des rares ou chacun(e) s’expose pour de vrai.
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