Si nous parlions autogestion ?
2 textes à propos de l’Autogestion, datant tous deux de 2009
L’AUTOGESTION : MYTHES ET RÉALITÉS Patrick MIGNARD 10 Février 2009
L’autogestion est hélas, aujourd’hui, plus un mythe qu’une réalité, du moins dans son sens d’alternative au rapport social dominant.
Accaparé de manière tout à fait abusive par la vulgate alternative et libertaire, le concept sert à nommer des initiatives et pratiques de toutes sortes… dénaturant trop souvent son contenu.
Comme pour toute notion dont on a abusé de l’usage, son contenu s’est dilué au point de ne plus savoir exactement de quoi il s’agit.
Pourtant, replacé dans son acceptation première, l’autogestion n’a pas dit son dernier mot et réintroduit dans la logique claire d’une stratégie de changement, il peut reprendre toute sa signification opérationnelle.
AUTOGESTION MODE D’EMPLOI
Une structure ou une démarche autogestionnaire se dit généralement pour signifier le décalage, la différence, voire la rupture avec le comportement économique traditionnel, autrement dit « marchand ».
L’autogestion se pare d’un halo d’autonomisation,… mais qu’en est-il réellement ?
« Autogestion » signifie « autonomie de gestion » ou « autonomie dans la gestion »,… Mais autonomie par rapport à quoi ?
Est-ce par rapport au contexte économique général ? Cela risque d’être difficile, à moins d’être dans une « niche économique », complètement isolée, d’être en autarcie par rapport au système dominant.
Est-ce par rapport à des principes de gestion. Dans ce cas lesquels ? Sur la répartition des revenus issus de la production ? Sur la gestion du personnel ? Du capital – investissement ? C’est le cas de nombreuses structures de types coopératives. Mais peut-on dire que les coopératives font de l’autogestion, ou sont en autogestion ?
Sur le plan interne, certainement, du moins dans une certaine mesure (contrainte du droit du travail par exemple), mais formellement, tout autre entreprise même « capitaliste » est en principe en « autonomie de gestion » – paradoxalement seule l’entreprise « nationalisée » ne l’est pas.
Sur le plan externe c’est encore plus problématique car, une entreprise, quelle qu’elle soit ne peut pas « isoler » sa gestion des contraintes du marché,… même les coopératives.
Qu’est ce donc, ou que pourrait être une entreprise véritablement autogérée ?
Toute unité de production dépend, sauf situation très particulière du marché, aussi bien quant aux prix pratiqués qu’aux coûts engagés. Le marché n’est pas qu’un élément extérieur à l’égard duquel on peut s’affranchir, il détermine aussi l’unité de production dans sa structure productive et donc dans une grande partie de sa manière d’être gérée.
Ce n’est donc pas de ce côté-là que l’on peut définir ce qu’est véritablement l’autogestion en temps que projet sociétal.
AUTOGESTION ET MODE DE FONCTIONNEMENT INTERNE
Il y a cependant une caractéristique essentielle que l’on retrouve dans les unités de production dites « autogérées », c’est celle qui fonde le principe « coopérativiste » : le producteur, le « coopérant », non seulement a un pouvoir de décision indépendant du volume de capital apporté, mais encore participe directement aux décisions et à la gestion de l’entreprise. Ce principe, en rupture avec le fonctionnement de l’entreprise classique « capitaliste », s’accompagne d’une autre condition : l’essentiel du capital est détenu, en principe, par les coopérants.
On peut dès lors parler clairement d’autogestion interne dans la mesure où les coopérateurs ont la maîtrise de l’outil de production.
Mais l’autogestion s’arrête là,… ce qui n’est pas, nous l’avons vu, sans conséquences sur le fonctionnement interne.
Autrement dit, l’entreprise « autogérée » se trouve, à la fois, devant un paradoxe et un dilemme :
être une entreprise qui veut de manière interne se libérer des principes classiques de fonctionnement de l’entreprise capitaliste, mais être totalement soumise, quant à sa vie et sa survie, à ce même système ;
être ferme d’une part sur les principes « coopératifs » de fonctionnement – en matière de gestion du personnel par exemple – et ainsi courir le risque de disparaître, et d’autre part se plier aux lois du système marchand et imiter les autres entreprises classiques.
La situation est-elle irrémédiablement bloquée ?
A priori oui, tant que ne changera pas le contexte économique dans lequel évolue l’entreprise « autogérée »… Le risque est même grand de la voir dégénérer, soit dans le sens de sa disparition, soit dans le sens de sa mutation en une entreprise classique…. Ce qui est arrivé durant le 20e siècle à de multiples « coopératives »… au point de rendre le « système des coopératives » suspect.
AUTOGESTION ET ÉCONOMIE DE MARCHÉ
Il y a indubitablement opposition entre les deux, quoiqu’elles cohabitent,… par la force des choses.
La question se pose donc : l’entreprise « autogérée », au sens où nous l’avons définie, peut- elle être un instrument de dépassement de l’économie de marché ?
Nous l’avons vu, l’adversaire le plus redoutable de l’entreprise « autogérée », c’est le contexte économique, dans lequel elle évolue.
Peut-elle le faire évoluer dans le sens de son dépassement ?
Jusqu’à présent, historiquement, et en ne s’en tenant aux faits, on ne peut réponde que par la négative, le système ayant toujours réussi à soit intégrer, soit détruire les expériences tentées.
Prise isolément, l’entreprise « autogérée » est irrémédiablement condamnée,… voir en particulier l’affaire LIP en 1973.
Multipliée, généralisée, fédérée à d’autres, élément essentiel de la constitution de réseaux alternatifs de production, de consommation, d’échanges, l’entreprise « autogérée » est à la fois la pièce maîtresse de ce nouveau monde que nous voulons construire, un élément essentiel du pourrissement et de l’obsolescence du système actuel, et un lieu dans lequel doivent se former, se forger et se développer les nouvelles pratiques sociales et solidarités.
L’encensement de l’autogestion, de même que sa condamnation pour utopie, non seulement ne permettent pas d’avoir une conception objective de ce qu’elle peut-être et surtout permettre, mais encore déforme les possibilités qu’elle peut offrir dans la perspective stratégique du changement social.
Patrick MIGNARD
10 Février 2009
Une stratégie autogestionnaire, par Bruno DELLA SUDDA
La juxtaposition des termes stratégie et autogestion peut surprendre. Le premier a une connotation militaire, tandis que l’autre renvoie à l’expression des aspirations à l’autodétermination et à l’émancipation humaine.
La stratégie, c’est, ici dans le domaine politique, le moyen de la prise du pouvoir. Mais c’est de l’autogestion qu’il faut partir : de quoi s’agit-il au juste ? Est-ce « une vieille lune », sur fond de nostalgie soixante-huitarde ? Ou s’agit-il plutôt d’une question redevenue très actuelle, à travers des pratiques mutiformes et des aspirations vivaces, tant dans le monde du travail que dans la commune ?
Nous partons d’une première hypothèse : l’autogestion est à la fois un moyen et un but. Mais alors comment la relier à la question de la prise de pouvoir et en quoi doit-elle être au coeur d’un projet alternatif au capitalisme ?
Nous partons d’une seconde hypothèse : ni consécutive au « grand soir » ni consécutive à une « révolution par les urnes », l’autogestion précède et prépare les ruptures ; l’autogestion n’est cependant généralisable que combinée au terme d’un processus, celui d’une révolution longue.
Enfin, l’autogestion invalide-t-elle la nécessité de structures organisées : associations, syndicats, forces politiques ? C’est parfois ce que nous entendons autour de nous, et il y a quelques raisons à cela. Nous pensons l’inverse : s’organiser est encore et toujours nécessaire, les structures collectives demeurent indispensables. Mais c’est la fonction de ces structures, leur rôle et leur rapport à la société qu’il nous faut repenser.
1- L’autogestion dans l’histoire : présente dans chaque crise et dans les débats du mouvement ouvrier
De la Commune de Paris (1871) à la Révolution polonaise (1980-1981), à l’Est comme à l’Ouest, l’autogestion est présente à tous les rendez-vous des crises révolutionnaires de la fin du XIX° siècle et du XX° siècle, ces moments où la question du pouvoir politique est posée à la suite de très fortes mobilisations populaires.
Dans un tel contexte, l’autogestion n’est jamais un a-priori idéologique, jamais une décision d’état-major. L’autogestion est toujours une réponse immédiate et collective, une réponse concrète à un problème concret : la vacance du pouvoir « en bas » qui entraine un processus de remise en route de la production ouvrière et paysanne par les travailleuses et les travailleurs eux-mêmes/elles-mêmes.
On retrouve ainsi l’autogestion, de manière plus ou moins forte, non seulement dans les deux exemples déjà cités, mais aussi entre-autres dans la double révolution russe de 1917, dans l’Italie des conseils du début des années 1920, en Catalogne en 1936, à la Libération en 1944 (en France et en Tchécoslovaquie par exemple), dans la Révolution hongroise de 1956, à l’occasion du Printemps de Prague en 1968, au moment de la Révolution des Oeillets de 1974-1975 au Portugal…
Plus loin de nous sur le plan géographique, l’autogestion est aussi présente dans l’effervescence de la Révolution algérienne en 1962-1963 au lendemain de l’indépendance -il s’agit d’une autogestion paysanne-, au moment de l’Unité populaire au Chili (1972), au tout début de la Révolution iranienne de 1979 (avant que la chape de plomb des mollahs ne confisque cette révolution), au Chiapas après l’insurrection zapatiste de 1994.
A chaque fois, le déploiement de ces expériences autogestionnaires prend fin quand arrive le reflux, ou à fortiori en cas de contre-révolution : l’autogestion généralisée est incompatible avec le capitalisme ou l’ordre bureaucratique.
A l’intersection des crises révolutionnaires et des débats du mouvement ouvrier, il y a le cas yougoslave et sa singularité : en 1950, l’autogestion est mise en place après la rupture entre Tito et Staline, elle devient une référence officielle à l’échelle d’un Etat, la Yougoslavie.
L’autogestion yougoslave est à la fois une autogestion « par le haut », sous la direction de l’Etat et du « parti unique » (la LCY), et une autogestion « par le bas » : celle de la mobilisation et des aspirations populaires dans la continuité de l’extraordinaire résistance autonome ayant libéré la Yougoslavie du fascisme en 1944-1945.
L’expérience yougoslave est d’une formidable richesse : on en retiendra en terme d’acquis et de limites le premier schisme dans le mouvement communiste avec une référence autogestionnaire, l’autogestion au coeur du système économique et politique, mais aussi l’autogestion corsetée dans le système du « parti-Etat » et du « parti unique », et l’articulation non-résolue entre plan, marché et autogestion (question qui nous interroge encore aujourd’hui).
L’autogestion est toujours présente dans les débats du mouvement ouvrier mais c’est souvent une présence « en creux » : elle est inassimilable par les courants majeurs que sont la social-démocratie et le stalinisme tout au long du XX° siècle, et elle est suspecte aux yeux de l’extrême-gauche classique de type trotskyste ou maoïste dans leur apogée des années 1960 et 1970.
L’autogestion ne sera défendue qu’à la marge et dans les courants critiques des partis sociaux-démocrates et staliniens, et par les courants libertaires (la faiblesse majeure de ces derniers étant de ne pas établir de lien entre l’autogestion et une stratégie transitoire posant la question du pouvoir politique).
Le cas de la France est cependant spécifique : l’autogestion deviendra après mai 68 une référence revendiquée par des secteurs de plus en plus larges du mouvement ouvrier, sur le plan politique et syndical : le PSU et de manière plus ou moins ambigüe une partie de l’extrême-gauche (ambigüe car l’autogestion est renvoyée « aux lendemains de la révolution », sauf pour les libertaires et les marxistes autogestionnaires de l’AMR), puis par le PS qui tente de capter sur le plan électoral la radicalité d’alors, par le PCF enfin de manière très formelle ; et surtout par la force montante du syndicalisme dans les années 1970, vers laquelle affluent de nouvelles générations attirées aussi par l’écologie, le féminisme et le « soutien aux immigrés » : la CFDT.
Mais l’autogestion ne se limite en aucun cas à des expériences uniquement liées aux crises révolutionnaires : elle existe aussi dans des périodes de forte conflictualité sociale, ou même en période de reflux social ou politique.
Ainsi, dans l’après mai 68, l’autogestion sera la réponse des travailleurs/travailleuses de Lip en France à partir de 1973, avec un impact international (« On fabrique, on vend, on se paie ») et la démonstration faite qu’ « un patron a besoin des ouvrier-e-s mais que les ouvrier-e-s n’ont pas besoin de patron », ou encore de Lucas Aerospace en Angleterre, expérience moins connue mais passionnante : dans ce cas, c’est aussi le contenu de la production qui a été remis en cause (et posée ainsi la question de la reconversion, en l’occurrence d’une production militaire à une production civile) par le plan alternatif élaboré en 1976 par les salarié-e-s, avec l’aide d’experts extérieurs à l’entreprise.
Plus proches de nous dans le temps, les expériences elles-aussi passionnantes de la mine de charbon de Tower Colliery au Pays de Galles (mise en lumière par le film de JM Carré, « Charbons ardents », 1999) à partir de 1994 ; ou encore de la coopérative ouvrière de Mondragon au Pays Basque aux racines anciennes et souvent considérée à partir de 1985 comme la plus importante coopérative ouvrière au monde.
L’expérience de Mondragon n’est pas isolée : elle symbolise ce qu’on pourrait appeler « l’autogestion discrète », c’est-à-dire la persistance et le développement, en dehors des crises révolutionnaires et des périodes de forte conflictualité sociale, de pratiques autogestionnaires au travers du mouvement coopératif.
Les limites et les contradictions du mouvement coopératif, inhérentes à la pression du contexte capitaliste, n’empêchent qu’au travers de ce mouvement s’expriment des aspirations autogestionnaires, la volonté de vivre dès aujourd’hui d’autres relations sociales, un autre rapport au travail, qui préfigurent et préparent le projet alternatif et la société autogestionnaire de demain.
2 – Actualité de l’autogestion : capitalisme mondialisé, crise démocratique, Amérique Latine
Le capitalisme à l’heure de la mondialisation libérale a des aspects très contradictoires : nous ne connaissons que trop bien les conséquences dramatiques de la « globalisation » à travers l’aggravation brutale des inégalités et de la crise écologique, la financiarisation des économies, et la crise actuelle résultat de plus de 20 ans d’offensive néo-libérale.
Nous voyons moins d’autres tendances à l’oeuvre, tout aussi importantes et source de contradictions majeures pour le capitalisme : les modifications de la production à travers la tendance à une socialisation et une coopération accrues -même si elle ne concerne ni toute la production ni tous les emplois-, l’élévation générale du niveau moyen de formation et de qualification des populations, et les aspirations qui en découlent : partager le savoir et le pouvoir, réduire les relations hiérarchiques et la délégation de pouvoir, prendre ses affaires en mains, et ce dans toute la société.
L’une des conséquences du processus de globalisation est l’accélération de la crise de la démocratie représentative ou institutionnelle, « rabougrie » par le capitalisme mondialisé qui en réduit les compétences. La démocratie représentative apparaît de plus en plus comme séparée de la société, à travers de multiples aspects, en particulier l’abstention électorale comme on vient de le voir avec le dernier scrutin européen d’abord marqué par l’abstention massive des milieux populaires et de la jeunesse.
Du reste, le capitalisme croit pouvoir s’accommoder de l’effacement de cette démocratie représentative « rabougrie », avec la mise an avant du concept de « gouvernance » (effacement qui aurait l’avantage d’éloigner les peuples et de confier les rênes de la marche du monde aux « élites »).
La crise de la politique et de sa représentation est de plus en plus nette, elle touche toutes les structures collectives (partis, syndicats, associations, comme on le voit avec les difficultés récurrentes à renouveler les équipes) en lien avec la montée de l’individuation, elle-même contradictoire (on aurait tort de n’y voir qu’une expression individualiste régressive : il y a aussi des aspirations à ne pas subir et à ne pas déléguer qui peuvent être, selon le contexte, un point d’appui pour l’autogestion).
Au capitalisme mondialisé et à la crise de la démocratie, répondent de nouvelles contestations et ce qu’on peut appeler le retour de l’autogestion. Car depuis la dégradation des rapports de forces au sortir des « 30 glorieuses » et de la chute du Mur (1989) ouvrant la voie à l’offensive neo-libérale des années 1980-1990, l’autogestion a disparu du paysage politique, et ne s’est maintenue que sous la forme de « l’autogestion discrète » évoquée précédemment.
Mais après le retour des mouvement sociaux et des mobilisations citoyennes en France et en Europe à partir du milieu des années 1990, l’émergence de l’antimondialisme et sa mutation très rapide en altermondialisme vont changer la donne et signer le retour de l’autogestion dans le paysage social et politique. Car non seulement les pratiques coopératives se sont maintenues et même développées, mais l’économie sociale et solidaire apparaît de manière croissante comme un recours (il ne s’agit pas ici d’en évoquer les ambiguïtés bien réelles et que nous connaissons bien) et les expériences autogestionnaires touchent aussi aux pratiques et à la production culturelle.
Mais plus important encore est le déploiement d’expériences de démocratie dite participative ou active sur le terrain des communes et des collectivités territoriales (avec en particulier le processus du budget participatif) et de nouvelles expériences autogestionnaires en Amérique Latine, en particulier en Argentine (l’essor des «entreprises récupérées ») et dans le cadre du processus en cours au Venezuela.
Porto-Alegre a été à la jonction du déploiement de ces expériences autogestionnaires parcellaires et de la mutation altermondialiste, avec les caractéristiques nouvelles de ce nouveau mouvement d’émancipation, perceptibles dans les Forums sociaux : croisement des mouvements de contestation, fonctionnement « horizontal » en réseau et au consensus, recul des comportements hégémoniques et des hiérarchies autant pour les mouvements entre-eux que pour les structures elles-mêmes.
Si l’impulsion est venue d’Amérique Latine, avec une dialectique féconde entre ces expériences et les changements politiques de grande ampleur dans ce continent, il y a aussi une percée des pratiques et des expériences autogestionnaires, certes beaucoup plus modeste, ailleurs dans le monde, comme le révèle l’extension certes encore limitée mais réelle de l’altermondialisme en Asie et en Afrique. Les difficultés, bien réelles, de l’altermondialisme à la recherche d’un second souffle en Europe mais dont l’essor continue ailleurs dans le monde, ne doivent pas dissimuler cette percée prometteuse pour l’avenir
3 – Une stratégie autogestionnaire : des aujourd’hui !
L’autogestion n’est donc pas une « vieille lune » : c’est aujourd’hui comme hier à la fois un moyen et un but, et pour les Alternatifs, il ne s’agit pas simplement d’enregistrer les pratiques coopératives au sens le plus large et les expériences autogestionnaires en cours et à venir, mais bien de les relier à la question de la prise du pouvoir et du projet de société.
L’autogestion est aussi une stratégie, et en cela elle renouvelle la problématique du changement de société, la problématique de la révolution.
Ce qui définit la stratégie autogestionnaire, c’est d’abord la prise en compte des mouvements sociaux et des mobilisations citoyennes dans lesquels sont combinées contestation radicale (même sur des objectifs partiels et limités) et propositions alternatives et dont toute avancée, même modeste, permet à la fois d’améliorer le rapport de forces, de redonner confiance, et d’ébranler la pensée dominante (celle qui justifie l’ordre établi).
Dans ces mouvements et ces mobilisations, la stratégie autogestionnaire favorise à la fois l’auto-organisation (ce qui ne signifie pas le refus des structures organisées : celles-ci sont nécessaires mais sans avoir un rôle dirigeant et sans être le « cadre obligé ») et les pratiques coopératives et les expériences autogestionnaires dans la production et la cité.
La stratégie autogestionnaire est favorable à tous les mouvements de résistance à l’ordre établi, toutes les pratiques de remise en cause des dominations et des aliénations à tous les niveaux de la société et dans tous les domaines.
La stratégie autogestionnaire prend appui sur toutes ces pratiques et expériences : dans la mesure où elles constituent des ruptures, même limitées et partielles, avec le capitalisme, les dominations et les aliénations, la stratégie autogestionnaire veut les inscrire dans un processus et une perspective politiques, sans ignorer que ces ruptures ne se situeront pas toutes au même niveau et qu’un seuil qualitatif ne sera pas atteint sans affrontement majeur avec le capitalisme.
Un processus : c’est ce que nous appelons la révolution longue, faite de ruptures partielles, d’avancées -et parfois de reculs car ce processus n’est pas nécessairement linéaire-, de construction d’un rapport de forces permettant ultérieurement d’autres avancées et d’autres ruptures, assumées et construites par une majorité de la population, un nouveau bloc social autour du salariat.
Une perspective : celle de l’autogestion généralisée et de la république autogérée.
Dans ce processus et cette perspective, c’est l’accumulation des ruptures assumées et construites par une majorité populaire qui rend possible l’hégémonie au sens où l’entendait Antonio Gramsci, fondateur et théoricien du Parti communiste italien, réduisant les germes et les risques de bureaucratisation et de substitutisme de la révolution par une avant-garde auto-proclamée.
La question du pouvoir politique, de l’autogestion et de la révolution ne se pose donc pas dans les termes posés par l’extrême-gauche classique : celle-ci, sur le modèle bolchevik, renvoie l’autogestion à l’après-révolution, sous prétexte que l’autogestion ne peut se déployer et se généraliser dans un cadre capitaliste, sous prétexte également du postulat d’une seule rupture révolutionnaire plutôt que d’une accumulation de ruptures constituant un processus révolutionnaire.
Pour les autogestionnaires, les pratiques coopératives et les expériences autogestionnaires existent déjà et elles sont indispensables précisément pour préparer, rendre possible et remporter les affrontements futurs et inévitables avec le capitalisme ; une révolution demeure nécessaire : c’est le processus de la révolution longue.
Dans ces pratiques et ces expériences, les ruptures sont en germe et déjà présentes, même limitées et partielles, elles annoncent et rendent possibles les suivantes.
Le pouvoir politique est le pouvoir populaire, le pouvoir citoyen ; il n’est en aucun cas celui d’un parti ou de tout autre structure organisée ; la démocratie directe ou active n’est pas celle de la consultation mais celle de la participation de toutes et de tous au processus de décision, en réduisant et contrôlant toute délégation de pouvoir (le maintien d’une démocratie représentative rendant impossible sa disparition immédiate).
Ainsi, la stratégie autogestionnaire doit être mise en oeuvre sans attendre ni « le grand soir » cher à l’extrême-gauche classique ni « la révolution par les urnes » remise récemment au goût du jour : c’est dès aujourd’hui qu’elle commence, sans attendre ni le mot d’ordre du déclenchement de l’insurrection, ni la victoire électorale ou la soumission aux institutions bourgeoises, tout en veillant à la validation par une majorité populaire du processus en cours, y compris par voie électorale.
De même qu’il a été nécessaire de repenser la démocratie, de la « démocratiser radicalement », c’est aussi la révolution qu’il faut « révolutionner radicalement » : on ne reproduira pas à l’échelle du monde, dans les sociétés du XIX° siècle, les schémas des révolutions du XX° siècle dans les périphéries du capitalisme
4 – Pas de stratégie autogestionnaire sans projet alternatif
Dans les consciences collectives et particulièrement dans les nouvelles générations, le socialisme et plus encore le communisme sont synonymes d’échec à changer le monde, y compris aux yeux de celles et de ceux qui aspirent à un changement radical.
On peut faire le pari que celles et ceux qui continuent de s’en réclamer dans le mouvement altermondialiste, par exemple, y sont certainement très minoritaires Le bilan dramatique des révolutions anti-capitalistes du XX° siècle oblige non seulement à repenser radicalement la stratégie de la révolution, mais aussi le projet de société lui-même.
Ce bilan nous oblige à « donner à voir », à celles et ceux qui veulent un changement radical, comme à celles et ceux qui par prudence préfèrent encore subir le capitalisme « tempéré par la démocratie » plutôt que l’enfermement bureaucratique ou la répression sanglante. Nous devons donc montrer -au moins partiellement- le contenu de ce projet de société et donner toutes les garanties démocratiques, y compris sur le terrain de son élaboration.
Celle-ci ne pourra s’effectuer que dans une combinaison d’expériences politiques et sociales, beaucoup plus larges encore que celles que nous connaissons, et de débats et théorisations non pas à l’échelle d’un pays mais à l’échelle du continent et du monde.
C’est bien ce qui justifie sur le fond le refus de s’enfermer dans l’entre-soi ou dans le sectarisme, et ce qui oblige à l’action commune et au débat unitaire, au-delà de la nécessité de construire de meilleurs rapports de force : aucune force politique n’a à elle-seule les clés de cette élaboration indispensable, celle d’un projet alternatif.
Cette élaboration doit porter sur l’ensemble des champs sociaux, et s’appuyer en particulier sur les pratiques coopératives et les expériences autogestionnaires sur le terrain de la production et sur celui de la cité : la matière existe, notamment au travers des expériences en cours en Amérique Latine, de l’Argentine au Venezuela (sans en faire pour autant des modèles).
Nous devons être en mesure de préciser ce que nous entendons par changement radical dans l’entreprise comme dans la commune, proposer et expérimenter, soumettre à la réflexion et à la critique de l’ensemble des forces politiques qui prétendent au changement de société, aux forces syndicales et associatives, dans les Forums sociaux à toutes les échelles.
La stratégie autogestionnaire et l’élaboration d’un projet alternatif sont liées dans une dialectique ; l’autogestion est aussi une culture, cette culture est une condition de la révolution et elle exige tout à la fois une démocratisation de la production et d’autres rapports de propriété, de même qu’elle nous impose l’invention de nouvelles institutions politiques à toutes les échelles, du local au mondial.
Le projet alternatif sera autogestionnaire, mais pas seulement : ce projet sera aussi celui de l’émancipation sociale et de l’égalité des droits, reprenant et prolongeant les aspirations qui se sont exprimées au travers des références socialistes et communistes ; il sera aussi et tout autant celui du féminisme et de l’écologie.
Toutes ces dimensions du projet alternatif sont liées les unes aux autres, sans hiérarchie, ce qui différencie ce projet, à la fois : – du « vieux paradigme rouge » cher à la tradition communiste et à l’extrême-gauche qui prétend tout au long du XX° siècle réduire tous les problèmes de société à la contradiction capital-travail puis les résoudre par la révolution socialiste ; – du « nouveau paradigme vert » cher aux partis écologistes de la fin du XX° siècle qui prétend les expliquer et les résoudre, lui, par la seule référence à l’écologie.
C’est le défi d’une nouvelle synthèse qui caractérise le projet alternatif, comme nous le dit le mouvement altermondialiste qui se refuse avec raison à hiérarchiser ces dimensions du projet et ces terrains de lutte au quotidien
5 – D’autres institutions, d’autres pratiques et d’autres structures; le parti-mouvement.
Crise de la démocratie représentative et institutionnelle, aspirations autogestionnaires, nécessité d’un projet alternatif : une autre démocratie, embryonnaire, émerge au travers du monde coopératif et des expériences autogestionnaires, mais aussi dans la cité.
La démocratie directe ou active, édulcorée en « démocratie participative », peut-elle, doit-elle, prendre la place de la démocratie représentative et institutionnelle ?
C’est une autre voie qui se dégage, nourrie par l’expérience et le bilan de l’échec des révolutions anti-capitalistes du XX° siècle : ni la « table-rase » qui prétendrait effacer la « vieille démocratie » représentative, ni la soumission qui voudrait utiliser -comme on l’entend parfois au PS et même à droite- la « démocratie participative » comme rustine de la démocratie représentative, mais l’invention d’une complémentarité entre démocratie directe ou active et démocratie représentative elle-même profondément renouvelée.
Cette complémentarité peut et sera probablement conflictuelle : d’un point de vue alternatif et dans cette optique conflictuelle, c’est l’élargissement de la démocratie active qu’il convient de viser de manière générale, y compris au détriment des prérogatives de la démocratie représentative, « en appuyant en bas sans briser le haut ».
Ce point de vue, une fois encore, ne peut dispenser de réfléchir à un renouvellement profond et radical de la démocratie représentative elle-même : du quartier et de la commune à l’échelle du monde, c’est l’ensemble des institutions qu’il convient de repenser à la fois en terme de contenu et d’articulation entre les différentes échelles.
Si l’autogestion est aussi une culture, celle-ci est déjà présente dans le mouvement altermondialiste, et l’organisation et la tenue des Forums sociaux -qu’il ne s’agit nullement d’idéaliser, car elle a sa part de limites et de contradictions que nous connaissons bien- « donne à voir » de manière significative : le fonctionnement en réseau, la pratique du consensus, le refus des hiérarchies et des chefs d’orchestre, la coopération horizontale des organisations qu’elles soient associatives, syndicales ou politiques.
C’est une nouveauté majeure, faite ici de pratiques plus que de théorisations, par rapport à l’histoire du mouvement ouvrier organisé qui est restée marquée par le primat du « parti » sur les syndicats (eux-mêmes primant sur les larges masses), avec toutes les pratiques de domination, de soumission et de manipulation qui en ont résulté (et qui contribuent elles-aussi à la crise de la politique et de sa représentation).
Le mouvement altermondialiste innove donc de manière décisive sur ce plan, comme sur d’autres par ailleurs : la nouvelle culture politique autogestionnaire, en gestation dans l’altermondialisme, commence par de nouvelles pratiques qui sont celles-là même que nous devons faire vivre dans les structures politiques.
La réduction et le contrôle de la délégation de pouvoir, la fin des hiérarchies et la priorité au travail en équipe et au projet, la déprofessionnalisation et le non-cumul strict des mandats -de même que leur limitation drastique- sont des exigences absolues pour un nouveau fonctionnement des structures politiques, et plus généralement des structures organisées, syndicales comme associatives.
Ayons à l’esprit que ces exigences sont également nécessaires d’un point de vue féministe pour rendre possible une participation paritaire aux affaires de la cité, comme elles le sont d’un point de vue social pour la participation des milieux populaires : ce qui est en jeu ici, c’est la socialisation de la politique, celle-ci doit devenir l’affaire de toutes et de tous.
Ce sont toutes ces données qui condamnent toute prétention au « parti-guide », et conduisent à un bilan sans complaisance d’une conception de l’organisation politique qui a dominé toute l’histoire du mouvement ouvrier organisé : pyramidale, verticale et autoritaire, confisquant la politique à sa façon, machine électorale et tremplin de carrière pour les élu-e-s et les dirigeants.
La remarque vaut aussi, dans une moindre mesure car le phénomène est beaucoup plus récent dans l’histoire, pour les partis écologistes dont on n’a pas oublié la prétention dans les années 1990 à domestiquer et manipuler les mobilisations écologistes et les activités du mouvement associatif défenseur de l’environnement.
Dans le contexte du capitalisme, s’organiser pour résister, construire un rapport de forces et lutter, mais aussi pour débattre, élaborer et proposer, demeure évidemment indispensable et fondamental.
Mais sur le plan politique il faut le faire différemment et on ne peut se contenter de professions de foi et d’engagements démocratiques -par ailleurs indispensables- : dans ce domaine aussi, nous devons « donner à voir », d’autant plus que le bilan des « partis », en pleine crise, est lui-aussi accablant, y compris à gauche, et pas seulement en France ou en Europe.
D’où la proposition réaffirmée au congrès des Alternatifs de novembre 2008 : la perspective non pas d’un « parti » mais d’un « parti-mouvement » spécifique par rapport aux autres structures organisées comme les syndicats et les associations : une structure politique est « généraliste », peut et doit jouer le rôle de synthèse (ce que ne peuvent faire ni les syndicats ni les associations dont l’existence est indispensable mais dont l’objet est auto-limité).
Un « parti-mouvement », c’est-à-dire une organisation politique d’un type nouveau :
– son fonctionnement serait celui d’un mouvement et d’un « intellectuel collectif », au fonctionnement autogestionnaire, avec la démocratie interne, la souplesse, le pluralisme assumé, le droit à l’expérimentation et l’initiative des structures de base absents des « partis » à l’ancienne ;
– son rôle serait celui de l’impulsion et de l’animation, jamais de la « direction » des mobilisations ou de la société ;
– sa fonction reprendrait le flambeau de ce qu’il convient de conserver dans le « parti » d’autrefois : la mémoire, la socialisation et l’ancrage populaire qui font défaut aujourd’hui aux forces dispersées de la gauche dite antilibérale.
Deux interrogations qui pourraient être des pistes fécondes en guise de conclusion :
– la crise de la démocratie représentative et institutionnelle n’est-elle pas plus profonde encore que nous le disons ? Alain Badiou – dont on ne partage pas nécessairement l’ensemble du propos et sa conclusion – ne pointe-t-il pas un vrai problème quand il évoque les limites historiques et géographiques de la démocratie représentative ?
– L’autogestion, moyen et but, pratique et stratégie, ne répond-elle pas également à ce qui s’exprime au travers de l’individuation ? L’autogestion ne permet-elle pas de réconcilier l’engagement collectif et l’épanouissement personnel, l’expression du meilleur de soi-même ?
Le titre de l’interview récente de Rachel Lafontaine à « Politis » dit que « L’autogestion permet l’émancipation » : n’est-ce pas aussi ce que nous disent les actrices et les acteurs des expériences autogestionnaires de Lip ou de Tower Colliery dans les films et les reportages consacrés à ces expériences ?
Bruno DELLA SUDDA
Cet exposé a été prononcé lors de l’ Université d’été des Alternatifs à Dunkerque en juillet 2009
Autogestion & Syndicalisme, par Richard NEUVILLE
« L’autogestion est à la fois un moyen de luttes frayant un chemin et un moyen de réorganisation de la société. Elle est également une culture irriguant la conscience collective » (1) . (Henri Lefebvre)
Le terme « autogestion » est assez récent (2) , même si le concept a traversé l’histoire de l’émancipation humaine : la Commune, les Soviets, les collectivisations d’Aragon et Catalogne, celles d’Algérie, Lip, les récupérations d’entreprises en Argentine, etc.
L’autogestion est à la fois une approche théorique pour approfondir la démocratie et des pratiques de démocratie directe. Elle n’est pas destinée à adoucir les maux de la société actuelle mais elle implique un changement radical et l’instauration d’une autre manière de vivre ensemble, entièrement nouvelle, qui reconnait à la fois l’individu et le collectif en tant qu’acteurs à part entière.
L’autogestion signifie la réappropriation de la décision et la recherche de consensus par celles et ceux qui « auront à exécuter et à mettre en œuvre cette décision. Elle ne se limite pas à la simple réappropriation des moyens de production par les travailleurs-ses et ne se réduit pas à la simple propriété collective (3) » .
Une organisation autogérée est une organisation où « toutes les décisions sont prises par la collectivité qui est, chaque fois, concernée par l’objet de ces décisions. C’est-à-dire un système où celles et ceux qui accomplissent une activité décident collectivement ce qu’ils ont à faire et comment le faire (4) » .
Les règles de prise de décisions sont fixées par les personnes concernées et impliquées dans le processus depuis l’ébauche du projet jusqu’à sa réalisation.
Méthode et culture de l’autogestion sont une approche à la fois révolutionnaire, radicale et progressive, respectant les minorités et favorisant les solidarités et la responsabilité.
La démarche autogestionnaire repose sur une confrontation d’intérêts parfois contradictoires, une découverte de solutions négociées “en marchant” et un droit à l’expérimentation.
Contrôle et gestion directe sont une méthode, pas un contenu, lequel reste à concevoir, inventer, pratiquer et affiner en cheminant. Alors que la participation, le contrôle ouvrier et les coopératives concernent principalement la production, l’autogestion est une transformation politique radicale globale, « à savoir la prise en main, sans intermédiaires et à tous les niveaux, de toutes les affaires par tous les hommes [et toutes les femmes] (5)» . Elle vise donc à transformer la société et plus précisément à supprimer la société de classe en instaurant un nouveau système social.
C’est une autre organisation qui dépasse le capitalisme et l’étatisme au profit d’un ensemble autogéré de coopératives égalitaires associées selon un plan élaboré par la somme des besoins et des désirs.
Le débat a animé les travaux de la Première Internationale entre Marx et Bakounine. Pour sa part, Murray Bookchin estime que les coopératives doivent dépendre essentiellement des municipalités et des communautés sous le contrôle des assemblées populaires (6) .
Le but (la finalité) est l’instauration de l’autogestion généralisée, qui ne peut se réaliser que par une révolution radicale transformant la société sur les plans économique, politique et social. Elle implique la définition et la structuration d’un nouveau projet de société post-capitaliste. Il s’agit donc moins de prendre le pouvoir que de le détruire et de créer des institutions qui instaureraient un système dans lequel les notions de dirigeants et d’exécutants n’auraient plus de raison d’être.
L’autogestion est une recherche permanente de solutions alternatives en vue d’une transformation sociale de la société. L’émancipation doit répondre à trois impératifs cruciaux :
– le dépassement radical de la délégation de pouvoirs ;
– la sortie d’un productivisme destructeur à la fois des liens sociaux et de la planète ;
– le remplacement de la course aux profits par une priorité à la valeur ajoutée sociale et environnementale, au profit de l’humain et de la nature.
Ces trois impératifs sont les trois facettes d’un même projet, celui de la désaliénation individuelle et collective.
La perspective d’une démarche autogestionnaire n’est pas une visée dans l’abstrait ou intemporelle. Elle pose d’emblée les questions de propriété, du financement, des modes de gestion, des rapports sociaux et de genre dans la société. Les espaces d’expérience collective, porteurs de mémoire, d’auto-organisation, de nouvelles cultures, de futurs possibles, de positions conquises dans la société sont des conditions préparatoires à la rupture révolutionnaire et au dépassement du capitalisme.
Pour reprendre les termes de Rosa Luxemburg « L’organisation, le progrès de la conscience et le combat ne sont pas des phases particulières [….] mais des aspects divers d’un seul et même processus (7) » .
L’autogestion est également un projet partagé sur lequel pourraient s’entendre et se féconder trois courants politiques historiques, correspondant à trois aspirations distinctes, mais que tout concourt néanmoins à réunir à l’avenir : l’aspiration à l’autonomie du sujet (principalement portée par les courants libertaires) ; l’aspiration à une autre gestion de la planète et un autre rapport à la nature et à la biodiversité (portée par des courants écologistes et surtout les peuples autochtones confrontés aux dégradations majeures de leur environnement immédiat) ; l’aspiration à une sortie du travail aliéné et exploité (surtout portée par les différents courants marxistes depuis le XIXe siècle).
C’est pourquoi la méthode autogestionnaire est probablement le mode révolutionnaire le plus adapté à la complexité des enjeux, à la conflictualité des intérêts et des impératifs, souvent contradictoires, à la confrontation des points de vue « experts » et des besoins citoyens, à l’exercice des responsabilités aux échelons adéquats, librement déterminés (8).
Seule la synergie entre les forces écologiques, sociales et politiques semble susceptible de construire une conscience hégémonique de rupture avec le capitalisme et d’esquisser un projet et une stratégie autogestionnaire.
Progressivement théorisé, le projet est constamment soumis à l’épreuve des combats sociaux et politiques, dans lesquels s’expérimentent des pratiques d’autonomie et d’auto-organisation qui peuvent devenir des points d’appui pour une lutte anticapitaliste et une transformation sociale radicale.
Dans cette logique, les expérimentations actuelles revêtent une importance fondamentale car elles constituent des apprentissages pour demain et participent du cheminement et de l’émergence d’une nouvelle culture.
L’hégémonie est indispensable pour que la transformation anticapitaliste ne retombe pas dans une gestion corporatiste de la société ou un nouveau groupe social s’érige en groupe dominant et privilégie ses intérêts avant ceux de la société. Parmi ses objectifs, le programme de transition doit se fixer la constitution d’une conscience et d’une culture hégémonique, au sens gramscien (adhésion du plus grand nombre), parmi les salarié-e-s et les citoyen-ne-s.
Contre-pouvoirs et démarche transitoire permettent de construire certaines des conditions matérielles, organisationnelles et politiques du dépassement-rupture.
La société autogestionnaire n’est pas un état qui surgira au lendemain de la victoire de la « révolution », c’est un processus actif d’élargissement constant des aires d’autodétermination sociale, économique, culturelle et donc politique et institutionnelle.
Comme pratique, l’autogestion est une réponse concrète immédiate aux urgences et aux régressions, ainsi qu’à la faillite de l’État (qui privatise les biens universels), de l’entreprise (soumise aux diktats de la finance) et de nombreux secteurs de la vie sociale et environnementale pour lesquels la seule délégation de pouvoir ne garantit absolument pas une gestion équitable et efficace.
En tant que moyen, les syndicats ont un rôle actif à jouer en renouvelant leurs mots d’ordre : en proposant la récupération d’entreprises par les travailleur-se-s en réponse aux licenciements boursiers ou fermetures d’unités de production ou des services publics autogérés en réponse au démantèlement des services publics. En Europe, dans le monde, de plus en plus d’équipes syndicales se saisissent de ces enjeux (9).
Quels que soient les échelons de compétences, les citoyen-ne-s, les associations, les syndicats et les travailleur-se-s doivent être associés aux décisions et à la gestion des structures publiques et coopératives pour définir les orientations, contrôler et évaluer leur fonctionnement. Il s’agit de dépasser la seule référence aux contre-pouvoirs pour élargir le contrôle citoyen et construire des espaces d’autonomie populaire, passer des formes collectives de résistance à des formes collectives d’organisation et d’expérimentations dans une perspective d’exercice de pouvoir populaire.
Enfin et surtout, l’autogestion est une “utopie concrète” en marche, une stratégie d’ensemble vers un objectif de gestion dans lequel l’ « efficacité » repose sur la démocratie la plus radicale ; une succession de ruptures enclenchant une dynamique révolutionnaire.
Les mouvements d’émancipation doivent apprendre à gérer cette évidence pour sauver les biens communs universels, les services publics, les retraites, les droits sociaux et les conditions d’existence digne et exercer un nouveau contrôle de l’Etat (dans la perspective de son dépérissement).
L’autogestion est donc un moyen, une culture et un chemin pour atteindre le but, sa généralisation.
(Richard Neuville* – Solidaires Sud Emploi Auvergne-Rhône-Alpes)
* Membre et auteur du collectif Lucien Collonges qui a coordonné l’anthologie Autogestion hier, aujourd’hui, demain, Syllepse 2010 et de l’Association Autogestion qui a publié Autogestion, l’Encyclopédie internationale, Syllepse, 2015. http://www.autogestion.asso.fr/
[1] Lefebvre, Henri, « Problèmes théoriques de l’autogestion », Revue Autogestion, n°1, Décembre 1966.
[2] Le terme « autogestion » vient du grec « autos », soi-même, et du latin « gestio », action de gérer, d’administrer, il est usité depuis les années 60.
[3] Canivenc Suzy, (2010), Mais au fait, c’est quoi l’autogestion (2)- Définition générale du terme, consultable sur :
[4] Castoriadis Cornélius, « Autogestion et hiérarchie », Editions grain de sable, Extrait de Le contenu du socialisme, Paris : Éd. 10/18, 1979.
[5] Bourdet, Yvon, & Guillerm, Alain, L’autogestion, Editions Seghers, Paris, 1975.
[6] Bookchin, Murray, Entretien in Biehl, Janet, Le municipalisme libertaire, Ecosociété, Montréal, 2013.
[7] Luxemburg, Rosa, Réforme sociale ou révolution ? Grève de masse, parti et syndicats, La Découverte, 2001.
[8] Fiant, Michel, Ébauches pour un projet autogestionnaire, Contribution FSMed Barcelone, Juin 2005.
[9] En ce sens, Solidaires national a intégré le réseau international de l’ « Économie des travailleur-se-s » en 2015, qui fédère des acteurs d’expériences autogestionnaires dans la monde et aux niveaux régionaux. L’organisation a participé aux rencontres mondiale de Punto Fijo (Venezuela – juil. 2015) et européennes de Gémenos (janv. 2014) et de Thessalonique (oct. 2016).
Soyez le premier à poster un commentaire.