Droits des femmes et choix réels dont elles disposent – L’influence de la religion sur le statut des femmes, par Jacqueline Heinen*
La place occupée par la religion dans le champ politique n’a cessé de s’affirmer ces dernières décennies. Certes, les pratiques religieuses ont régressé dans plus d’un pays (notamment en Europe occidentale), mais elles ont tendu à s’amplifier à l’échelle mondiale, en lien direct avec la victoire du modèle néolibéral.
En effet, si la sortie de la guerre froide a suscité davantage d’attention vis-à-vis de la démocratie, des droits humains et des droits des femmes en particulier, on a assisté dans le même temps à un accroissement des inégalités économiques et sociales, qu’il s’agisse des écarts de revenus ou des taux de pauvreté.
Dans ce cadre, et alors que le recours aux arguments religieux restait une pratique courante chez les acteurs politiques de tous bords, nombre de mouvements religieux – en partie grâce au soutien de réseaux transnationaux de la finance et de diverses diaspora – ont vu leur assise et leur influence consolidées.
L’égalité des sexes au regard des religions
L’objet de cette conférence était de se demander où en est l’égalité des sexes, dans un tel contexte, et jusqu’à quel point l’intrusion de la religion a pesé dans l’arène politique – en confortant la dynamique de laïcité ou en ouvrant, au contraire, de nouveaux espaces à la religiosité. Elle prenait appui sur deux recherches récentes.
La première, menée de 2004 à 2009 par l’UNRISD (Institut de recherche des Nations Unies pour le développement social) avait pour objet le poids des religions sur le statut des femmes [1]. Elle portait sur onze pays couvrant diverses régions du monde, de l’Asie (Inde, Pakistan) à l’Afrique (Nigeria), en passant par le Moyen-Orient (Iran, Israël, Turquie), les Amériques (Mexique, Chili, Etats-Unis) et l’Europe centrale (Pologne, Serbie). Autant de contrées qui se rapportent à diverses traditions religieuses : christianisme, hindouisme, judaïsme, islam.
La seconde recherche était axée sur les droits reproductifs, et au premier chef sur l’interruption volontaire de grossesse (IVG). Elle couvrait une dizaine de pays situés tant en Europe de l’Est que de l’Ouest, en Amérique du Nord et du Sud, où l’on a assisté récemment à une avalanche de remises en cause d’un droit souvent, et bien à tort, considéré comme acquis [2].
Dans cette conférence, deux points centraux ont été abordés
– les retombées de l’intrication entre religion et politique pour les femmes ;
– l’impact de la société civile dans ce processus, et les dilemmes auxquels sont confrontées les féministes.
Ces questionnements sont apparus pertinents dans toutes les sociétés étudiées, autant celles qu’on a coutume de qualifier de démocratiques que celles qui sont sous influence islamiste. L’une et l’autre recherche ont en effet mis en évidence combien les autorités religieuses pèsent sur le destin des femmes en prétendant régenter leur existence et en leur déniant toute autonomie. C’est particulièrement frappant en Europe de l’Est où, voici peu, les Eglises jouaient un rôle négligeable dans l’espace public, que ce soit en Serbie, en Russie ou en Hongrie.
Dans la quasi-totalité des pays concernés, plusieurs éléments frappants se dégagent. L’un concerne, par-delà l’impact des prescriptions religieuses sur les identités de genre, la façon dont ces oukases sont relayés par une myriade de dispositifs étatiques qui modèlent la place conférée aux femmes dans la sphère sociale et politique, comme en Turquie.
L’autre a trait à l’instrumentalisation du religieux par les partis politiques – comme on peut l’observer au Mexique ou au Pakistan. Il en est ainsi lorsqu’ils œuvrent de façon ouverte en faveur d’orientations religieuses et conservatrices, comme c’est le cas de multiples partis de droite, en Israël, notamment. Mais c’est aussi le cas de nombre de partis de gauche qui, lorsqu’ils briguent des sièges, cherchent à se gagner des suffrages par des déclarations progressistes, pour ensuite renier leurs promesses une fois parvenus au pouvoir, soucieux qu’ils sont alors de se concilier les bonnes grâces des édiles religieux en place.
L’exemple caricatural de la Pologne
La Pologne, un État qui se dit formellement laïque, constitue à ce titre un exemple caricatural. Car s’il est vrai que le Concordat conférant à l’Eglise catholique le statut d’acteur politique et divers privilèges d’ordre économique fut adopté par un gouvernement de droite en 1993, l’année même de l’interdiction de l’avortement, c’est un gouvernement de ‘gauche’ qui, au nom d’une ‘exception culturelle’, passa un compromis avec l’Eglise pour éviter que ne soit remise en cause cette interdiction lors de l’entrée de la Pologne dans l’Union européenne, en 2004. Or, tout comme dans les autres cas examinés, les concessions faites aux institutions religieuses ont pour effet très direct de minorer la place des femmes en politique, de museler leurs voix et de conforter leur assignation à l’univers privé, quelles que soient au demeurant les lois en vigueur sur l’égalité des sexes.
Par ailleurs, les enquêtes de terrain menées dans ces pays aux contextes politique, économique et social fort contrastés ont montré que certains des changements les plus insidieux et les plus durables introduits par les acteurs religieux concernent les pratiques et la portée de tout ce qui, au fil du temps, s’est mué en normes sociales intangibles – le ‘sens commun’ selon Gramsci. On le constate en Inde et au Nigeria. Mais cela vaut aussi pour les USA. En conséquence, il ne suffit pas de s’intéresser aux changements intervenus dans l’espace public : ce qui se passe dans la sphère sociale et dans la vie privée, la façon dont les normes sont intériorisées au quotidien par les acteurs concernés, pèse tout autant, sinon davantage, sur les droits des femmes et les choix réels dont elles disposent. En outre, et dans tous les pays étudiés, les clivages de classe accentuent ce phénomène : selon leur statut social et économique, les femmes s’avèrent plus ou moins à même de résister à l’imposition des normes sexuées en vigueur.
Un défi pour les féministes
De son côté, la vie associative, qui constitue souvent un lieu de mobilisation et d’organisation permettant de faire pression sur les pouvoirs en place, n’est pas nécessairement une zone porteuse de projets égalitaires : les groupes qui la composent reproduisent les hiérarchies sociales et les exclusions aussi souvent qu’ils les contestent. Dans nombre de pays, on a certes affaire à un univers de débat public qui favorise la critique des idées dominantes, permettant de briser les tabous – sur les rôles sexués, les relations familiales ou la sexualité, notamment – même si les voix contestataires sont parfois étouffées par les forces conservatrices qui maîtrisent mieux l’accès aux ressources de l’État et peuvent compter sur son aide. Mais ailleurs, là où les courants traditionalistes tiennent le haut du pavé, comme en Iran, les associations existantes leur servent bel et bien de courroies de transmission.
Le défi pour les féministes est d’autant plus grand que, si la lutte pour l’égalité des sexes se combine le plus souvent à d’autres combats contre les discriminations économiques, ethniques ou raciales, les partisans de la justice sociale, eux, ne soutiennent pas nécessairement les droits des femmes. D’où l’importance, par-delà les divergences, de tisser des liens entre féministes à l’échelle internationale, à l’image de divers réseaux, qu’ils soient laïques, tels la MMF (Marche mondiale des femmes) et le WLUML (Femmes sous lois musulmanes), ou qu’ils s’efforcent de promouvoir une autre lecture des textes sacrés, tels Catholics for Free Choice ou les groupes de femmes islamiques, en Turquie et en Iran.
Jacqueline Heinen. Professeure émérite de l’Université Versailles- Saint Quentin
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