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vendredi, 8 avril 2016 dans
A Gauche. . . toute !
Manuel Valls a donné le ton de la prochaine campagne présidentielle. « Bien sûr, a-t-il affirmé, il y a l’économie et le chômage, mais l’essentiel, c’est la bataille culturelle et identitaire ». Je tiens, à l’opposé, que c’est cette conviction qui a fait le lit du Front national et qui voue la gauche française au désastre.
Il y a, dans le propos du premier ministre, une logique intellectuelle tout aussi simple que meurtrière. Nous sommes dans un état de guerre contre le terrorisme et ce terrorisme a une base religieuse. Il renvoie au choc des civilisations, avivé par l’ampleur et les dérèglements des flux migratoires.
En France, il est nourri par la perte générale de sens (il n’y a plus de « transcendance », nous dit Manuel Valls) et par le sentiment largement partagé que nous sommes menacés et que nous ne sommes plus chez nous. D’autres diront : nous sommes en état « d’insécurité culturelle » ; nous sommes en crise d’identité.
Cette logique est un piège. Elle a été forgée par la droite extrême (la « Nouvelle droite ») dès les années 1970. Elle a irrigué toute la droite. Elle est en train de gangréner la gauche.
Qu’est-ce qui a permis cette évolution ? La déroute de l’égalité. Les échecs du soviétisme, l’essoufflement du tiers-mondisme et l’érosion de l’État-providence ont nourri l’idée que l’égalité était une chimère dangereuse. À la place, nous n’aurions plus que le choix qu’entre la compétition (la concurrence « libre et non faussée ») ou l’inégalité régulée (l’inégalité « acceptable » ou encore « l’équité »). Ou le libéralisme intégral, ou le sociallibéralisme…
Sur les décombres de l’égalité (tous égaux), il reste le recours à l’identité (tous différents). Devant l’impossibilité du commun, il reste la protection de la communauté, la petite (l’ethnie, la secte) ou la grande (la religion universaliste la nation).
Mais qui dit communauté et différence, dit aussi frontière et clôture. Or, de nos jours, la frontière prend de plus en plus la forme du mur. Une partie de la gauche (Terra Nova, Manuel Valls, la Gauche populaire) nous explique qu’il faut prendre à bras-le-corps la question de l’identité et de l’insécurité culturelle. Ce faisant, ils nous poussent à tourner le dos à ce qui, depuis plus de deux siècles, irrigue le conflit de la droite et de la gauche : la question de l’égalité.
La droite croit que l’inégalité est naturelle et qu’elle est positive, puisqu’elle attise la compétition et la créativité ; la gauche croit que seule l’égalité est source de l’équilibre social.
L’égalité ne se pense sans doute plus dans les mêmes termes que dans les siècles passés, mais elle reste au cœur des dilemmes de notre temps. Le fanatisme trouve en lui-même les moteurs de sa folie. Mais les racines de son expansion ne sont pas en lui-même ; elles ne sont dans aucun corpus religieux fondamental.
Les ferments de la violence sont dans le désordre du monde. Ils se trouvent aujourd’hui dans un constat simple : la mondialisation de la marchandise et de la finance a accru dans des proportions insoupçonnées l’inégalité des avoirs, des savoirs et des pouvoirs. Elle a creusé l’écart entre les possédants et les dépossédés, entre les experts et ceux qui ne le sont pas, entre les décideurs et les suiveurs, entre les protégés (relativement) et les précaires. Elle a attisé, moins la colère, que le ressentiment. Elle n’a pas rassemblé le peuple, qu’il soit dans les « centres » ou dans les « périphéries », mais elle l’a divisé.
S’il est un honneur de la gauche et s’il est pour elle une chance, c’est de repartir de ses bases les plus fondamentales et d’aider à réunifier ce peuple que plus de trois décennies de libéralisme ont éparpillé.
Contre les inégalités et les discriminations, l’horizon immédiat doit être celui de la dignité et de l’égalité ; contre la confiscation des pouvoirs induite par la « gouvernance », l’objectif est l’élargissement de la citoyenneté ; contre les barrières, la peur de l’autre et le ressentiment, le moteur est la solidarité. Le fil rouge, c’est l’égalité ; la méthode, c’est la citoyenneté ; le moteur, c’est la mise en commun.
Il faut savoir ce que l’on veut. Si ce que l’on recherche est la croissance infinie du produit fabriqué, de la marchandise et du profit, la concurrence est l’opérateur par excellence et la distribution des individus dans des identités fermées est la condition de l’ordre social. Si, au contraire, on pense que le devenir de l’humanité suppose un développement des capacités humaines économe en ressources, alors le partage et l’en-commun sont la clé de toute avancée, le spécifique et le commun se conjuguent et ne s’opposent pas.
L’extrême droite nous a imposé la frénésie de la puissance, le repliement des nationalismes, l’angoisse de l’état de guerre, la prison des identités. Si nous voulons la combattre, n’acceptons pas les termes du débat dans lesquels elle nous enserre. Contre l’obsession de l’identité, la seule voie est la passion de l’égalité.
*Roger Martelli est historien, co-directeur de Regards. Il est l’auteur de L’identité, c’est la guerre, Les Liens qui Libèrent, 2016, 205 pages, 18,50 euros
tribune parue dans Le Monde
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