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jeudi, 16 juillet 2015 dans
No Pasaran !
C’est volontairement que j’inscris dans le titre un point d’interrogation. Ce qu’on va lire dans ce texte est bel et bien une interrogation, dont je ne détiens pas la réponse. Mais trop de faits et de convergences se font jour, pour qu’on ne pose pas la question, et pour que l’on ne l’instruise pas.
Disons d’entrée de jeu que j’utiliserai le mot « Totalitarisme » selon la signification que Hanna Arendt en a donnée. Celle – ci a commencé à travailler à son livre sur « les Origines du Totalitarisme » dès la fin de la seconde guerre mondiale. C’est en été 1950 qu’elle en publie les premières épreuves, la parution se faisant en février 1951.
Il faut dire que son projet n’a cessé de s’enrichir et de s’étendre pendant ces années.
Nous avons la chance de bénéficier désormais, en langue française, d’une édition en un seul volume (d’un ouvrage primitivement divisé en trois), parue aux éditions Gallimard en juillet 2013, intitulée « Les Origines du Totalitarisme . Eichmann à Jérusalem », puisque, fort à propos, les écrits que Hanna Arendt a consacré au procès d’Eichmann, qu’elle a suivi à Tel Aviv comme « journaliste », y figurent.
Cette édition est précédée d’une excellente introduction de Pierre Bouretz.
Bien entendu, lorsqu’Hanna Arendt commence à penser son projet, elle a sous le yeux, à la fois l’élimination des communistes en Allemagne et la mise en œuvre de la « solution finale » d’extermination, de suppression physique du peuple juif en Allemagne, pour ne citer que les deux cibles principales du régime hitlérien. Elle n’écrit pas en l’air : ces faits sont en train de se produire, des millions de personnes sont en train d’être concernées et de mourir, lorsqu’émigrée aux Etats-Unis, après avoir fui un premier camp de concentration en France, elle commence à penser à son livre.
Elle en élargira la perspective, à la fois dans le temps – en visant à remonter aux origines – et dans l’espace, en y incluant le totalitarisme stalinien.
C’est cette inclusion, il faut le reconnaître, qui éloignera de ce concept des « marxistes », comme moi, très sceptiques vis-à-vis de la réalisation d’une pareille assimilation.
Sceptique, je le reste. Mais mon propos n’est pas, dans cet article, d’aborder ce thème.
Il est assez simple et limité : je veux :
– Rappeler quelles sont les principales caractéristiques du totalitarisme, à la fois dans ce qui l’a engendré et dans ce qu’il est comme régime de domination (et d’extermination),
– Relever des ressemblances troublantes avec la situation actuelle et ce qu’elle pourrait devenir,
– Et en même temps, pour ouvrir sur une note plus optimiste, lancer quelques idées, non présentes chez Hanna Arendt, sur les potentialités positives actuelles (mais ce ne seront que quelques idées pour l’instant).
Avant d’essayer de définir, de manière conceptuelle, en quoi consiste le « totalitarisme », et donc ce que ce concept recouvre, il est bon de commencer plus modestement par saisir les facteurs qui ont autorisé son émergence, puis sa généralisation, et de rester le plus concret possible. Je partirai de ce que dit Arendt, dans le contexte de son époque, mais je me permettrai d’introduire aussitôt quelques références au contexte actuel (début 2014) pour que la comparaison soit à la fois vivante et immédiate.
Le premier facteur d’émergence du totalitarisme est, déjà dans le début du 20ème siècle et à la veille de la première guerre mondiale, une question qui nous est aujourd’hui devenue familière : la décomposition de l’Etat-Nation.
Hannah Arendt insiste beaucoup sur ce premier point.
Il permet d’entrée de jeu de distinguer le totalitarisme d’un simple autoritarisme ou d’une simple dictature. Car, dans une dictature, même si le jeu démocratique est suspendu, et quelle que soit la dureté répressive de cette dictature, le cadre de l’Etat- Nation est préservé, voire renforcé. On n’a pas la mise en place des caractères propres au totalitarisme.
Le rôle de l’Etat-Nation, de sa crise, de son effondrement (ou du moins de son affaiblissement) dans la naissance du phénomène totalitaire sera, pour elle, essentiel. Elle est aussi à l’origine de l’antisémitisme. Hannah montre très bien que l’âge d’or des Juifs dans les sociétés européennes sera celui de l’Etat-Nation et ceci dès la fin de l’ancien régime, lorsque émerge un gouvernement royal fort face aux pouvoirs féodaux. Un certain partage du travail s’est instauré. Face à une bourgeoisie ordinaire, qui a du mal à se constituer, les Juifs offrent la prise en charge de la sphère économique et surtout financière. L’Etat-Nation a besoin des Juifs, en leur offrant, paradoxalement, aux plus riches d’entre eux, des privilèges dans une société qui sera supposée être constituée sur l’abolition de ceux-ci.
C’est la décomposition de l’Etat-Nation qui va briser cette alliance. En construisant ce schéma en toute lucidité (rappelons que Hannah Arendt est juive et, à cette époque, fortement engagée dans la cause juive et sioniste au sens précis de ce terme), elle ne vise pas l’hostilité récurrente aux Juifs, ces derniers servant des boucs émissaire à diverses difficultés sociales.
Elle va beaucoup plus loin : c’est un tant que groupe, identifié comme tel, et séparé, que l’Etat-Nation fera, lors de son apparition, sous la royauté, appel aux Juifs, et d’abord comme banquiers de ce nouvel Etat. Or la crise de l’Etat-Nation, puis son effondrement (qui sera complet en Allemagne au lendemain de la première guerre mondiale), jette en pleine lumière les Juifs en tant que puissance économique « à part » qui paraît d’autant plus insupportable, qu’elle est devenue inutile, qu’elle ne joue plus son rôle de soutien de l’Etat-Nation.
Richesse inutile socialement et d’autant plus insupportable.
Mais il faut dépasser la question juive.
La crise de l’Etat-Nation, c’est d’abord l’introduction d’un facteur fort d’instabilité pour la masse de ceux qui pouvaient se considérer comme citoyen. Un pilier essentiel de la stabilité commence à s’écrouler. Les multiples liens qui attachaient le citoyen ordinaire à cet Etat et qui garantissaient sa sécurité, se défont. Un vide se crée et une insécurité quant au devenir de chaque individu, au fait tout simplement d’avoir un travail, de construire des projets, de se sentir inscrit socialement dans un ensemble.
Cette perte de stabilité, la généralisation d’une psychologie d’abord inquiète, puis angoissée, est pour Hannah Arendt un facteur essentiel. On rajouterait volontiers de nos jours la montée de la précarité, particulièrement forte pour les nouvelles générations et la crise des régimes de retraite.
La durée disparaît.
L’horizon se bouche.
Tout se referme sur l’immédiat.
Avec la crise de l’Etat-Nation, c’est non seulement un cadre collectif qui est mis en cause. C’est aussi la capacité à inscrire son existence dans le temps. Ces individus – qui cessent alors de se penser comme citoyens, membre d’un même Etat – à la fois angoissés et émiettés, projetés dans l’inconnu, souvent révoltés par ce qui leur arrive, constituent le premier terreau du totalitarisme. Il se génère en quelque sorte la demande d’un régime totalitaire, qui offrirait d’en haut la stabilité et la sécurité que la démocratie n’est plus capable d’offrir.
Et pourtant, et pourtant, est-ce qu’Hannah fait le tour de la question ? N’y a-t-il pas, dans cette crise de l’Etat-Nation, des facteurs positifs : le passage, difficile certes, d’une citoyenneté qui restait passive, applicative, à une citoyenneté active ? Car l’émiettement de l’Etat-Nation, c’est aussi l’ouverture des espaces que celui-ci occupait, l’émergence d’un nouveau rapport à soi, la responsabilité assumée vis-à-vis de soi-même. Plus conceptuellement parlant : la création du « soi » moderne, des occasions de prise d’initiative qu’Hannah Arendt verra et valorisera, mais plusieurs années après avoir terminé son livre. Seul mais aussi collectivement. D’ailleurs un véritable collectif, vivant, ne peut exister que si le « soi » s’affirme en parallèle. Il est la source d’une véritable solidarité positive (et non plus celle envers les déshérités, ceux qui se tiennent chaud en se serrant ensemble).
Reste néanmoins qu’en mettant en lumière tous les aspects négatifs, déstabilisateurs, que la crise de l’Etat-Nation entraîne, Hannah Arendt voit juste. Elle met en lumière incontestablement un premier facteur favorable à l’émergence du totalitarisme.
Le second facteur est le triomphe d’une politique impérialiste.
On sait que c’est l’affirmation de cette politique, en Angleterre, comme pôle dominant et en Allemagne, comme pôle émergent, qui sera à l’origine du déclenchement de la première guerre mondiale. La base matérielle de l’impérialisme réside dans le fait que le cadre de l’Etat-Nation est devenu trop étroit pour contenir un fort surplus de capital.
On doit à Lénine, qu’Hannah Arendt avait lu bien entendu, une caractérisation assez complète.
L’impérialisme, c’est aussi le triomphe des monopoles (qu’ils soient industriels ou bancaires) et le déploiement, à l’échelle mondiale, de leur concurrence, qui domine, voire écrase les autres entreprises capitalistes. C’est enfin, une forte hausse du taux d’exploitation des travailleurs, à cette échelle mondiale, donc une montée de la pauvreté et de la misère, qui va frapper ces travailleurs au moment même de la crise de l’Etat-Nation. L’impérialisme donne « l’impression de souris qui auraient accouché de montagnes ».
Cet impérialisme est en lui-même totalitaire et exterminateur. Si, de nos jours, on se situe à l’échelle mondiale, l’extermination ne fait aucun doute : guerre en Syrie, en Irak, au Soudan, en Lybie, etc., sans compter les morts par famines dans nombre de zones du monde.
Ce n’est pas une extermination par enfermement dans des camps (quoi que les vastes camps de réfugiés y ressemblent…). Elle se fait par l’entretien de guerres particulièrement destructrices en vies humaines et par la montée des famines.
Mais le résultat est là.
La dimension religieuse mise en avant dans ces guerres, a « bon dos ». Elle sert surtout comme moyen de sélection, dès lors que la nécessité s’en fait sentir.
Il faut ajouter, de nos jours, un phénomène qu’Hannah Arendt ne pouvait pas connaître : l’impérialisme se manifeste aussi par la conception et la menée de « grands projets », qui affectent, négativement, la dimension écologique de notre vivre, et sont aussi, bien qu’autrement, porteurs réels et potentiels de destruction de vies à large échelle. On retrouve, à la conduite de ces projets, les mêmes grands firmes et banques, avec un soutien permissif de l’Etat (qui joue le rôle de voyageur de commerce lorsque des négociations intergouvernementales sont à mener).
Nous sommes en plein dans une politique impérialiste. Le nucléaire en constitue, pour la France, la pointe avancée.
Et pourtant, et pourtant, a-t-on fait pour autant le tour de la question ? Car, derrière l’impérialisme, il y a une mondialisation, qui met en contact des civilisations et des cultures éloignées les unes des autres. Il se produit, en parallèle, une montée du métissage, à tous points de vue. Des côtoiements, des rencontres, des dialogues se nouent à cette occasion, à large échelle. Il en résulte ce qu’Hannah Arendt appellera : une émergence de la pluralité (à ne pas confondre avec le pluralisme bourgeois !) comme véritable dimension, positive, de la vie politique.
Toutefois, Hannah Arendt a raison de voir, dans les politiques impérialistes, un deuxième facteur d’émergence du totalitarisme.
Le troisième facteur est le fort affaiblissement des « classes sociales », en tant que référent identitaire, et son remplacement par les notions de « foule » ou de « mouvements ».
Première visée : la classe ouvrière.
Même si elle ne disparaît pas physiquement bien entendu, c’est l’identification, idéologique et politique, à cette classe qui s’affaiblit nettement, déjà à l’époque d’Hannah Arendt. Or la référence à une classe sociale, même lorsque celle-ci se définit en opposition à d’autres classes, voire à l’égard du régime en place, est un vecteur fort d’identité. Pouvoir se penser comme appartenant à la classe ouvrière, avec tout ce que cela comporte comme acquis, comme codes, comme ensemble, est quelque chose de décisif dans l’existence sociale des personnes considérées. Rappelons qu’au début du 20ème siècle, la classe ouvrière atteint son apogée, en termes quantitatifs relatifs, au sein du salariat. Or c’est justement à ce moment, objectivement favorable, que son existence idéologique et politique vascille et s’affaiblit.
Sous de le double coup de butoir, de la crise de l’Etat-Nation et de la politique impérialiste, la référence à une classe sociale vascille. L’acteur politique émergent, selon Hannah Arendt, est la « foule », c’est-à-dire, ni le peuple ou la classe ouvrière, mais un rassemblement des « déchets de toutes les classes ». Foule ou, comme on commence à les appeler, « mouvements » sans autre précision, sans rien qui les rattache à une classe précise (sinon, le cas échéant, le marais des classes moyennes).
Cette foule contribue à son tour à faire éclater les cadres politiques des Etats-Nations. Outre le fait de renforcer une fascination de la bourgeoisie pour les bas-fonds, cette foule fait éclater les cadres politiques des partis. Quel parti représente qui ? Là où les anciens partis européens s’attachaient à représenter des intérêts dans une société de classes, ce sont des « mouvements », soit franchement corporatistes, soit mal définis, qui apparaissent au-devant de la scène. Ils préfigurent, souvent sans le vouloir, les organisations de masse totalitaires. Car c’est dans cette foule et ces mouvements, que les organisations à visée explicitement totalitaire, vont d’abord recruter. Surtout si ces mouvements échouent à faire valoir leurs revendications particulières. On a bien connu ça, dans le cas français, avec le poujadisme. En s’affirmant « au-dessus des partis », ces mouvements, souvent racistes (il est aisé de comprendre pourquoi), bâtissent l’antichambre d’un univers où des masses, révoltées, ont le sentiment d’être politiquement hors du jeu, deviendront indifférentes aux appels de l’Etat ou des partis, et deviendront d’autant plus réceptives à des idéologies décrivant la société comme mue par des lois cachées, qui agissent en termes simples de lutte et de survie.
Dès lors, ces foules ou mouvements vont devenir étrangers à toutes les ramifications politiques normales, voire à tout « parti ». Rassemblements informes d’individus furieux, ces foules seront prêtes à suivre les incarnations totalitaires. Il importe de souligner, dans la perspective de Hannah Arendt, que les organisations totalitaires ne vont pas s’imposer et gouverner, principalement, par l’usage d’un appareil de violence (on sait à quel point ce type de gouvernement est précaire). Elles vont découvrir un moyen de dominer les êtres humains de l’intérieur.
Je vais revenir sur la notion de « mouvement » en tant que concept politique, qui, comme tel, peut être positif, contrairement à celui de « foule ».
Lorsque les foules atteindront leur apogée, la police pourra agir sans critères établis. « Tout crime imaginé par les dirigeants doit être puni, sans se soucier de savoir s’il a ou non été commis » .
Ceci permet de toucher le noyau dur d’un régime totalitaire. Le régime totalitaire se situe au-dessus de toute idée de justice humaine. Il se méfie de toute loi. Il gouverne par les affects. La loi qu’il prétend imposer est celle, éternelle, non déterminée historiquement, de la Nature ou de l’Histoire.
La grande force du nazisme aura été de remplacer l’idée de classes, par celle de races. On se situe alors dans un antagonisme « éternel », dénué de toute véritable histoire, dans lequel les lois juridiques n’ont qu’un rôle très minoritaire à jouer. Le racisme n’est jamais anodin, car il modifie, en profondeur, les référents juridiques et politiques. Le racisme s’impose et existe de tous temps et dans n’importe quel lieu.
Mais dans l’esprit de Arendt, il est clair que c’est le totalitarisme qui a appelé la théorie des races, et non l’inverse. Il ne faut pas se tromper dans l’ordre des causalités.
L’hypothèse du régime totalitaire n’est pas que tout est permis, mais que tout est possible. Et si les camps de concentration vont finir par devenir le lieu par excellence de la domination totalitaire, il ne faut pas survaloriser leur existence ou, moins encore, croire que tout régime totalitaire suppose l’édification de tels camps. En réalité, les camps n’ont pu exister que parce que la désolation qui y règne a été préparée par l’atomisation de la société globale. Une situation où chacun devient indifférent à tout autre et se recentre uniquement sur lui-même, tout en ayant le sentiment d’être devenu socialement inutile. Ils auront été préparés par les sentiments d’inutilité et de déracinement éprouvés par les masses modernes.
Et pourtant, et pourtant, peut-on dire que Hannah Arendt a fait le tour de la question ? Je ne le pense pas. Dans le sentiment d’inutilité sociale réside aussi l’aspiration actuelle, particulièrement forte chez les jeunes, à rompre avec le fonctionnalisme, à être autre chose que ce à quoi on est prédestiné. Il y a inutilité sociale par rapport à ce qu’on devrait être, mais non par rapport à ce qu’on pourrait faire.
Là aussi rejoindre la spontanéité, le pouvoir de faire, de se faire. Recentrer l’être sur l’action. Arendt est encore prise, à ce moment-là de sa vie, dans le précipice de l’interrogation philosophie sur l’être et la fausse croyance selon laquelle chaque individu est troublé par elle (en transposant simplement le philosophique dans le sociologique). Et si les individus se situaient déjà au-delà de leur utilité sociale, soucieux d’expérimenter ce qu’ils peuvent devenir ?
Peut-être qu’Arendt expérimente simplement une première grande crise du fonctionnalisme ? Et qu’elle le fait sans recul critique, donc sans positivité nouvelle ? Elle se trouve involontairement prise dans un fonctionnalisme à la Durkheim (ou à la Parsons), retrouvant les accents de l’anomie que Durkheim avait soulignée. Or, si l’on secoue l’influence de Durkheim, on n’a aucune raison de penser qu’on ne peut vivre socialement qu’en s’appuyant sur des règles sociales. On peut parfaitement vivre, individuellement et collectivement en se déplaçant vers des projets de vie (du vivre), orientés sur les devenirs possible.
Vu sous cet angle, le concept fourre-tout de « mouvement » (ou de parti-mouvement) peut trouver toute sa valeur. Non pas un mouvement, mais des mouvements politiques, qui cristallisent à la fois la dynamique et la diversité de notre époque.
Il n’empêche, elle a raison, dans son contexte, de pousser jusqu’au bout l’analyse du phénomène totalitaire et de rejoindre ce constat imparable : aucun régime ne peut tenir par la simple domination externe. Il est certain que dans le triomphe réel à son époque et le triomphe potentiel aujourd’hui du totalitarisme, il y a un élément majeur d’abdication interne de chaque individu et qu’il faut y porter la plus grande attention.
Je peux en venir maintenant, non pas à un quatrième facteur, mais à ce qui constitue l’essence même du totalitarisme. Le totalitarisme est tout simplement la négation de ce qu’il peut y avoir d’humain chez l’homme. L’indifférence à l’humain est son trait majeur et c’est ce qui fait que rien ne peut être dit insupportable (pourvu que cela soit possible). Les massacres et tortures actuelles en Syrie et en Irak deviennent parfaitement supportables pour l’homme occidental qui les voit à la télévision.
Dans l’expérience concrète du totalitarisme, à laquelle Arendt est confrontée, il y a un phénomène très troublant : c’est qu’il ait pu aller jusqu’à l’extermination et que celle-ci ait pu apparaître, sinon comme normale, du moins à l’abri d’un jugement absolu. Presque comme une action ordinaire.
Or cette expérience, nous l’avons bel et bien actuellement.
Lorsque dans les actualités télévisées, nous voyons, dans les guerres impérialistes actuelles, des charniers ou quand nous voyons des enfants être tués en « direct », il se manifeste une sorte d’accoutumance à l’horreur au point qu’elle retient à peine notre attention. Mais au-delà de l’accoutumance, il y a le fait que le vieil humanisme, qui faisait, de la vie humaine, une chose sacrée, n’agit plus. Cette vie se trouve emportée dans des flux, de mort et de vie, qui deviennent à eux-mêmes leur propre justification.
Ce que le totalitarisme fait, concrètement, c’est l’organisation de ces flux banalisés. Non plus des camps mais des flux de personnes égarées. Leur justification est seconde. Pourquoi la solution finale contre le peuple juif ? Cette question a à peine lieu d’être, mais il en est tout autant des exterminations actuelles, comme en Syrie par exemple. C’est un fait établi que des catégories entières de l’humanité sont traitées comme si elles étaient radicalement superflues, que toute spontanéité humaine peut être détruite, que l’inimaginable soit réalisable.
Ce que les temps actuels apportent de plus, c’est la médiatisation. Il n’est plus possible de dire qu’on ne sait pas. Or voici ce que le totalitarisme, au final, crée de plus spécifique : comme le dit Hannah Arendt, « un univers où les hommes sont superflus et où l’horreur devient banale ». Non pas pour tel groupe d’hommes bien identifié (comme les juifs l’étaient), mais potentiellement, pour n’importe lequel d’entre eux.
Cette indifférence, Hannah Arendt, en définitive, ne l’explique pas. Elle ne veut pas monter un vaste système explicatif. Mais elle le place au centre du totalitarisme, non pas quant à ses origines, mais quant à sa réalité.
Encore faut-il préciser ce que l’on entend par « humain ». Dans le vieil humanisme qui s’est développée au 18 siècle et qui est explicitement énoncé dans les principes catégoriques kantiens, l’humain aura été soigneusement isolé des autres réalités, y compris des autres formes de vie. Il existe un fond chrétien évident. La terre a été créée par Dieu pour l’homme. Tout est utilisable par l’homme, il peut instrumenter toute forme d’existence, sauf lui-même. C’est le grand principe mis en lumière par Kant : il est interdit de traiter un autre homme comme un objet, comme un instrument pour réaliser ses propres plans.
L’homme est donc sacralisé.
Or avec la naissance du totalitarisme, ce vieil humanisme « saute », il finit par disparaître dans les consciences actives, c’est-à-dire celles qui ont à s’exprimer face à la réalité, les seules qui comptent. Non pas les consciences de quelques-uns, bien que le cynisme des dirigeants soit nécessaire, mais aussi les consciences de presque tous, de la grande masse.
Dire que les hommes sont superflus, c’est dire en même temps que l’humain l’est. Certainement, l’esclavagisme avait ouvert à la voie, mais à partir d’un certain moment, peu importe les origines car on n’en finirait pas de remonter en arrière dans le temps historique. Il faut se poser : voir et comprendre ce qui est, ici, maintenant.
Je voudrais maintenant revenir sur ce que j’ai appelé « la tension majeure ».
Voici comment je l’ai exprimée :
« La tension majeure qui anime le monde contemporain, à travers des luttes potentiellement de plus en plus dures, et de nombreuses sous-tensions, oppose dans leur expression :
– Le capitalisme comme système, à un tournant où son abstraction active, sous la double forme de la financiarisation et du technologisme pur, prend le dessus sur ses formes plus classiques,
– L’écologie comme forme de vie, éminemment concrète et, on l’oublie beaucoup trop, positive au moment où elle engage, comme enjeu, le développement et la mise en œuvre des capacités (et de la réalité) de vie corporelle potentiellement inventive de milliards d’humains ».
Sans vouloir revenir sur cette caractérisation (ce n’est pas le sujet), la question du totalitarisme peut être introduite en remarquant :
– D’une part, que les enjeux, dans les conflits militaires contemporains, opposent bel et bien des vies, en masse : ceci ne peut être contesté,
– D’autre part, qu’en matière écologique, c’est-à-dire dans la manière dont nous « habitons » la nature et la Terre, des destructions actuelles et potentielles importantes, sont à l’œuvre qui concernent des « masses » de personnes.
– Qu’enfin, si dans ma définition de l’écologie, j’ai mis l’accent sur le positif, sur les capacités des humains concernés, j’aurais tout autant pu mettre l’accent sur le négatif : l’ampleur des risques écologiques, dont tout le monde connaît l’existence et qui menace (et déjà atteint) la vie humaine d’un nombre considérable de personnes. Mais ce négatif cache beaucoup trop le positif, et surtout son potentiel, comme son urgence.
L’avantage du concept de « totalitarisme », mis en avant par Hannah Arendt, est qu’il réintroduit la politique dans l’analyse. Je rappelle simplement deux origines qu’elle a identifiées :
– La crise de l’Etat-Nation,
– Le déploiement de politiques impérialistes.
Je n’irai pas plus loin, laissant chacun sur l’interrogation que j’ai mise au départ et qui n’est en rien une clause de style.
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