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Abattre la dictature de la dette pour libérer la Tunisie ! par Fathi CHAMKHI*

Publié le mardi, 8 janvier 2013 dans Gauche de combat, International, Notre Economie et la leur, Point de vue

 Nous publions ce texte, emprunté au blog des Alternatifs 07:26,  sur le problème de la dette en Tunisie. Il nous a été adressé par Fathi Chamkhi, qui était notre invité lors de la dernière université d’été des Alternatifs en août dernier à Méaudre.

 La dette constitue, depuis la seconde moitié du 19e siècle, la pierre angulaire de la domination étrangère en Tunisie ; en ce sens, elle est une donnée fondamentale de son histoire contemporaine. Elle y joue un rôle antinational, antidémocratique et antisocial !
Cette domination a fini par pousser les classes populaires à la révolte. Il ne leur a fallu que 29 jours pour venir à bout du dictateur, garant de la stabilité de l’ordre capitaliste, il leur faut maintenant en finir avec le régime de domination lui-même, pour pouvoir disposer librement d’eux-mêmes et libérer leur propre avenir.
Mais, un an et demi après la fuite du dictateur, la tâche s’avère aussi complexe que difficile du fait, notamment, de la faiblesse de la conscience en soi des classes opprimées, de l’émiettement des organisations révolutionnaires, de la virulence de l’ennemie de classe et de l’importance des intérêts économiques et stratégiques en jeux et qui dépassent largement le cadre de la Tunisie.

La dette rime avec domination colonialiste
La dette constitue l’un des piliers du régime de domination ; elle est le couteau sous la gorge qui oblige la Tunisie à se soumettre aux intérêts du capital globalisé et de la finance mondiale. Briser le mécanisme de la dette constitue donc l’une des tâches révolutionnaires essentielles sur la voie qui mène au dépassement de l’ordre de domination capitaliste établi.

1864-1881 : La dette comme préalable à la colonisation
La révolte populaire de 1864 contre la décision du Bey de doubler l’impôt, et la féroce répression qui s’en suivit, ont aggravé les problèmes de trésorerie de l’Etat beylical. Après avoir conduit la Tunisie à la ruine, le régime beylical se tourna vers les créanciers étrangers, notamment français, pour se financer.
En 1869, les créanciers étrangers, profitant de la première crise de la dette en Tunisie, ont mis en place une « Commission financière » tripartite (française, italienne et britannique), qui a soumis les finances de l’Etat à leur contrôle direct.

1881-1856 : La colonisation : un régime de domination d’exploitation et de pillage
Un demi-siècle avait été suffisant pour que la Tunisie tombe, comme un fruit mûr, entre les mains de l’impérialisme français. La dette a été le principal outil économique de ce processus colonial.
De 1881 jusqu’en 1956, l’Etat français s’est approprié la Tunisie pour le compte du capital français. L’administration coloniale qu’il a mise sur place avait pour mission essentielle : le maintien par la force armée de l’ordre colonial, l’aménagement de l’espace local et l’organisation de la société selon les besoins de l’exploitation et le pillage capitalistes. Le coût financier du régime colonial a été entièrement porté à la charge de la Tunisie. La société colonisée paye les frais de sa propre exploitation.

Échec du processus de décolonisation

1956-1987 : tentative de transition nationaliste démocratique
Le nouvel Etat, issu d’un long processus historique combinant lutte politique, voire armée, et négociations, s’était attelé au ‘parachèvement de la souveraineté nationale’ : promulgation du ‘Code du statut personnel’ en 1956, proclamation de la république en 1957, émission d’une monnaie nationale en 1958, création de la BCT (Banque centrale de Tunisie) et du dinar et promulgation d’une constitution en 1959, évacuation de la base militaire française de Bizerte en 1963, promulgation de la loi dite de l’évacuation agricole en 1964 et de l’adoption de mesures économiques d’inspiration socialistes.
Cette volonté manifeste d’indépendance a été assez souvent une source de tensions, plus ou moins violents avec l’Etat français :
– D’abord, lors de la création de la BCT et du dinar ;
– Ensuite, lors de la demande de rétrocession des terres agricoles que les colons s’étaient appropriés en masse sous le régime colonial. La manière dont cette question fut réglée illustre bien les limites des revendications nationalistes du pouvoir petit bourgeois local. En effet, face aux atermoiements, voire le refus, de l’Etat français de donner satisfaction à Bourguiba, ce dernier a fini par accepter les conditions françaises : acheter progressivement les terres tunisiennes avec l’argent de la dette qu’il lui accorde.
– Ou bien encore en février 58, lorsque l’armée française a lancé un raid aérien sur la ville frontalière de Sakiet Sidi Youssef en représailles contre le soutien de la Tunisie aux combattants algériens du FLN. Le bilan fut de 75 morts et 148 blessés parmi les civils, dont une douzaine d’élèves d’une école primaire ;
– Enfin, lors de la crise de l’été 1961, autour de la base navale militaire que l’Etat Français a maintenu à Bizerte, qui s’est transformée en conflit armée qui a entraîné la mort d’un millier de personnes, notamment des civils tunisiens et l’évacuation de cette base par l’armée française le 15 octobre 1963.

Malgré cette tension, l’Etat tunisien n’a jamais réellement remis en cause la soumission de la Tunisie à l’ancienne métropole coloniale. Ces rapports dominant/dominés sont rebaptisés ‘rapports d’amitiés et de coopération’ ; l’Etat français fournit l’aide financière et économique, d’une part, et l’Etat tunisien sollicite, à son tour, cette aide pour les besoins du développement national, d’autre part.
Bourguiba a toujours cru à l’idée que la Tunisie ne peut pas se développer sans l’aide financière et économique de la France et de l’occident en général ! Dans son esprit, le maintien de « rapports étroits » avec l’ancienne métropole coloniale, voire leur renforcement, n’est pas en contradiction avec le processus de parachèvement de la décolonisation. C’est ce qui explique le fait que malgré sa volonté manifeste d’indépendance nationale, il s’est peu à peu accommodé de la tutelle de l’Etat français.

Après 1956, la dette reprend du service sous une nouvelle forme ! Elle n’est plus gérée directement par l’Etat colonial, mais devient du ressort de l’Etat national. D’un outil de mise en valeur coloniale au profit du capital français, elle se transforme en outil présumé du financement du développement. Cette légitimation a été assurée, en grande partie, par l’économie du développement, qui a souvent servi de couverture idéologique au néocolonialisme.
Selon cette théorie, la Tunisie souffre d’un mal chronique dû à une carence en épargne locale. De ce fait, elle est incapable de financer elle-même son propre développement. La dette est présentée comme étant le remède idéal au mal du « sous-développement » !
Entre 1956 et 1987, le coût de la dette demeure supportable ; les transferts nets financiers1 au titre de la DEPMLT (dette extérieure publique à moyen et long terme) ont été positif pour la Tunisie d’environ 5 MD (milliards de dinars2). Enfin, tout au long de cette période elle la dette a gardé un rôle économique relativement limité, et par conséquent n’a pas beaucoup pesé sur la nature du financement global de l’économie locale. Mais, son rôle politique consistait surtout à garder l’économie tunisienne dans l’orbite de celle de la France.
Au cours des années 60’, et surtout les années 70’, le processus de ‘transition nationale démocratique’ a commencé à montrer des signes évidents d’essoufflements. Cette tendance s’est confirmée par la suite, suscitant du même coup les tensions sociales et accélérant les dérives dictatoriales et la dégénérescence bureaucratique de l’Etat bourguibien : répression violente de la première tentative de grève générale nationale en 1978, de la ‘révolte du pain’ en 1984, suite à la première tentative de mise en place d’une politique d’austérité néolibérale et mise sous scellée de la centrale syndicale ouvrière en 1985, etc.
La crise s’est transformée, au cours de la deuxième moitié des années 80’, en faillite du système, sous l’effet combiné de ses propres contradictions, inhérentes à sa nature de classe petite bourgeoise d’un pays sous domination impérialiste, et des pressions qu’exerce la mondialisation capitaliste néolibérale.

Face à cet échec, la bourgeoisie locale jette l’éponge et passe les commandes aux IFI3 et à la CE4. Dans le nouveau contexte de la mondialisation capitaliste néolibérale, le capital global use, de plus en plus, d’armes économiques dans sa guerre contre les peuples du sud mais aussi, de plus en plus, contre ceux du Nord. La dette devient un outil économique et politique majeur de domination, de pillage et d’exploitation à l’échelle planétaire.
La période qui s’étend de janviers 1984 (révolte du pain) jusqu’au 7 novembre 1987 (coup d’Etat de Ben Ali) a été déterminante pour l’évolution économique, sociale et politique de la Tunisie durant le quart de siècle suivant. La faillite du modèle capitaliste dépendant et planifié par un Etat-patron a été sans appel.
Une position rentière et un endettement extérieur appuyés par une orientation économique semi-libérale, ont permis à ce modèle de connaître, durant les années 70, une relative prospérité. Mais, sa crise globale a mis à nu les limites du système, et l’incapacité de la bourgeoisie locale et de sa bureaucratie d’Etat à rompre les liens de domination.
Durant période décisive, le rôle des classes populaires et, plus particulièrement, celui de la classe ouvrière n’a pas été décisif. Ce fut le cas aussi des organisations politiques de gauche. La bourgeoisie locale a pu donc troquer avec les forces impérialistes son maintien au pouvoir, contre le peu de souveraineté nationale qui a été arraché si durement depuis 1956.
Le maintien du régime capitaliste dépendant en Tunisie, et sa restructuration au profit des transnationales et de la finance internationale, a nécessité l’élargissement et l’approfondissement de la nature dictatoriale du régime, qui a été rendu possible grâce au coup d’Etat de 1987.

1987-2010 : la recolonisation de la Tunisie
Profitant de la faillite de la transition nationaliste démocratique, les IFI et la CE ont imposé la dictature des marchés en Tunisie : austérité pour les classes populaires et profit maximum pour le capital mondial et son auxiliaire local. Concrètement cela signifie la capitulation politique de la bourgeoisie locale, la réappropriation coloniale d’un pan entier de l’économie tunisienne et la saignée du corps social. Au cours des 23 dernières années, Ben Ali a été le chien de garde de cette économie.
Sur le plan économique, la restructuration capitaliste néolibérale de l’économie locale a permis un élargissement sans précédent de la sphère de l’économie coloniale. Sur les 8107 entreprises5 actives dans les secteurs de l’industrie et des services en 2011, 51% sont plus ou moins sous le contrôle direct du capital mondial. 21,3% d’entre-elles ont un capital à 100% étranger et emploient 35% de l’ensemble des actifs occupés dans les deux secteurs. Le capital français vient largement en tête avec 42,4% des entreprises totalement étrangères opérant en Tunisie, ensuite le capital italien avec 26,4%, viennent après le capital allemand (6,4%) et belge (5,9%). Ils détiennent à eux quatre, 81,1% du capital étrangers opérant en Tunisie dans l’industrie et les services. Leur spécialisation est la sous-traitance, notamment, dans les activités du textile et du cuir et les activités mécaniques et électriques. Cette économie coloniale orientée presque exclusivement vers le marché extérieur, a réalisé 63,4% de la valeur totale des exportations dites ‘tunisiennes’ au cours des sept premiers mois de 2012. La Tunisie est une affaire juteuse pour le capital étranger : coûts d’exploitation réduits au maximum et bénéfices exonérés à 100% de l’impôt avec liberté de leur transfert total vers le pays d’origine.
Les conditions d’existence, de stabilité et d’extension de l’économie coloniale en Tunisie sont la cause de graves problèmes politiques, économiques, sociaux, culturels et environnementaux. Pour cacher ce drame social et écologique, beaucoup de subterfuges, de parades et de stratagèmes sont mis en œuvre :
– D’abord, la propagande du régime qui vante les mérites d’une économie dynamique, ouverte et qui réalise une moyenne de croissance de 5% depuis le début de la contre-révolution capitaliste néolibérale en 1987. Ce discours, qui focalisait sur les performances en termes de compétitivité, d’ouverture et de croissance économique, a été relayé à l’extérieur par les représentants des intérêts impérialistes, notamment la CE et les IFI.
– Ensuite, la propagande du régime qui avait réussi à diffuser l’image d’un pays stable, sûre et moderne. Elle fut facilité par la faiblesse de la contestation sociale du régime, le soutien quasi inconditionnel de la bureaucratie syndicale à la dictature, l’acceptation de la quasi-totalité de l’opposition politique de la perspective d’une transition démocratique lente et négociée du pouvoir politique et l’image d’un pays stable, où se rendent chaque année des millions de touristes européens, dans une ‘région à risque’.
– Enfin, la gravité de la crise sociale et environnementale est astucieusement occultée par des statistiques falsifiées, et un discours officiel qui proclamait son attachement aux droits de l’Homme et aux acquis sociaux (éducation, santé, logement, droits des femmes…).

Quand Ben Ali a pris le pouvoir en 1987, la Tunisie avait une dette d’environ 5 MD, quand il en a été chassé, elle devait plus de 30 MD. Les flux financiers totaux au titre de la dette, qui ont transité à travers une administration locale corrompue, ont atteint 150 MD6. A quoi a servi tout cet argent ?
La dette sert exclusivement les intérêts de l’économie coloniale qui lui assure des flux suffisants de devises étrangères7 pour garantir, notamment : le paiement du service de la dette, le financement du rapatriement des dividendes réalisés sur le marché local, le paiement des infrastructures et des importations d’équipements et de matières premières nécessaires au bon fonctionnement de cette économie et le financement du pouvoir despotique.
Entre 1987 et 2010, les transferts nets financiers, au titre de la seule DEPMLT, a été négatif de plus de 7 milliards de dinars. Autrement dit, la Tunisie a remboursé plus qu’elle n’a reçu. Elle a été exportatrice nette de capitaux d’emprunts. En conséquence, l’Etat s’est vu contraint d’affecter une partie, sans cesse croissante, de ses recettes fiscales au paiement du service de la dette.
Cet endettement n’a pas amélioré les conditions de vie de la grande majorité des tunisiens, et la fortune colossale accumulée par le clan Ben Ali en 23 ans de pouvoir démontre que d’importants détournements ont été effectués avec la complicité de certains créanciers. A cela s’ajoute tous les remboursements effectués par la Tunisie sur sa dette extérieure publique.
La charge financière de remboursement de cette dette est essentiellement supportée par les seules classes laborieuses, sans pour autant qu’ils puissent bénéficier de l’argent de cette dette. La régression de la Tunisie de la 78ème place en 1993 à la 94ème en 2011 dans le classement mondial selon l’IDH8 le confirme. Mais, l’aspect le plus manifeste de cette régression sociale est sans conteste l’extension de la pauvreté,9 du fait notamment, de l’aggravation de la crise de l’emploi10 et de l’érosion du pouvoir d’achat des masses populaires.

Le 17 décembre 2010, un drame personnel met le feu aux poudres. Les masses déshéritées font « une irruption violente dans le domaine où se règlent leurs propres destinées » en prenant magistralement de court le pouvoir politique, ses commanditaires étrangers et l’élite locale. La première révolution tunisienne est en marche.
Cette tendance à la précarisation contraste avec l’accroissement substantiel des revenus du capital, dopés par un système combinant libéralisme économique , dictature politique, et enrichissement rapide et illicite d’un certain nombre de familles liées au couple présidentiel.
La crise sociale s’aggrave à partir de 2008, du fait des retombées de la crise financière internationale. Les prix des produits de consommation courante connaissent alors une hausse significative, accentuant par la même les effets désastreux de la politique d’austérité et la soumission des services publics à la logique marchande.
Cette situation déclenche plusieurs mouvements sociaux, un peu partout dans le pays, notamment dans le bassin minier de Gafsa, où toutes les villes, plus particulièrement celle de Redeyef, s’insurgent durant plusieurs mois.
La révolution se nourrit aussi de la crise politique, résultat de 23 ans de dictature. A la fin de son long règne, Ben Ali avait réussi à confisquer toutes les libertés et à corrompre la quasi-totalité de ses adversaires politiques. Les perspectives d’un assouplissement politique paraissent tout aussi improbables. A cela s’ajoute une dérive mafieuse du pouvoir sous l’impulsion des clans constitués autour des deux familles Ben Ali et Trabelsi (famille de l’épouse du dictateur). Dans toutes les classes sociales, notamment les plus déshéritées, la dégénérescence mafieuse des clans Ben Ali/Trabelsi est autant exaspérante qu’humiliante pour des masses populaires et une jeunesse accablées par la crise sociale. Mais, pour elles, l’heure de la délivrance a sonné !

17 décembre 2010-25 février 2011 : la première révolution tunisienne
Ce n’est pas la première fois que les masses populaires se révoltent en Tunisie11, mais c’est la première de leur histoire qu’ils réclament et obtiennent, toutes et tous unis dans un mouvement révolutionnaire, la chute du pouvoir12.
Cette révolution n’est pas la conséquence d’une quelconque crise économique. L’économie locale a même réalisé une croissance économique de 3,7%, et ce malgré une conjoncture économique mondiale défavorable, notamment dans la zone euro, principal partenaire économique de la Tunisie. Elle est avant tout le retour de manivelle de l’économie coloniale qui surexploite la société, pille ses ressources naturelles et rapatrie la totalité des profits.
Seul, un pouvoir despotique est capable d’imposer un tel régime à un peuple. L’idéologie, seule, ne suffit pas. Ici, comme disait Gramsci : « Le pouvoir ne dirige pas, il domine, il règne en maitre absolu ».
Avec la chute de Ben Ali, l’économie coloniale perd un allié stratégique. Mais, elle n’entend pas se laisser déposséder de ses intérêts, loin s’en faut ! Pour les forces impérialistes il faut d’urgence contenir le processus révolutionnaire grâce au maintien des structures et des mécanismes de la domination. Autrement dit, de la dictature !
Une nouvelle fois, la dette est l’outil idéal pour maintenir la Tunisie en laisse. Avec une corde au cou, il est plus facile d’étouffer toute velléité de rupture avec l’ordre dominant ! Pour brouiller les pistes, ils réussissent, non seulement, à faire porter toute la responsabilité de la crise à Ben Ali et à son clan, mais, surtout, à se présenter comme le « sauveur suprême » de la Tunisie.

Durant plus de deux décennies, le pouvoir despotique a servi d’écran de fumée, derrière lequel opérait tranquillement l’économie coloniale, après la révolution, ce pouvoir est devenu son bouc émissaire.
La première mesure politique de la contrerévolution fut le maintien en place du gouvernement du dictateur et le contrôle direct de la BCT par les IFI, pour tenir le couteau sous la gorge de la révolution. Le soir même de la fuite de Ben Ali, un haut responsable de la Banque Mondiale, ancien ministre de celui-ci, est parachuté à la hâte à partir de Washington. Le décret de sa nomination est paru au journal officiel du lundi 17 janvier 2011 avec le décret qui a instauré le couvre-feu en Tunisie13 ! Aussitôt, il affirme que :  » La Tunisie s’acquittera de ses dettes (…) dans les délais14″.

Pourtant, la révolution venait de révéler que la Tunisie était très intoxiquée par la dette ! Deux options s’offrent alors à elle : d’une part, celle que rend possible la révolution, qui consiste à commencer d’urgence une cure de désintoxication, d’autre part, celle que défend le nouveau gouverneur de la BCT ; à savoir le maintien de la soumission au diktat impérialiste, qui consiste à poursuivre dans la même voie de l’endettement.
Au cours de 2012, année mise sous le signe de la « transition démocratique » et la « réalisation des revendications de la révolution », le gouvernement détourne 2,5 MD de l’argent public, via le budget de l’Etat, pour payer la dette de la dictature. Dans le même temps il ne consacre que 0,7 MD au développement régional, 1,2 MD à la santé publique, 0,8 MD à l’emploi et la formation professionnelle et 0,6 MD pour les affaires sociales.

En fait, tous les gouvernements qui se sont succédé au pouvoir depuis le 14 janvier, qu’ils soient autoproclamés ou bien issu des élections du 23 octobre, se sont attachés à faire du remboursement de la dette du dictateur leur priorité. L’ANC (Assemblé Nationale Constituante), issue elle aussi des mêmes élections, a, à son tour, validé le budget qui oriente l’équivalent du cinquième des recettes de l’Etat au paiement de la dette.
Cette décision, en plus du fait qu’elle prive la Tunisie de moyens financiers très précieux à un moment très critique de son histoire, aggrave son endettement extérieur. En fait, la Tunisie n’a pas de quoi payer la dette. Alors, elle doit s’endetter davantage. Il est clair que le gouvernement local n’a pas la permission de chercher d’autres alternatives. Les emprunts nouveaux correspondent exactement au montant du déficit budgétaire record de 2012 ; soit 6,6% par rapport au PIB.
De plus, reconnaître la dette du dictateur, en décidant de poursuivre son remboursement et d’emprunter davantage, ne constitue pas seulement un acte antinational, antidémocratique, une complicité de fait avec la dictature et la reconnaissance de ses crimes, mais renforce, du même coup, la soumission de la Tunisie aux diktats des puissances impérialistes.
Enfin, la poursuite du paiement de la dette maintient l’Etat dans la logique de l’ajustement structurel et de la mondialisation capitaliste néolibérale et l’oblige de rester dans la logique de l’austérité et de la priorité donnée aux intérêts capitalistes étrangers.
Enfin, nous comprenons mieux maintenant pourquoi, depuis la chute de Ben Ali, tous les gouvernements qui se sont succédé au pouvoir ont été d’accord sur un principe : le caractère intangible, voire sacré de la dette extérieure, même quand elle est le fait de dictature. Cette règle ne figure nulle part, pourtant elle se place au-dessus de toute autre considération !

Nous comprenons aussi que le fait d’accepter de se plier à cette règle inique, on doit se soumettre à tout le reste. Dans le cas de la Tunisie postrévolutionnaire, cela explique pourquoi tous ces gouvernements continuent d’appliquer à la lettre les directives de la CE et des IFI. Deux faits confirment cette affirmation :
– D’une part, le lancement de négociations secrètes avec la CE, depuis février 2012, en vue d’aboutir rapidement à une ‘zone de libre-échange complète et approfondie’. Ces négociations sont menées, côté tunisien, selon les pratiques de l’ancien pouvoir ; c’est-à-dire dans le dos du peuple tunisien. Le libre-échange n’est qu’une partie d’un plan plus général contenant en tout 11 points. Du côté européen, cette nouvelle offensive impérialiste européenne contre la Tunisie a reçu l’aval du Parlement européen le 10 mai 2012.
– D’autre part, des discussions sont en cours avec le FMI15 pour la mise en place en Tunisie d’un nouveau plan d’ajustement structurel et d’un plan d’austérité, qui sont voulus, là aussi, complets et approfondies.

Face à la faillite globale du régime et son rejet par la révolution, les forces impérialistes ayant à leur service les nouveaux laquais, n’ont de réponses que l’austérité et le libre-échange, à la manière de la médecine populaire de jadis qui avait pour remède universel de saigner le patient, parfois jusqu’à la mort ! Il est temps de nous débarrasser définitivement de ce régime ; les masses populaires et la jeunesse nous ont ouvert la voix, à nous de leur éclairer le chemin qui mène vers la liberté.

Dans l’immédiat, il est primordial, pour ouvrir des perspectives réelles devant le processus révolutionnaire, de lutter pour :
– La suspension immédiate du remboursement de la dette extérieure publique accumulée sous le régime de la dictature (avec gel des intérêts) ;
– la mise en place d’un audit de cette dette, qui devra associer des représentants de la société civile et des experts internationaux indépendants, pour permettre de faire la lumière sur la destination des fonds empruntés, les circonstances qui entourent la conclusion des contrats de prêts, la contrepartie de ces prêts (les conditionnalités) ainsi que leurs impacts environnementaux, sociaux et économiques.
– annuler la dette odieuse que déterminera l’audit de la dette.

Tunis, le 10 septembre 2012
Fathi Chamkhi est universitaire, porte parole de RAID (ATTAC-CADTM) Tunisie

 

Ce texte a également été publié sur la revue internationale de Solidaires, consacrée à la Tunisie.

 

Notes :

1Le solde des entrées nettes de capitaux d’emprunts est le résultat des emprunts nouveaux ou bien tirages (côté entrée en +) moins le paiement du service de la dette (côté sortie en -).
21 dinar vaut actuellement 0,5 euro
3Institutions financières internationales
4Commission Européenne
510 employé-e-s et plus
6Environ 100 milliards de dollars américains
7Le dinar tunisien est une monnaie locale, non échangeable à l’extérieur
8Indice de développement humain élaboré par le PNUD
9L’actuel gouvernement provisoire reconnaît un taux de 25% de personnes vivant en-dessous du seuil de pauvreté, alors que la dictature prétendait que la pauvreté ne touchait que 3,8% de tunisiens.
10Un taux de chômage persistant élevé à environ 15% couplé à une extension phénoménale du sous-emploi qui concerne environ 60% des actifs occupées.
11La dernière révolte remonte à 1984 ; plus connue sous le nom de ‘révolte du pain’
12En plus de la chute du dictateur, la révolution obtient l’interdiction du parti au pouvoir (RCD) et l’abrogation de la constitution
13Il est toujours en vigueur !
14Conférence de presse du 21 janvier 2011
15Fonds monétaire international

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