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Devoir de Vacances n°17 « La bataille de la retraite est une vraie lutte des classes » Lucien SEVE (Interview dans « La Marseillaise »)

Publié le vendredi, 13 septembre 2013 dans Gauche de combat, Notre Economie et la leur, Point de vue, Social

arton21681-41a91Alors que plusieurs syndicats appellent à manifester ce mardi 10 septembre contre la réforme des retraites du Gouvernement, le philosophe Lucien Sève estime que c’est la place et le rôle du retraité qu’il faut repenser en profondeur. Et appelle à jeter les bases d’une « troisième vie » dans laquelle le retraité jouerait un rôle majeur et actif à visée émancipatrice dans la société. Loin de toute exploitation.

La Marseillaise. Salariés et retraités seront dans la rue le 10 septembre pour s’opposer à la réforme des retraites telle qu’elle est annoncée par le Gouvernement. On nous redit, comme à chaque fois : « on vit plus longtemps, il est normal qu’on travaille plus longtemps », et c’est bien ce à quoi tend l’allongement de la durée de cotisation. Vous insistez sur un autre aspect de la question . le bien-vieillir. Qu’est-ce à dire ?

Lucien Sève. Permettez que d’abord je revienne sur cette fameuse phrase censée justifier l’attaque contre nos retraites. C’est comme ça que se mène toute politique anti-populaire : d’abord, on intimide en matraquant avec un slogan bien trouvé (par exemple « le coût du travail ») ; et alors, carte blanche pour le pire. Nous n’attaquons pas assez cette apparente évidence (« on vit plus longtemps, on doit travailler plus longtemps ») qui est en fait une double mystification.

D’abord, on vit plus longtemps justement parce qu’on travaille moins longtemps que jadis ; faire travailler plus longtemps, c’est réduire la durée moyenne de vie, comme le démontre la très forte différence d’espérance de vie entre salariés d’exécution et non-travailleurs. Ensuite, et c’est là le plus mystificateur, de plus en plus les retraités travaillent bel et bien -tâches domestiques, bénévolat social, activités créatrices…-, mais librement, et non plus pour un patron ! Le travail libre ne tue pas, au contraire il fait vivre. Tout est là. Ce que dit en sous-main le slogan, c’est donc : on vit plus longtemps, donc on doit être exploité plus longtemps. Voilà le scandale. Travail libre ou travail exploité ? C’est le cœur de la question. Une question à fort contenu de classe.

La Marseillaise. Venons-en au « bien-vieillir ». Vous mettez en cause l’approche de toute la question des retraites en termes d’âge, l’appellation,de « seniors »… Mais n’est-ce pas l’identité du système de retraite à la française, à savoir que les « actifs » d’aujourd’hui cotisent pour les retraités ?

Lucien Sève. C’est qu’il y a un vrai jeu de mots sur le âge. Si je dis : soixante ans doit être l’âge du droit à la retraite, ici âge est simplement un repère temporel. Mais quand on dit : les retraités sont des gens d’âge, âge devient une qualification psychique, ce seraient des vieux nécessairement voués à l’oisiveté, à l’inactivité, de simples bouches à nourrir, bien lourdes pour la nation… C’est ce second sens du mot âge qu’il faut radicalement critiquer. L’extraordinaire mutation à la fois sanitaire et sociale qui s’est engagée, c’est qu’après soixante ans s’ouvre pour beaucoup non pas ce qu’on appelle « le troisième âge », c’est-à-dire une survivance diminuée, mais une troisième vie à part entière, plusieurs décennies au cours desquelles, au sein même de cette invivable société capitaliste à bout de souffle, commence à devenir possible pour un nombre croissant d’hommes et de femmes une existence active désaliénée. Nous vivons les débuts d’une formidable émancipation possible de l’existence humaine, où après la « vie de travail », on veut dire par là la vie exploitée, peut s’ouvrir pour de plus en plus d’individus une longue vie d’activités non exploitées, une vie pleinement pour soi et pour les autres. C’est cette magnifique mutation commençante qui est en jeu. La réforme en cours du système de retraite signifie concrètement que la plus grande part de l’espérance supplémentaire de vie serait confisquée par le capital aux salarié-e-s. C’est intolérable.

La Marseillaise. Mais la frontière entre « actifs » et « inactifs » n’est-elle pas le fruit de décennies durant lesquelles la condition de retraité a été résumée au repos bien gagné après le devoir accompli, à l’oisiveté ? Quelle condition nouvelle devrait-on envisager pour le retraité nouveau ?

Lucien Sève. Ici encore, attention aux jeux de mots involontaires. Cette distinction des « actifs » et des « inactifs » est en effet à la base de notre système de retraite par répartition, mais en un sens purement institutionnel : est dit actif le travailleur salarié qui cotise pour le retraité appelé inactif en ce seul sens qu’il a cessé d’être lui-même travailleur salarié. A cela il n’est bien entendu pas question de toucher.

Mais dans le sens général de ces adjectifs, rien ne voue le retraité à être un inactif, en entendant par là un improductif, un inutile, et ce qui se passe sous nos yeux est justement que de plus en plus de femmes et d’hommes retraité-e-s ne font pas que jouir d’un repos souvent très chèrement gagné, se distraire, voyager…

Beaucoup tiennent à se rendre activement utiles et le sont effectivement. Qu’en serait-il par exemple de notre vie municipale, associative, solidaire sans la très considérable participation des retraité-e-s ? Et de la vie familiale des rapports avec les enfants ? Et de bien d’autres choses importantes, comme la transmission de l’expérience professionnelle et sociale ?

En ce sens, il importe hautement de cesser de les appeler « inactifs », désignation légale susceptible d’accréditer une vraie falsification sociale. Le revenu qu’est la retraite n’est pas une aumône pour individus socialement à charge, c’est une rémunération justifiée pour pleine citoyenneté.

La Marseillaise. Le fait que le temps de retraite soit « hors-salariat », donc « hors-exploitation », selon les vues marxistes, pourrait-il favoriser un nouveau rôle du salarié dans la société ? Si oui, pourquoi n’en va-t-il pas ainsi actuellement ?

Lucien Sève. Bien sûr que ça pourrait et même devrait le faciliter ! L’allongement de l’espérance de vie active exige de penser et d’organiser autrement le temps de retraite. Et d’abord il faut entendre autrement le mot même de retraite. D’origine, il dit un retrait de la vie active, une mise à l’écart, un renoncement à la vie plénière. Le retraité en a le droit, si c’est son libre choix. Mais de plus en plus le mot peut et doit dire tout autre chose : une troisième vie traitée autrement, retraitée comme on retraite un minerai… Un retraitement de l’existence où l’on puisse enfin longuement faire ce qu’on a envie de faire et que la vie exploitée a empêché de faire… C’est un droit imprescriptible de toute personne, si du moins notre monde est civilisé. Et l’assurer vraiment exige toutes sortes de choses qui à mon sens doivent faire aussi partie de la bataille pour nos retraites. Par exemple, une troisième vie humainement riche ça se prépare, ça présuppose d’acquérir de nouveaux savoirs et savoir-faire, de former de nouvelles motivations.

A cet égard, la façon dont ce capitalisme à bout de souffle maltraite aujourd’hui les quinquagénaires est un scandale, on leur gâche l’existence, on les licencie, on leur refuse toute formation, etc…, cela juste au moment où ils ont à préparer leur troisième vie, chose aussi essentielle que la formation initiale… L’être humain est aujourd’hui aussi maltraité que la planète Terre, je trouve qu’on ne le dit pas assez. Il ne suffit pas d’être écolo, il faut du même mouvement être anthropolo. . .

La Marseillaise. Dans quelle mesure la bataille pour ce que vous appelez la troisième vie s’apparente-t-elle, selon vous, à une bataille de classe ?

Lucien Sève. Empêcher qu’on dégrade davantage encore notre système de retraite et même passer à l’offensive pour y apporter toutes les améliorations dont il a tant besoin, c’est se battre pour que demain vingt millions de retraité-e-s accèdent à une vraie troisième vie soustraite à l’emprise directe du capital. C’est une affaire colossale. N’ayons pas peur du mot : c’est bien plus que simplement revendicatif, c’est proprement révolutionnaire. C’est même ça, aujourd’hui et demain, la révolution : créer au présent un rapport des forces qui permette de changer sans attendre des rapports sociaux fondamentaux dans un sens émancipateur. Si nous hésitons à voir dans cette bataille de la retraite une vraie et grande lutte de classes, le capital financier, lui, n’hésite pas : il se donne à fond pour la gagner en son sens. Oui vraiment, grande bataille de classe. Qui mérite que nous fassions un premier vrai succès du 10 septembre.

 

Entretien réalisé par Sébastien Madau (La Marseillaise, le 8 septembre 2013)

Pour aller plus loin :

  • Aliénation et émancipation, précédé de Urgence de communisme, suivi de Karl Marx, 82 textes du Capital sur l’aliénation, par Lucien Sève, La Dispute, 2012.
  • Qu’est-ce que la personne humaine ? Bioéthique et démocratie, par Lucien Sève La Dispute, 2006.

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