Fin du travail ou travail sans fin
La question « fin du travail », est la question majeure de l’époque, la RTT n’est qu’une étape… Nous en parlerons cet été, lors de notre Université d’été. . .
« Il se peut que pour les derniers Mohicans du marxisme du travail, la négation radicale du travail soit la plus insupportable de toutes les interprétations récentes de la théorie de Marx. »
Robert Kurz. « Lire Marx », (ré)éd. Les balustrades, 2013.
« Le message anxiogène ne fait aucun doute : travaille, tout petit homme, travaille, deux milliards de fourmis asiatiques s’apprêtent à te bouffer, travaille, redouble d’ardeur, ne rechigne pas : la Bourse appréciera et tu sauvera ton emploi. »
Catherine Herszberg. «Pourquoi sont-ils pauvres ?», èd. du Seuil, 2012
Le chômage dont le Président – désespérément – normal veut inverser la courbe est en croissance constante, accélérée et ce, depuis plusieurs décennies, abstraction faite de quelques redressements épisodiques, conjoncturels. Au niveau hexagonal, européen, mondial prolifèrent les « surnuméraires » dont les chances de trouver un emploi diminuent chaque jour. L’avenir est sombre, « nous nous dirigeons vers une société de travailleurs sans travail, on ne peut rien imaginer de pire », Hannah Arendt.
Nonobstant, pour tempérer un peu la tristesse coléreuse qui nous gagne en écoutant les déclarations (creuses), les préconisations (douteuses) de ceux qui nous gouvernent et nous bernent demeurent accessibles quelques ouvrages proposant de percutantes analyses propres à affuter les « armes de la critique ».
Le plus épais (396 p.), participe du courant « critique radicale de la valeur » (1), met à jour (au jour ?) une relecture novatrice, « percutante » de Karl Marx. Robert Kurz (disparu en 2012), nous propose de Lire Marx (traduit de l’allemand par Hélène et Lucien Steinberg). Relecture pour certains et d’autres qui trouveront insupportable, voire scandaleuse l’orientation « marxienne », d’un Marx qui argumente contre le travail, qui vise l’émancipation des travailleurs non dans le travail, mais après et hors des tâches laborieuses. L’argumentation de Robert Kurz est solide, construite à partir des originaux dispersés du citoyen de Trèves. Pour la rapide (insuffisante) recension de cet
important ouvrage, potentiellement explosif, nous focaliserons la présentation sur le chapitre 2, « Critique et crise de la société du travail », (p. 122/157).
Les laudateurs du travail (ils ne sont pas tous libéraux), les défenseurs de la classe ouvrière, nécessairement productive, honnêtement laborieuse, devraient, avec quelques efforts de cogitation, suspendre nombre de leurs certitudes mal acquises pour découvrir et bénéficier des lumières d’un Marx occulté (« ésotérique »).
C’est le sujet politique, œuvrant en deçà, après le travail (emploi/salariat) dont Marx – qui n’était pas marxiste – entendait promouvoir l’émancipation. Et « ce n’est pas un hasard si Marx ne s’est jamais laissé à glorifier le travail, les mains calleuses, à exalter l’éthique protestante du travail accompli et la « réalisation de la valeur par le travail », comme ce fut couramment le cas ensuite des syndicats, des partis ouvriers sociaux-démocrates et communistes avec toute l’iconographie et la symbolique s’y rapportant. » (p.123 dans R.K.)
Avec Marx contre le travail
Plutôt que « travailliste » Marx fut sans doute un apologiste du loisir actif, impliqué, de l’activité du citoyen libéré après la nécessaire et courte séquence productive, « la liberté au delà de la nécessité… » citation récurrente, réitérée, dont l’application est infiniment différée. C’est à partir des textes originaux que Robert Kurz argumente son appréhension de Marx. Echantillons à partir de l’abondante moisson de l’auteur-relecteur.
. « La création de beaucoup de temps disponible après le temps de travail nécessaire, pour la société en général et pour chacun de ses membres, c’est-à-dire du loisir pour que se développent pleinement les forces productives des individus et donc aussi de la société. Le capital a toujours tendance à créer du temps disponible et à le convertir en surtravail ». Manuscrits de 1857-1858. Ebauche, p. 157 chez R.K.
. « Le temps libre – qui est aussi temps de loisir que temps destiné à une activité supérieure a naturellement transformé son possesseur en un sujet différent… ». Manuscrits… p. 383 chez R.K.
. « Le travail est libre dans tous les pays civilisés, il ne s’agit donc pas de le libérer, mais de le dépasser. »
L’idéologie allemande avec Friedrich Engels (1866), p 382, dans R.K.
La relecture de Robert Kurz concernant la fin du travail s’appuie sur l’observation des évolutions/révolutions dans la production : « Tous les indices signalent qu’avec la révolution micro-électronique, nous approchons de la situation, telle que l’a déduite Marx.[…]. Les limites de la société laborieuse sont identiques aux limites du capitalisme. Le travail aliéné se détruira de lui-même. »p .127.
Cette destruction « inévitable » mériterait d’être discutée… Pourtant «comme tous les grands penseurs, Marx a encore quelque chose à nous dire », note de l’éditeur, p. 5. Avis…
Pour qui, pour quoi, travaillons- nous ?
Une autre heureuse initiative éditoriale, autre contribution à la déconstruction de l’idéologie du travail, le recueil en un volume de textes épars de Jacques Ellul sur la question du travail.
« Pour qui, pour quoi, travaillons-nous ? » èd. La table ronde, 2013. Présentés, annotés par Michel Hourcade, Jean- Pierre Jézéquel et Gérard Paul.
La quatre de couv’ donne le ton de l’ensemble : « Le travail c’est la liberté, c’est bien la formule idéale de ce lieu commun. Ce qu’il faut qu’il y tienne quand même , à la liberté le bonhomme, pour formuler de si évidentes contre vérité pour avaler de si parfaites absurdités et, qu’il y ait de profonds philosophes pour l’expliquer « phénoménologiquement » et qu’il ait d’immenses politiciens pour l’appliquer juridiquement ! »
Jacques Ellul, autre lecteur vigilant de Marx, à proximité d’André Gorz, de Cornélius Castoriadis et du collectif Adret (les 2 h de travail par jour). Malgré son désir, son adhésion à l’Internationale Situationniste lui fut refusée … pour cause de christianisme Jacques Ellul plaide pour une autogestion démocratique et généralisée, rendue nécessaire et désirable par « la réduction du temps de travail rendue possible par l’automation et la suppression d’un grand nombre de services administratifs grâce à l’informatisation » (p. 204 ) . Le processus autogestionnaire, réel exige « la remise du pouvoir à la base ».(p.206)
Dés 1982, dans « Changer de révolution », Jacques Ellul ne croyait guère, et craignait fort les méfaits de la religion de la croissance : « …ce qui est encore plus utopique, c’est de croire que notre monde occidental va pouvoir continuer sa vie de croissance, comme ça va. » (p .167).
La croissance, pour laquelle nous sommes condamnés à travailler, et pour certains jusqu’au « burn out » – ou autre versant de la même logique à ne pas travailler comme chômeurs – n’est-ce l’autre nom de la nécessaire « reproduction élargie du capital ». Le refus du travail (à minima du surtravail) est une attitude politique authentiquement anticapitaliste. Fin du travail, ou travail sans fin ? Question d’époque, qui fait l’objet du livre collectif publié par Utopia.
DIA, RMA et décroissance des inégalités
Quatre auteurs pour attaquer « la centralité de la valeur travail » : Vincent Liegey, Stéphane Madelaine, Christophe Ondet, Anne-Isabelle Veillot, préface de Paul Ariès. Pour arme majeure : la Dotation Inconditionnelle d’Autonomie (DIA) : « la mise en place même progressive d’une DIA couplée à un Revenu Maximum Autorisé (RMA), permettrait d’initier une transition pour sortir de ce modèle de croissance et de tous les maux qui y sont associés : inégalités, sentiment d’insécurité, centralité de la valeur travail, primat de l’économie, insoutenabilité écologique, manque de démocratie (p.47). L’argumentation est clairement située dans la logique de la décroissance comme le titre complet l’indique, « Un projet de décroissance. Manifeste pour une Dotation Inconditionnelle d’Autonomie »
En son principe l’idée est ancienne, « déjà en 1792, Thomas Paine, élu du Pas-de Calais déclarait : « Sans un minimum de ressources, le nouveau citoyen ne peut vivre pleinement les principes républicains.» Il propose alors le versement de subsides à tous les hommes indépendamment de leur travail et de leur richesse (p .37).
Cette DIA, au moins partiellement prendrait la forme de droits de tirage (ou « droits-créances ») en ce qui concerne les transports collectifs, le logement social, l’accès à l’énergie,… serait instaurée une quasi gratuité jusqu’à un niveau raisonnable de consommation.
Les pages 43 à 47, contiennent en tableaux la planification de mesures transitoires, progressives, qui donnent consistance et crédibilité (au moins théorique) aux « uto-pistes » que tracent les auteurs.
L’horizon est lointain ? La voie étroite, escarpée ? Mouais… « Pourtant on ne peut construire de vie politique si nous n’échappons pas au tempo de la nécessité, pour faire briller des zones d’indétermination sans lesquelles aucun changement n’est possible. » Incertitudes créatrices esquissées par Marie-José Mondzain dans un livre consacré à « Une utopie d’avenir. L’éducation populaire » (èd. Les liens qui libèrent, 2012). Pour cartographier les zones d’indétermination, les auteurs Dotation Inconditionnelle d’Autonomie (une utopie nécessaire ?), seront présents à l’université d’été 2013 des Alternatifs, … à ne pas manquer.
Alain Véronèse
Note.
D’Anselm Jappe, qui donne actuellement un séminaire à l’EHESS (1er et 3ième mardi du mois), on peut lire dans la Revue de Livres (RdL), n° 9, sept. 2009 (disponible sur internet) : « Avec Marx contre le travail », une présentation serrée du livre de M. Postone « Temps, travail et domination sociale »( èd, Mille et une nuits, 2009). Postone, Kurz et Jappe sont parmi les principaux théoriciens de la critique de la valeur – dont la valeur travail. Une présentation du… travail de Kurz par Jappe dans le dernier n° de la RdL.
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