La crise malienne, entre irrédentisme et islamisme
Publié le mercredi, 19 décembre 2012 dans International
Depuis son indépendance en 1960, le Mali a souvent été confronté à des difficultés :sécheresses et famines récurrentes, dictatures, coups d’état, irrédentisme touareg… et depuis quelques années islamisme jihadiste avec l’arrivée de al-Qaïda au Maghreb islamique. Cette instabilité chronique et la crise actuelle ont de multiples causes, anciennes ou récentes, que je tenterai d’évoquer. J’articulerai mon intervention en deux points :
-le Sahel, un espace en crise,
-la crise malienne de 2012.
I Le Sahel, un espace en crise.
I 1 Des contraintes fortes
Il convient d’abord de définir le mot Sahel. C’est un terme d’origine arabe qui signifie, étymologiquement rivage ; on trouve de nombreux Sahel, en Algérie, en Tunisie… Par extension le terme est utilisé pour désigner le rivage sud du Sahara, cet espace de transition entre le désert et la zone tropicale située approximativement entre le 12e et le 20e parallèle nord (cf fig. 1). Plus précisément, on le limite par les précipitations, entre 200 et 600 mm/an. En deçà, c’est la zone désertique, au-delà, la zone tropicale. C’est donc une étroite bande de terre (200 à 300km du nord au sud) qui s’étend de l’Atlantique à la Mer Rouge. C’est un entre-deux du point de vue climatique comme humain, annexé à la zone saharienne les années de sécheresse (et elles ont été nombreuses entre 1970 et 1990) ou à la zone tropicale quand les pluies sont abondantes (ce qui est beaucoup plus rare).
Du fait des contraintes climatiques, l’agriculture y est difficile, voire impossible sans irrigation (vallées des fleuves Sénégal et Mali, oasis…). Le Sahel est donc avant tout un espace d’élevage où des pasteurs nomadisent avec leurs troupeaux : Maures, Touaregs et Toubous dans la zone saharo-sahélienne, Peuls dans la zone sahélo-tropicale. Cet élevage nomade a été très gravement affecté par les multiples sécheresses des années soixante dix et quatre-vingt qui ont entraîné d’importantes migrations de population, un gonflement des villes, principalement des capitales (cf fig.2) et des déracinements difficiles à vivre.
I 2Le difficile héritage colonial
Aune autre échelle, il faut bien évoquer la question des frontières africaines et celle de la décolonisation (cf A.-C. Robert, Monde Diplomatique, décembre 2012). L’essentiel des frontières a été imposé par les puissances coloniales européennes, au premier rang des quelles la France (32% du total) puis le Royaume-Uni (27%), l’Allemagne, le Portugal, la Belgique, l’Espagne et l’Italie. A quelques exceptions près (telles les frontières algéro-marocaine et algéro-tunisienne, pour la partie non-saharienne de ces pays…), toutes les frontières africaines ont été imposées par l’Europe, principalement lors du congrès de Berlin (1884) où les puissance colonisatrices se sont partagé le gâteau africain.
La zone saharo-sahélienne n’échappe pas à la règle commune, à une petite nuance près pour le centre et l’ouest du Sahel : l’essentiel des frontières a été décidé par la France, en fonction des rapports de forces entre les militaires qui géraient les Territoires du Sud algériens et les militaires qui colonisaient l’Afrique Noire. L’Afrique sahélienne a ensuite été partagée en diverses colonies dont les frontières ont parfois varié, et ceci, naturellement, sans tenir compte des populations, souvent très diverses : à l’exception de la Mauritanie où les Maures sont largement dominants (75% de la population), les états sahéliens sont très largement multi-ethniques (sans qu’il y ait un groupe majoritaire) : 20, 30, 40 langues différentes parfois. Inversement des groupes importants sont parfois divisés entre plusieurs états, ce qui est le cas des Peuls ou des Touaregs. Ces derniers seraient entre deux et demi et trois millions, répartis entre le Niger (environ 1,5 M), le Mali (0, 7M), le Burkina Faso (0,3 M), l’Algérie et la Libye (quelques dizaines de milliers chacune) Cette situation est d’autant plus mal ressentie par les Touaregs qu’ils se sentent marginalisés, ce qui est lié à des problématiques complexes : opposition des modes de vie (nomades/sédentaires, éleveurs/agriculteurs), difficultés dues aux sécheresses, éloignement géographique, en particulier des centres du pouvoir…
I 3 Des États défavorisés
Les six États du Sahel issus de l’ex-Afrique française (cf tableau) ont un certain nombre de caractéristiques communes. Ils ont tous obtenu leur indépendance la même année, en 1960 et, à l’exception de la Mauritanie, ont tous la même monnaie, le Franc CFA. Tous sont restés dans la mouvance politique de la France et participent à ce système néo-colonial appelé « Françafrique ».
L’espace sahélien ainsi défini est un espace vaste, près de 5, 3 M km2, soit près de 10 fois la France, mais il est peu peuplé, moins de 80 M hab. Les oppositions de densité de population sont très forte entre la zone saharienne (moins de 1 hab/km2 et la zone sahélo-tropicale (50 à 100). Tous ces pays sont marqués par une capitale hypertrophiée qui concentre généralement la moitié des citadins de chaque pays, voir plus. Tous ces pays ont connu une très forte croissance démographique depuis 1945 : en moyenne leur population a été multipliée par cinq ! Et cette croissance démographique continue aujourd’hui : avec un indice synthétique de fécondité de 7 et un taux d’accroissement naturel annuel de 3,6% (ce qui implique un doublement de la population en moins de 20 ans), le Niger est le champion du monde ! Le Mali et le Tchad ne sont pas loin derrière . Dans ces condition, la population est très jeune : 40 à 50 % a moins de 15 ans, la mortalité infantile y est forte ou très forte (50 à 125 o/oo) et l’espérance de vie faible (50 à 60 ans). L’indice de développement humain y est particulièrement faible : quatre des pays sahéliens sont dans le dernier décile.
L ‘économie de ces pays est sinistrée. Elle repose essentiellement sur le secteur agricole. L’industrie est quasiment absente, les hydrocarbures (pétrole en Mauritanie et au Tchad) et les produits miniers (fer en Mauritanie, uranium au Niger…) sont exportés sans la moindre transformation. De ce fait, le poids dans l’économie mondiale est quasi-nul : le PIB de ces six pays est inférieur à celui du seul Luxembourg et leur niveau de vie est particulièrement faible (moins de 800§/hab/an en moyenne.
Le Sahel est donc un espace fragile, une zone à problèmes, une zone de confins où se côtoient des populations diverses longtemps marquées par des relation commerciales importantes, mais aussi par des relations de dépendance et de traite d’esclaves dans un espaces où les frontières n’existaient pas et où certains -les Touaregs en particulier on été pénalisés par l’établissement de ces frontières et aimeraient s’en affranchir. Ce Sahel devient aussi de plus en plus un espace de lutte entre les puissances, régionales (Algérie, Nigéria) ou mondiales (France, États-Unis, Chine). Il est clair que l’Algérie, la Chine et les États-Unis verraient sans déplaisir la place de la France régresser dans le Sahel.
II La crise malienne de 2012
II 1 Principaux groupes armés intervenant au Sahel
AQMI (Al-Qaïda au Maghreb islamique)
AQMI est un avatar de la guerre civile algérienne des années quatre-vingt-dix. Après l’interruption du processus électoral en 1992, les éléments les plus radicaux du FIS (Front islamique du Salut) ont fondé les GIA (Groupes islamiques armés) qui ont ont multiplié les attentats contre les forces armées algériennes et les civils, puis ont organisé des massacres de civils de grande ampleur. Devant cette dérive mortifère qu’ils n’approuvaient pas, des membres des GIA se sont regroupés pour lutter prioritairement contre le pouvoir qualifié de taghout (tyran) et ont créé en 1998, sous la direction de Hassan Hattab, le GSPC (Groupe salafiste pour la Prédication et le Combat). Le rapprochement avec Al-Qaïda se fit progressivement ; en 2004, Abdelmalek Droukdel remplaça Hassan Hattab et développa les liens avec Al-Qaïda : en janvier 2007, le GSPC devint AQMI. Petit à petit, devant la pression de plus en plus forte de l’armée algérienne, AQMI est contraint de réorienter son action dans la zone saharo-sahélienne, au détriment de l’Algérie du Nord.
Les membres d’AQMI se réclament de la tendance jihadiste du salafisme. Ils veulent reconstruire le califat originel par le jihad, qu’ils considèrent comme une obligation absolue. Ils tentent de prendre le contrôle de la zone saharo-sahélienne pour en faire leur base de leur projet de reconquête de la oumma (communauté) musulmane.
AQMI était organisée en deux katiba (brigades) au départ, toutes deux dirigées par des « émirs » algériens :Abou Zeid et Mokhtar Belmokhtar. Peu nombreux en 2010 (80 à 200 membres) les effectifs d’AQMI ont fortement progressé (200 à 800 membres début 2012) grâce en particulier aux ressources financières importantes (100 à 200 millions d’Euros) issues des rançons payées par certains pays pour la libération de leurs otages et des divers trafics auxquels participe AQMI (drogue, cigarettes, migrants…).Certaines estimations -non vérifiées- attribuent actuellement à AQMI de 3 à 4 000 membres organisés en six katiba. Mais un désaccord entre A. Droukdel et M. Belmokhtar aurait abouti à la création, en novembre 2012, d’un nouveau mouvement « les Signataires avec du Sang ».
Le MUJAO (Mouvement pour l’Unicité et le Jihad en Afrique de l’Ouest)
Le MUJAO est issu d’une scission d’AQMI à l’été 2011 dans le but d’étendre l’insurrection islamiste du Maghreb vers l’Afrique de l’Ouest. En fait, il semble bien que l’idéologie islamiste ne soit qu’un couvert pour des activités essentiellement mafieuses (enlèvements, trafics en tout genre, drogue principalement Le MUJAO occupe Gao depuis l’été 2012 et y fait appliquer la charia. Il recrute principalement dans les ethnies noires du Mali, mais le seul commandant noir d’une katiba a déserté en novembre, en disant que les membres du MUJAO « n’ont rien de musulmans. Ils tuent, violent et volent. »
Ansar Dine
Ce groupe est apparu début 2012. Il est formé d’ex-rebelles touaregs dont certains ont commencé la lutte contre l’État malien depuis plus de 20 ans. C’est notamment le cas de leur chef, Iyad ag Ghali qui a déclenché la révolte touarègue le 28 juin 1990. Suite à l’accord de Tamanghasset (1992), il se rallie au gouvernement de Bamako avec lequel il collabore jusqu’en 2010. En 2007, il est nommé conseiller consulaire à Jeddah. Peu après, des contacts s’établissent entre Iyad ag Ghali et des éléments de Al-Qaïda, ce qui lui vaut d’être expulsé d’Arabie saoudite en 2010. Il fonde Ansar Dine début 2012 dans le but de faire appliquer la charia au Mali.
Boko Haram
Boko Haram (ce qui signifie « l’éducation occidentale est un péché ») a été fondé par Mohamed Yusuf en 2002. Il a pour but l’instauration de la charia dans tout le Nigéria. Se réclamant du salafisme et des talibans afghan, Boko Haram est une secte faisant à l’occasion appel à la magie. De 2004 à 2009, des heurts de plus en plus violents opposent les membres de la secte aux forces de sécurité, principalement dans le Nord du Nigéria ; en juillet 2009, une attaque particulièrement violente de Boko Haram, réprimée par la police et l’armée, entraine la mort de plus d’un millier de personnes. Mohamed Yusuf, capturé par l’armée est exécuté par la police. Sanni Umaru lui succède à la tête de la secte. En 2010/2011, Boko Haram multiplie les attaques contre les chrétiens et les édifices gouvernementaux. En 2012, il aurait pris contact avec AQMI et aurait envoyé une centaine de combattants au Nord-Mali.
Le MNLA (Mouvement national de Libération de l’Azawad)
Le MNLA, formé par la réunion, en octobre 2011, de deux mouvements touaregs, est une organisation politique et militaire laïque qui revendique l’indépendance de l’Azawad (Nord-Mali). Conforté par l’arrivée de Touaregs formés dans l’armée ou les milices libyennes et d’armes venant de Libye, suite à la chute de Kadhafi, le MNLA se lance à la conquête du Nord-Mali en janvier 2012, mais il est rapidement débordé par les mouvements islamistes qui l’expulsent des villes (Gao, Tombouctou, Kidal…) en juin/juillet.
II 2 Le Mali en 2012, un État failli
Vaste pays de 1 240 000 km2 (plus de deux fois la France) le Mali est un pays totalement enclavé. Il bénéficie des eaux du Sénégal à l’ouest et surtout du Niger au centre et à l’est qui décrit une immense boucle et dispose d’un delta intérieur qui est le grenier à céréales du pays. Deux régions s’opposent, le Nord, immense et peu peuplé (plus de 800 000 km2 et moins de 1 500 000 hab), voire presque totalement désertique au nord de la boucle du Niger, domaine des éleveurs nomades ou semi-nomades, souvent Touaregs et des paysans du fleuve, et le Sud , domaine des agriculteurs, généralement noirs.
Le Mali connaît depuis son indépendance en 1960 une histoire politique intérieure difficile, marquée par les dictatures (Modibo Keita 1960/68, Moussa Traoré 1968/91), les coups d’état (1968, 1990, 2012) et les révoltes touarègues récurrentes (1963/64, 1990/92, 1994/95, 2006, 2012). De plus, comme ailleurs dans le Sahel, depuis une grosse dizaine d’années, le mali est devenu un lieu de transit de tous les trafics, en particulier, migrants, cigarettes, drogues…
La démocratie a été instaurée en 1991, après le coup d’état du général Amadou Toumani Traoré (ATT). Alpha Oumar Konaré est élu président en 1992 et réélu en 1997. Il tente de régler le conflit avec les Touaregs (accords de Tamanghasset, 1992, remis en cause par une partie des Touaregs, peu après). Il instaure un fonctionnement démocratique de l’État, amorce un début de décentralisation, mais ne résout ni les problèmes économiques, ni la question de la corruption.
ATT, rayé des cadres de l’armée, lui succède en 2002 ; il essaie de gouverner au consensus et lance un programme de développement. Fort du succès de son premier mandat et d’un nouvel accord avec les Touaregs (Alger, 2006), il se fait réélire triomphalement en 2007 (71% des exprimés, mais soupçons de fraude). Ce second mandat d’ATT est marqué par une grave dégradation de la situation, aussi bien au niveau d ale gouvernance du pays que des relations avec les Touaregs : les accords d’Alger ne sont pas appliqués par les autorités maliennes. Parallèlement, AQMI s’implante de plus en plus solidement dans le Nord, en particulier dans le massif montagneux de l’Adrar des Ifoghas qui devient une zone de non-droit, un sanctuaire que le mouvement terroriste appelle « l’émirat du Sahara »).
Début 2012, le MNLA, récemment créé se lance dans la conquête du Nord-Mali : le 17 janvier, les combattants du MNLA attaquent l’armée malienne près de Ménaka. Rapidement, les combattants du MNLA sont rejoints par ceux d’Ansar Dine, d’AQMI et du MUJAO. A la mi-mars, les rebelles contrôlent l’essentiel des zones situées au nord de la boucle du Niger (sauf la ville de Kidal).
Dans la nuit du 21 au 22 mars, le capitaine Amadou Haya Sanogo prend le pouvoir par un coup d’état, moins d’un mois et demi avant la date prévue des élections présidentielles . Il justifie son action par « l’incapacité du gouvernement à donner aux forces armées les moyens de défendre l’intégrité de notre territoire national ». Depuis, la situation n’a cessé de se dégrader et une nouvelle intervention des militaires a eu lieu le 11 décembre pour évincer le premier ministre.
Ce coup d’état affaiblit un peu plus l’armée malienne : Kidal tombe le 30 mars ; le 1er avril, Gao est abandonnée par l’armée et les rebelles entrent dans Tombouctou. Le 4 avril, le MNLA annonce la fin des opérations militaires et le 5 il assure que l’Etat azawadien sera laïc, alors que les islamistes mafieux du MUJAO enlèvent 7 diplomates algériens au consulat de Gao. Le 6 avril le MNLA proclame l’indépendance de l’Azawad, aussitôt rejetée par toutes les institutions internationales. Désormais, le Mali est coupé en deux.
Le 27 juin le MUJAO attaque Gao avec l’aide de Ansar Dine et expulse le MNLA. Début juillet, 7 mausolées anciens de Tombouctou (venant d’être inscrits au patrimoine mondial par l’UNESCO) sont détruits pat les miliciens de Ansar Dine. En août, les islamistes progressent vers le sud et s’approchent de Mopti.
Ainsi, la tentative de création d’un état touareg laïc au Nord-Mali a échoué : ce sont les islamistes -dominés par AQMI-, mieux armés, mieux structurés et ayant un but idéologique clair qui sont les grands gagnants.
Deux options sont aujourd’hui ouvertes :
-l’intervention militaire des États de la région (CEDEAO : Communauté des États de l’Afrique de l’Ouest), soutenue par la France, mais à laquelle l’ONU tarde à donner son feu vert, vu la faiblesse des différents partenaires potentiels de cette action, leurs divergences, voir leurs contradictions ;
-la négociation, soutenue par l’Algérie, puissance régionale dominante, le Burkina Faso et les États-Unis. Il semblerait que le MNLA souhaite négocier et que Ansar Dine n’y serait pas opposé. Inversement, des négociations avec AQMI et le MUJAO sont beaucoup plus problématiques.
Il me semble aujourd’hui certain que la solution sera longue à se dessiner et qu’elle ne pourra être trouvée qu’en accord avec l’Algérie. OR, ce pays, quelque soit son opposition avérée aux mouvements islamistes radicaux (notamment AQMI et le MUJAO) a aussi ses propres intérêts, aussi bien internes qu’externes ; il est donc peu probable que l’Algérie s’implique fortement dans ce conflit tant que la question de la succession de Bouteflika (dont le mandat expire au printemps 2014 ne sera pas réglée… au sein des plus hautes instances du pays.
Jacques Fontaine,14-12-2012
Animateur de la commission internationale des Alternatifs
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