Le technoscientisme, le totalitarisme contemporain*
Veuilez trouver ci-dessous un article qui, en cette période de cogitations intenses, pourrait interesser les participants au forum des Alternatifs (et les lectrices et lecteurs de ce blog!). Il nous est transmis par notre camarade Marc ATTEIA, des Alternatifs 31.
Le technoscientisme, le totalitarisme contemporain*Une introduction
Par Marc Atteia
Par Marc Atteia
Aux idéologies athées, qui ont tenté au XXe siècle de soumettre le monde à leur empire, s’est substituée sans transition une idéologie beaucoup plus subtile qui, aujourd’hui, surplombe le monde et l’assujettit à un nouvel ordre : le technoscientisme. C’est dans l’entité planétaire qu’est la Ville que la religion technoscientiste est vénérée avec le plus de ferveur.
La Ville et son mirage.
La Ville est l’agglomération planétaire qui réunit, agrège, soude entre elles toutes les villes et villages de la Terre.
C’est une pieuvre immense qui projette ses tentacules dans toutes les directions, jusqu’aux lieux les plus reculés du Globe.
Nietzsche prophétisait, il y a preque deux siècles : « Nous harmoniserons la nature tout en la délivrant de son travesti divin. Nous lui prendrons ce qui nous est nécessaire pour porter nos rêves au-delà de l’homme. Il naîtra une chose plus grande que l’orage, la montagne ou la mer. »
Cette vision grandiose de Nietzsche hante la Ville et elle œuvre sans relâche pour l’accomplir.
En trois siècles seulement, la Ville a ravi ses secrets les plus intimes à la nature ; elle a découvert les grandes « lois » qui régissent le monde ; elle a élaboré des modèles mathématiques de ces « lois » et, à partir de ces modèles, elle a conçu et fabriqué des objets techniques qui émerveillent les terriens.
Technologies nucléaires, informatiques, spatiales, technologies de la Chimie, biotechnologies, nanotechnologies innervent toute la Ville.
Enivrée par ses multiples succès, la Ville ne voit plus rien qui puisse faire obstacle à la réalisation de son projet : re-créer le monde.
La Ville dans sa réalité.
Dans la Ville tout est artificiel – artifice. La distinction entre le jour est la nuit y est de moins en moins marquée. Les aliments y sont de facture industrielle : congelés, vitaminés, allégés, irradiés, etc.
De la Ville monte en permanence un grondement qui est le mélange – cacophonique – de tous les sons émis par des milliers d’automates, fabriqués par les hommes, qui se répandent partout et se multiplient très vite.
Ces automates règnent en maîtres dans la Ville où ils astreignent tous les terriens à vivre à un rythme de plus en plus rapide, à travailler à des cadences épuisantes perturbant ainsi de plus en plus leur sensibilité et leurs affects.
La Ville est presque partout laide et sans âme : ici, de hautes tours écrasent les hommes par leur gigantisme ; ailleurs, se développent des bidonvilles misérables, cruels, inhumains où sont parqués tous les parias de la Ville.
Le technocapitalisme.
C’est le dernier avatar du capitalisme qui donne à la Ville son extraordinaire dynamisme, son exubérante vitalité. Il possède la prodigieuse fécondité de la technoscience alliée à « l’esprit d’entreprise du capitalisme ».
La Ville tient de la technoscience sa fonctionnalité glacée et inhumaine et du capitalisme son mépris des plus faibles et des plus pauvres ; comme la dernière « crise » du capitalisme le met clairement en évidence.
La tyrannie de la Ville.
Par une propagande constante et subtile délivrée par tous les vecteurs de « communication », la Ville conditionne, modèle, façonne le comportement social du plus grand nombre et la vie quotidienne des individus sans que personne ne se révolte contre les sujétions qu’elle impose.
Cette autorité de la Ville est comparable à celle du tyran, dont s’étonnait il y a plus de quatre siècles Etienne de La Boétie, dans son livre « Discours sur la servitude volontaire » : « Pour ce coup, je voudrais entendre comm’il peut se faire que tant d’hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations endurent quelque fois un tyran seul, qui n’a pouvoir de lui nuire, sinon tant qu’ils ont vouloir de l’endurer ; qui ne scauroit leur faire mal aucun, sinon lors qu’ils aiment mieulx le souffrir que le contredire. »
L’autorité de la Ville est comparable mais non identique à celle du tyran dont parle Etienne de La Boétie ; la Ville est un tyran d’un genre nouveau : abstrait, désincarné, ubiquitaire, révolutionnaire ; un tyran qui ne s’identifie pas à un dieu, mais un tyran qui a aboli toute transcendance et s’affirme comme l’horizon indépassable de l’humanité.
Le cauchemar.
Usant des possibilités immenses que lui fournit le technocapitalisme, la Ville dilapide toutes les ressources de notre Planète ; elle brise les atomes pour obtenir l’énergie nucléaire – niant toutes les conséquences maléfiques de ce choix ; elle accumule sans cesse de grandes quantités de déchets ultimes, très nocifs à durée de vie infiniment longue – à vues humaines ; elle étend l’exploitation de la bioénergie à la biosphère toute entière ; elle intègre dans le « cycle » des marchandises toutes les activités des hommes, même les plus désintéressées.
Dans le même temps, elle entretient, perfectionne et développe un armement formidable dont le potentiel de destruction, terrifiant, est testé sur tous les territoires où sévit la guerre aujourd’hui.
Une ère finale ??
Le jour où F. Joliot inventa la radioactivité artificielle devrait être mentionné sur tous les calendriers comme le premier jour d’une ère nouvelle pour l’humanité.
En effet, quelques années à peine après ce jour, un nouveau pouvoir, la nucléocratie, prit le contrôle total de tous les rouages de la Ville ; les pouvoirs traditionnels – politiques, religieux, etc. – firent allégeance au nouveau pouvoir. (Certains, aujourd’hui, d’ailleurs, se montrent tout à fait serviles à l’égard de ce pouvoir.)
La nucléocratie disqualifia tous les concepts et les principes qui sous-tendaient la gouvernance de la Ville.
Dès lors, il parut bien-fondé de concevoir, en cas de conflit nucléaire, la doctrine de « la destruction mutuelle assurée » et d’adopter comme étalon des massacres envisagés, le mégamort (un million de morts).
Dans la Ville, il y eut désormais deux gouvernements : le gouvernement réel, la nucléocratie, et le gouvernement apparent constitué par les instances traditionnelles du pouvoir. Depuis, la nucléocratie gouverne la Ville en usant des méthodes du pouvoir militaire : opacité de toutes les décisions, manipulation de l’information, propagande mensongère, etc. comme le prouvèrent, en particulier, l’organisation des essais nucléaires, l’implantation des centrales nucléaires « civiles », l’accumulation des déchets nucléaires légués aux générations à venir, la gestion de la catastrophe de Tchernobyl.
Parce que l’énergie nucléaire est le « fleuron » de la technoscience, parce que l’industrie nucléaire « civile » et militaire est une composante majeure de la technostructure de la Ville, la nucléocratie est le mentor de l’idéologie technoscientiste qui conduit le projet de re-créer le monde ; instruit par son mentor, le technoscientisme exerce, ainsi, un pouvoir totalitaire sur la Ville – comme nous l’avons mis en évidence ci-dessus.
Mais, dans la Ville, chaque jour une nouvelle preuve de l’échec du technoscientisme est donnée ; le non-sens affleure partout et les terriens redoutent qu’une catastrophe majeure de plus en plus probable n’anéantisse la Ville.
Aussi me semble-t-il approprié, en conclusion, de citer cet extrait du livre « La mobilisation infinie » de P. Sloterdijk : « Parce qu’elle croit sans l’exprimer et sans pouvoir se corriger qu’elle [la modernité pour P. Sloterdjik et la Ville pour moi (!)] est l’ère finale, elle est fixée dans une sombre processualité linéaire qui ne voit devant elle que l’ajournement sans fin de la fin là où il faudrait considérer la possibilité d’un novum ».
Article paru dans le n° 12 du journal Le Sarcophage (mai-juin 2009)
Dans un ordre d’idées assez voisin, voir cet article récemment mis en ligne par Lieux Communs :
http://www.magmaweb.fr/spip/spip.php?article638
« Techniques autoritaires et démocratiques », Discours de Lewis Mumford prononcé à New York, le 21 janvier 1963 et publié dans la revue Technique et Culture, vol. 5 n°1, hiver 1964 (éd. John Hopkins University Press). Traduction française réalisée par Annie Gouilleux, février 2012.
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