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Gus MASSIAH : « Une stratégie altermondialiste »

Publié le vendredi, 9 septembre 2011 dans Non classé, Rouge et Vert

Une stratégie altermondialiste

 

      

     Nous publions ci-dessous

      –         une interview de Gustave   Massiah suite la parution de son  ouvrage « Une stratégie altermondialiste » (Editions La Découverte) – 2011 et

      –         une note de lecture de Bruno Della Sudda et Richard Neuville,

   Les deux textes ont été publiées   dans Rouge & Vert (n° 323 – 7 septembre 2011).Voir article précédent

 

 

 INTERVIEW de GUSTAVE MASSIAH

R & V : En quoi la crise économique mondiale ouverte en 2007 est-elle à la fois, à tes yeux, une crise du neolibéralisme mais aussi une crise des fondements de la mondialisation capitaliste ?

À partir de 2008, une crise systémique est ouverte et reconnue.

La crise du système financier n’est plus contestable.

La nouvelle situation se caractérise par l’enchaînement des crises financières, d’une part, et par la profondeur de la crise globale, d’autre part.

La crise actuelle, qui se présente comme une crise financière, monétaire et économique, a des fondements beaucoup plus profonds.

–         C’est une crise sociale, démocratique, géopolitique et écologique, et au total une crise de civilisation.

–         C’est une crise sociale, celle des inégalités, de la pauvreté et des discriminations.

–         C’est une crise démocratique, celle de la remise en cause des libertés et de l’égalité partout où elles avaient connu des avancées.

–         C’est une crise géopolitique, celle de la décolonisation inachevée et de la remise en cause de l’hégémonie des Etats-Unis et de leurs alliés européens et japonais.

–         C’est une crise écologique, celle de la rencontre des limites de l’écosystème planétaire.

Chacune des dimensions de la crise fait remonter à la surface les problèmes non résolus des grandes crises précédentes que la dynamique du capitalisme avait réussi à contenir sans les régler pour autant.

C’est l’articulation entre ces dimensions qui caractérise le caractère structurel de la crise.

Cette incertitude renvoie à la distinction entre capitalisme et néolibéralisme.

Le néolibéralisme est une phase de la mondialisation capitaliste, du système capitaliste ;                il n’en est pas l’achèvement. Comme toutes les phases du capitalisme, celle-ci est régie par la subordination du travail au capital qui constitue le fondement des rapports sociaux capitalistes. Mais elle correspond à une logique dominante et à des formes de régulation qui sont spécifiques à cette période historique. Cette logique c’est celle de la financiarisation et la subordination à la rationalité du marché mondial des capitaux.

La crise est d’abord celle du néolibéralisme.

Le moteur économique du néolibéralisme est grippé.

La régulation par le marché mondial des capitaux n’a pas tenu dans la tempête.

L’effondrement de la bulle immobilière aux États-Unis a révélé le rôle que le surendettement a joué, et ses limites, en tant que moteur de la croissance.

Mais, la crise écologique révèle des dimensions de la crise d’une autre nature. Elle interpelle plusieurs des déterminants des rapports sociaux capitalistes, sans pour autant que les conséquences des évolutions soient prédéterminées.

C’est une première dans l’histoire de l’Humanité. Les indices se multiplient : épuisement des ressources rares (eau, air, terre) ; épuisement des matières premières notamment énergétiques ; urgence climatique ; biodiversité.

Ce qui est remis en cause, c’est la nature du modèle qui a conduit à cette situation et particulièrement des rapports sociaux capitalistes qui, de crise en crise, ont privilégié des sorties qui fondent une croissance exponentielle. Les limites qui sont atteintes ne remettent pas uniquement en cause le néolibéralisme comme une des phases du système capitaliste ; elles remettent en cause le capitalisme lui-même.

Cette analyse est celle que développe le mouvement altermondialiste. Au Forum social mondial de Belém, en 2008, plusieurs mouvements vont mettre en avant une nouvelle approche : le mouvement paysan, le mouvement des femmes, le mouvement écologiste, le mouvement des peuples indigènes.

Pour ces mouvements, la crise dans son ampleur touche aux fondements du système capitaliste. Mais, elle remet aussi en cause les rapports entre l’espèce humaine et la Nature qui n’est pas seulement le fondement de la modernité du capitalisme, mais qui est aussi le fondement de la civilisation occidentale.

Le mouvement des migrants et des diasporas, au Forum social mondial de Dakar en 2011, confortera cette position. Nous sommes donc en présence d’une triple crise emboîtée : celle du néolibéralisme, celle du système capitaliste et celle de la civilisation occidentale.

R & V : Quelles conséquences faut-il tirer de la double dimension de cette crise en cours, et quelles en sont les issues possibles ?

La crise du néolibéralisme ne signifie aucunement sa disparition inéluctable, mais il y a peu de perspectives pour un scénario stable néolibéral de long terme.

Une nouvelle phase du capitalisme peut s’ouvrir, mais elle n’est pas prédéterminée. À moyen terme, plusieurs scénarios sont possibles : un néolibéralisme qui s’appuierait sur une dominante néoconservatrice, un genre de néolibéralisme de guerre ; une refonte du capitalisme qui pourrait prendre au départ la forme d’une variante néokeynésienne appelé aujourd’hui Green New Deal ; une évolution vers un dépassement du capitalisme à travers une période de ruptures radicales.

L’évolution vers une des deux premières tendances ne remet pas en cause la nature du système capitaliste. Il s’agit de variantes dont les différences ne sont pas négligeables mais qui n’annulent pas la subordination du travail au capital.

D’une manière générale, le dépassement des rapports sociaux capitalistes ne résulte pas de leur épuisement ; il est la conséquence des affrontements sociaux, des luttes de classes sous leurs différentes formes.

Ces luttes ne se résument pas à l’affrontement entre les tenants du capital et les travailleurs ;

–         d’abord, elles concernent toutes les composantes des sociétés  

–         et ensuite, leur évolution dépend de toutes les contradictions en jeu.

L’hypothèse que j’avance est que les contradictions géopolitiques et les contradictions démocratiques, et bien sûr les limites écologiques, jouent un rôle qui peut être très important dans la mesure où elles pèsent sur les rapports de force relevant des contradictions sociales.

Elles peuvent jouer un rôle déterminant dans la nature des variantes et de la nature de la nouvelle phase de la mondialisation capitaliste ; à elles seules, elles ne permettent pas de sortie du capitalisme, des rapports sociaux capitalistes.

La discussion dans le mouvement altermondialiste porte sur le rapport entre l’urgence et les transformations structurelles.

Qu’est-ce qui peut être obtenu pour améliorer les conditions de vie des couches populaires, et de ce point de vue il y a urgence. Et, comme l’on sait que ce n’est pas en répondant à l’urgence qu’on transforme une société en profondeur, comment amorcer une rupture permettant un dépassement.

Presque tous les mouvements cherchent à articuler les deux, mettant l’accent sur un aspect ou sur l’autre.

La proposition de penser la stratégie c’est justement d’articuler les deux dimensions et non de les opposer.

La crise globale ouvre des opportunités qui articulent, dans l’urgence, un programme d’améliorations immédiates, et dans la durée, un espace de transformation radicale.

R & V : La résistance anti-systémique qui caractérise le mouvement altermondialiste, combinée à des contre-propositions élaborées en son sein, débouche selon toi sur une alternative concrète au capitalisme. En quoi l’égalité des droits est-elle l’axe majeur de cette alternative et penses-tu que cette exigence d’égalité est compatible avec le capitalisme ?

      L’accès aux droits pour tous et de l’égalité des droits à l’échelle mondiale se sont imposés pour définir ce que pouvait être l’orientation stratégique du mouvement.

Cette orientation recoupe la différenciation entre néolibéralisme et capitalisme ; elle montre ce qui les relie et ce qui les sépare.

D’où la proposition suivante :

–         le mouvement oppose l’accès aux droits pour tous à logique du néolibéralisme ;

–         e mouvement oppose l’égalité des droits, à l’échelle mondiale, à la logique du capitalisme.

 Cette orientation caractérise la nature anti-systémique du mouvement. A l’affirmation qu’on ne peut organiser le monde qu’à partir de la régulation par le marché mondial des capitaux, le mouvement affirme qu’on peut organiser chaque société et le monde à partir de l’accès aux droits pour tous.

A l’affirmation qu’on ne peut organiser le monde qu’à partir de rapports sociaux déterminés par la propriété du capital, le mouvement affirme qu’on peut organiser chaque société et le monde à partir de l’égalité des droits.

Cette proposition a été confirmée par l’évolution des mouvements.

D’un forum à l’autre, les mouvements ont défini leurs revendications en termes de droits. Il s’agissait d’une évolution spécifique à chaque mouvement, et parfois même d’une révolution culturelle.

Par ailleurs, l’approche par les droits est celle qui est commune à l’ensemble des mouvements et permet donc d’être étendue comme orientation stratégique du mouvement altermondialiste.

Cette démarche a amené à revenir sur la définition des droits et à la resituer dans l’histoire longue.

Comme tout nouveau mouvement d’émancipation, le mouvement altermondialiste prolonge et renouvelle les mouvements historiques qui l’ont précédé. Il relance la réflexion sur les questions non réglées et sur la manière nouvelle dont elles se posent.

Le mouvement altermondialiste, mouvement historique d’émancipation, met en avant la liaison entre les différentes dimensions de la libération : libération sociale, démocratique, politique et écologique.

Le mouvement altermondialiste revendique la mise en œuvre des quatre générations de droits qui ont été générées par chacun des mouvements historiques : les droits civils et politiques ; les droits économiques, sociaux et culturels ; les droits des peuples.

Une quatrième génération de droits est en gestation.

–         Elle comprend les droits « écologiques » et correspond à la redéfinition des rapports entre l’espèce humaine et la Nature.

–         Elle comprend aussi les droits de maîtrise de la mondialisation et de renouvellement des droits civils et politiques, et notamment les droits des migrants et de libre circulation.

–         Elle comprend aussi le renouvellement des droits dans l’invention d’un universalisme universel qui passe par la déconstruction de l’universalisme occidental.

L’orientation stratégique sur l’accès aux droits est nécessairement reliée à l’impératif démocratique qui prend une acuité particulière dans la période actuelle où les libertés sont largement mises en cause et où l’égalité est contestée comme valeur.

L’impératif démocratique s’impose d’autant plus qu’il a été le coin aveugle des dernières tentatives d’émancipation, celle du socialisme et celle de la décolonisation.

Une nouvelle phase de la décolonisation est ouverte qui ne se réduit pas à la montée en puissance des pays dits émergents. Elle se construit dans la convergence des mouvements qui a progressé dans l’espace des Forums sociaux mondiaux.

R & V : Le rapport au pouvoir et au politique d’une part, et d’autre part les bases sociales et les alliances de la transformation sociale, écologique, politique et culturelle sont pour toi les 2 grandes questions stratégiques posées au mouvement altermondialiste : quelles en sont les raisons et les conséquences ?

Le débat continue dans le forum sur plusieurs questions stratégiques, particulièrement sur les questions du pouvoir et du politique.

 Dans toute démarche stratégique se pose la question du pouvoir.

Elle apparaît sous des formes diverses et correspond à des interrogations très différentes :

–         résister au pouvoir de la bourgeoisie et à son État ;

–         influer sur le pouvoir par des luttes pour influer sur les politiques publiques ;

–         accéder au pouvoir et l’utiliser pour transformer la société…

Le pari est d’inventer de nouvelles formes de rapport entre la question sociale et les mouvements, et entre le politique et les institutions. L’impératif démocratique est au centre de cette réinvention. L’interrogation porte sur le rôle de l’Etat dans la transformation sociale par rapport au pouvoir économique et politique du capital.                

Elle porte aussi sur la nature du pouvoir et sur le rapport au pouvoir. Toute transformation sociale est confrontée à la remise en cause du pouvoir dominant. Il n’y a pas de changement social sans rupture, sans discontinuité dans les formes du politique et du pouvoir. C

ette rupture et sa maîtrise possible constituent le pari fondateur de tout changement social.

Le débat sur les orientations générales et les applications dans des situations spécifiques est au centre des débats du mouvement altermondialiste.

Quel est le sens de la rupture ?

Jaurès avait une très belle formule dont je n’avais pas auparavant noté toute la profondeur, il disait que la Révolution, ce n’est pas la prise du pouvoir, c’est le changement des rapports sociaux.

Comment changer les rapports sociaux surtout si on ne pense pas qu’il faut les imposer par le haut et laisser à l’Etat seul la mission de les garantir.

Comment se créent les nouveaux rapports sociaux ?

D’abord, il faut rappeler que plusieurs voies sont possibles et qu’il n’y a pas de surdétermination.

Le changement n’est pas prédéterminé, même si des évolutions sont prévisibles. Il n’existe pas de fatalité historique, de voie royale de l’Histoire qui suivrait, à travers des méandres, les étapes du communisme primitif, de l’esclavage, du féodalisme, du capitalisme, et qui conduirait au socialisme. Il faut réaffirmer que, comme tout système, le capitalisme n’est pas éternel. Il a eu un début et il aura une fin. Son dépassement est d’actualité. Il est nécessaire, mais il n’y a pas de fatalité.

Le fil conducteur n’est pas défini par le progrès et assuré par le développement des forces productives associées à la science.

De même, s’il existe des relations dialectiques fortes entre un projet politique et les bases sociales qui le portent, il n’y a pas de déterminisme sociologique et les rapports sociaux ne se résument pas à la traduction du projet politique inscrit dans une classe révolutionnaire.

Cette interrogation concerne les bases sociales de l’altermondialisme et ses alliances.

Dans l’urgence, les alliances regroupent ceux qui sont opposés au néo-conservatisme de guerre.

Les alliances concrètes dépendront des situations nationales et dans les grandes régions. Dans la durée, et si le danger du néo-conservatisme de guerre peut être évité, la confrontation opposera les tenants du green new deal et ceux du dépassement du capitalisme.

La démarche proposée n’est pas celle du grand soir qui se traduirait par l’élimination de tous les rapports sociaux dominants et leur remplacement par des nouveaux rapports prévus et définis à l’avance. Nous sommes dans une démarche d’approximations successives qui cherche à renverser la logique dominante pour la subordonner à une nouvelle logique, celle d’un système permettant le dépassement du capitalisme dans le sens de l’égalité sociale, écologique, démocratique et géopolitique.

Cette démarche d’approximations successives définit une stratégie. Cette stratégie correspond à la manière de surmonter la contradiction entre l’urgence des situations et les changements structurels qui nécessitent des ruptures radicales.

L’intérêt de l’altermondialisme c’est qu’il ne propose pas un dogme et laisse ouvert l’invention de l’avenir.

R & V : Quels sont les débats que cela entraine au sein du mouvement altermondialiste, de quelle manière concrète ces débats sont-ils menés, comment celles et ceux qui participent au mouvement altermondialiste sont-ils/elles associé-e-s à ces débats ?

Les débats dans le mouvement altermondialiste sont ouverts et divers. Il n’y a pas d’organisation d’un débat central où se confronteraient des lignes et des courants.

Chacun des mouvements y lit et y mène les débats qui l’intéressent ; il vérifie alors la pertinence de ces débats et l’espace de ceux qui veulent le partager. Chacun peut ensuite lire ce qui pour lui est essentiel et le proposer à l’ensemble en créant un espace et un moment de débat ouvert à tous ceux qui voudraient y participer.

Par exemple, pour ma part, je vois un espace de débats autour de la question stratégique, de la manière d’articuler ce qui relève de l’urgence d’imposer des aménagements et des améliorations immédiates et la nécessité des ruptures radicales.

Je ne réduis pas comme certains mouvements ce débat à l’approche classique : réforme ou révolution.

Pour moi, il faut différencier l’idée des réformes de celle du réformisme, c’est-à-dire d’une démarche gradualiste induisant l’idée qu’il serait possible de sortir du capitalisme sans rupture.

La question des réformes est toute autre et s’est toujours posée. Il s’agit de définir comment relier des réformes utiles à l’invention du dépassement du capitalisme.

C’est pourquoi, la perspective serait : réforme et révolution.

Pour comprendre comment se mènent les débats, il faut préciser la culture politique de ce mouvement altermondialiste, formé par la convergence des mouvements sociaux et citoyens.

C’est une culture politique fondée sur la diversité et l’horizontalité.

La diversité résulte de la légitimité de tous les mouvements qui luttent contre l’oppression et qui inscrivent cette lutte dans un projet d’émancipation.

Il s’agit d’un renouvellement pratique et théorique qui doit beaucoup au mouvement des femmes quand elles ont mis en avant le refus de la subordination de leur lutte contre l’oppression à une contradiction principale, comme au 18ème par rapport à la République, au 19ème par rapport au socialisme, au 20ème par rapport aux indépendances nationales.

La culture politique se traduit dans l’organisation des forums qui correspondent à une tentative de mise en œuvre, difficile et parfois tâtonnante.

Elle résulte des quarante dernières années de remise en cause de l’autoritarisme, celle des années qui ont suivi 1968, celle des zapatistes et celle de toutes les grandes mobilisations qui ont culminé à Seattle. Elle comporte, au-delà de la diversité :

–         les activités autogérées, la démocratie participative,

–         l’horizontalité, le refus des directions autoproclamées,

–         la liaison entre l’organisation interne et l’action externe,

–         l’autonomie par rapport aux Etats et aux partis politiques, etc.

Elles marquent l’interrogation sur les formes de pouvoir au sein des questions stratégiques.

Il est très intéressant de noter la similitude avec les formes de mobilisation qui se sont révélées sur les places à l’occasion des insurrections au Maghreb-Machrek et en Europe du Sud.

R & V : Depuis quelques années, et sur la base d’un bilan mitigé des dernières éditions du Forum Social Européen, il se dit souvent en France et en Europe que le mouvement altermondialiste s’essouffle : que réponds-tu à cela ?

Je ne crois pas beaucoup à l’essoufflement.

Non parce que le mouvement n’a pas de problèmes. Il en a beaucoup, fort heureusement.

Mais il est bien vivant et … contradictoire.                        

Mais, de mon point de vue, c’est un mouvement historique qui s’inscrit dans la durée, et donc ça n’a pas grand sens de se demander tous les mois s’il est plus fort ou plus faible.

D’autre part ceux qui mettent en avant l’essoufflement se réfère souvent à l’écho du mouvement dans les médias.

De ce point de vue, les médias vont et viennent et suivent les actualités spectaculaires ; la manière dont ils parlent du mouvement altermondialiste n’est pas inintéressante à analyser, mais elle n’est pas principale.

Par contre, l’élargissement géographique du mouvement, notamment le fait qu’en 2010, il y a eu 55 événements mondiaux ou de grandes régions, dont onze dans la région Maghreb – Machrek, qui se sont référés au Conseil international du Forum social mondial est plus significatif.

De même, la résonance entre le mouvement et les événements dans la région arabe et avec les indignés d’Europe du Sud est visible.

Bien sûr, le mouvement altermondialiste n’a rien dirigé ou organisé, là comme ailleurs, mais cette évolution est en phase avec ce qu’il porte.

Maintenant, ta question est plus précise et porte sur l’Europe et le Forum social européen.

Elle est plus précise et mérite qu’on y réfléchisse. Je ferai là-dessus quelques hypothèses.

La crise du Forum social européen tient à deux raisons essentielles : l’évolution de la situation en Europe, d’une part, et l’espace des mouvements porteurs du FSE, de l’autre.

Sur le deuxième aspect, l’espace des mouvements s’est réduit. Il a été très important à Florence et Paris-Saint-Denis et s’est réduit à partir de Londres. A Londres, il y a eu une erreur qui a été de laisser des partis politiques jouer un rôle majeur dans l’organisation du Forum. Les débats ont tourné aux affrontements et beaucoup de mouvements se sont éloignés. Les organisateurs des Forums suivants à Athènes, Malmö et Istanbul sont revenus là-dessus avec beaucoup d’énergie et de constance, mais l’évolution de la situation européenne n’a pas permis de redresser la dynamique.

L’évolution de la situation en Europe nous pose la question du mouvement social européen.

Celui-ci est divisé et affaibli et il n’y a pas un regroupement suffisant pour porter le Forum social européen et lui faire jouer un rôle dans la construction d’un mouvement social européen à la hauteur des enjeux. Le rapport aux institutions européennes partage tellement le mouvement que celui-ci réussit le tour de force de ne pas en discuter au moment des Forums.

La césure du référendum sur le traité constitutionnel a été profonde.

Le mouvement syndical veut préserver des possibilités de négociations et évite de s’engager dans un débat en profondeur.

La crise de la dette souveraine et de l’Euro change la situation et ouvre des perspectives pour le FSE sans qu’il soit encore possible de construire un espace de débat commun sur cette situation.

En fait, le mouvement social européen n’échappe pas au désenchantement qui saisit l’Europe. Celle-ci est confrontée au réaménagement géopolitique qui accompagne la crise structurelle du capitalisme.

Et dans cette configuration, par rapport à la montée en puissance du G2 (Etats-Unis – Chine) et à la montée en puissance des pays « émergents » sur le marché mondial, l’Europe se vit comme un espace déclassé.

Ce n’est pas la pauvreté qui la guette, mais son déclassement possible la déboussole. Et les oligarchies européennes ont réussi à faire oublier la progression fantastique des inégalités pour entraîner le mouvement social européen dans ce désenchantement, dans ce « no-future » européen qui est présenté comme analogue à la décadence de l’empire romain.

D’autant que les classes dominantes européennes, pour préparer une sortie de la crise qui sauvegarde leurs privilèges et imposer les plans d’austérité concoctés dans leurs laboratoires, s’appuie sur la structuration des alliances conservatrices structurées par les idéologies sécuritaires, identitaires, racistes et fascisantes.

Pourtant, le mouvement social européen n’est pas forcément sur la défensive.

 Au cours des dernières années, des luttes sociales massives contre la précarité et l’austérité ont montré les capacités de résistance. Rappelons-nous, entre beaucoup d’autres, des manifestations massives en France et il y a quelques mois du succès du mouvement italien sur les référendums contre le nucléaire, contre la privatisation de l’eau et contre l’impunité de Silvio Berlusconi.

Mais surtout, l’élément nouveau ce sont les mobilisations notamment de la jeunesse européenne et les mouvements des indignés en Espagne, au Portugal et en Grèce, et aujourd’hui des insurrections en Grande Bretagne.

Les indignés sont le contrepoint des tendances néoconservatrices. Ils ont décidé de s’autonomiser par rapport à la classe politique, aux partis et dans certains cas aux syndicats. Ils considèrent que les classes politiques, toutes nuances confondues, ne sont pas porteuses de solutions.

Elles ne sont pas capables de se dégager du contrôle de l’oligarchie et de l’idéologie néolibérale ; elles ne sont pas capables de se dégager des idéologies sécuritaires et d’assurer une démocratie réelle. Ils leurs lancent un défi : c’est aux partis de faire la démonstration de leur utilité et la nouvelle génération a renoncé à l’illusion de s’y engager pour les transformer.

L’avenir du mouvement social européen est dans une nouvelle invention du politique par la confrontation positive entre les mouvements de luttes traditionnels et ces nouveaux mouvements. Il est aussi dans l’invention d’un nouveau projet politique d’une Europe dégagée des idéologies néolibérales et de la subordination des instances politiques aux oligarchies financières morbides.

Le Forum social européen peut contribuer à relever ces deux défis.

Propos recueillis par Bruno Della Sudda

Note de lecture

Paru début 2012, ce livre tombe à pic, pour au moins deux raisons :

D’abord, parce qu’il se dit couramment en France et en Europe que l’altermondialisme décline et que ses slogans ne répondent plus aux tâches de l’heure (1), ce qui ne résiste pas à l’analyse à l’échelle mondiale puisque le processus des forums sociaux, expression majeure de l’altermondialisme, continue de se développer, en particulier à l’échelle locale, au Nord mais surtout au Sud.

Et ensuite, parce que l’altermondialisme est en effet confronté à la contradiction entre la légitimité de ses analyses critiques sur la crise de civilisation dans laquelle le monde est plongé et la délégitimisation grandissante du capitalisme d’une part, et d’autre part l’absence de traduction de ses propositions alternatives en termes de politiques publiques menées concrètement à l’échelle de tel ou tel Etat, tout au moins à une échelle significative sur le plan mondial, sans même parler de l’échelle planétaire elle-même.

L’un des points forts de l’ouvrage est l’historique impeccable (2) de l’altermondialisme, de sa genèse – à travers diverses mobilisations d’ampleur et initiatives citoyennes sur des questions comme celle de la dette- et des modalités de sa construction ; ainsi que sa caractérisation, très proche de ce qui se dit à ce sujet au sein des Alternatifs, de nouveau mouvement d’émancipation aux caractéristiques originales prolongeant et dépassant les mouvements d’émancipation antérieurs (3).

De manière très pertinente, Gus Massiah insiste particulièrement sur le refus, dans le mouvement altermondialiste, de hiérarchiser les contestations et les terrains de lutte, et sur le fait qu’avant lui, c’est le mouvement féministe qui avait montré la voie en refusant de subordonner la libération des femmes à la libération sociale.

Rien d’étonnant donc que la place du féminisme -même s’il se décline sous des formes diverses et renouvelées- soit si grande dans l’altermondialisme et dans son expression majeure : les éditions successives du Forum Social Mondial.

L’altermondialisme est un mouvement d’émancipation encore très jeune et il aura réussi très rapidement d’une part la jonction essentielle entre Nord et Sud, comme en atteste le nombre important de références dans le livre aux initiatives et aux expériences, aux recherches et aux travaux venus d’Inde, du Brésil ou du continent africain, et d’autre part le fait de mettre sur la défensive les « grands de ce monde » dont les agendas sont contraints de répondre aux slogans et aux thèmes altermondialistes, de Davos aux sommets de type G8 ou G20, même si ces réponses visent bien sûr à lâcher du lest pour mieux maintenir l’emprise du capitalisme (4).

Pour l’auteur, en terme de stratégie du mouvement altermondialiste, trois scenarii sont maintenant devant nous et il s’en explique précisément.

Il n’est pas difficile, en Europe et particulièrement en France ou en Italie, d’imaginer concrètement la dérive à laquelle semble conduire la combinaison de la mise en place d’un Etat autoritaire (5) et de la fuite en avant des politiques économiques libérales -que ne sauraient masquer quelques maigres concessions verbales à une soi-disant régulation ou à une vague et hypothétique taxation financière.

Premier scénario possible : si elle l’emporte, la perspective est celle d’une issue néo-conservatrice basée sur la répression -on pense à une sorte de nouveau fascisme, même si l’utilisation de ce terme est par ailleurs discutable- et les guerres -sous un vernis humanitaire comme on l’a vu en Afghanistan, en Irak ou en Libye plus récemment.

Les deux autres scenarii sont moins angoissants : l’un est celui d’une nouvelle régulation du capitalisme (« green new deal ») ; et l’autre celui de la transformation radicale de la société, à la fois rupture-s et dépassement du capitalisme.

Gus Massiah ne cache pas sa préférence pour le dernier scénario, le plus proche des aspirations exprimées par l’altermondialisme, mais il dit aussi qu’il nous faut éviter à tout prix le pire des trois scenarii, vers lequel la plupart des gouvernements européens veulent nous emmener, et qu’un compromis sous forme d’alliance entre les deux autres scenarii, ne doit pas être exclu, y compris pour préserver dans un contexte plus favorable les possibilités ultérieures d’une transformation révolutionnaire.

Au sujet de cette dernière, Gus Massiah précise qu’elle ne peut être conçue à la manière dont l’imaginaient les minorités d’avant-garde du XX° siècle, et qu’elle doit nécessairement faire toute sa place à la question écologique

Une double précision qui recoupe largement ce qui se dit au sein de la gauche alternative -et notamment des Alternatifs-.

On ne saurait reprocher à l’auteur d’aborder les questions stratégiques du point de vue d’un acteur majeur de l’altermondialisme.

Les réflexions stratégiques qu’il nous propose doivent donc être entendues comme de grandes orientations et la stratégie n’est pas directement liée ici à la prise du pouvoir telle qu’on la conçoit du point de vue d’une force politique.

Cependant, les préoccupations sont communes et il y a des recoupements importants avec la réflexion en cours au sein des Alternatifs (6).

De point de vue, la présence de la « démocratie participative » -nous lui préférons les termes de démocratie active- et de l’autogestion -qu’on retrouve à plusieurs reprises dans le livre- n’est pas aussi directement corrélée aux questions stratégiques qu’elle ne l’est pour nous, même si Gus Massiah, comme nous, précise qu’à ses yeux, cette dimension autogestionnaire est l’un des éléments de la nouvelle culture politique émergente dans l’altermondialisme, les mobilisations et les processus révolutionnaires en cours (7).

On peut regretter cependant, à propos des trois scenarii de sortie de crise, l’un des points forts de son travail, que Gus Massiah ne nous indique pas plus précisément les forces sociales concernées à ses yeux par chacun des trois scenarii, de même que les forces politiques qui pourraient les représenter, même si on voit bien hélas de qui il peut s’agir, concernant le premier scénario de type « néo-fascisme et guerre ».

Plus précisément, on peut s’interroger sur ce que seraient les acteurs expression politique du deuxième scénario, celui du Green New Deal, au-delà de figures comme Stiglitz ou d’autres responsables des grandes institutions internationales telles que l’OIT ou la CNUCED : ce qu’on appelait autrefois « la gauche réformiste » (qui irait de la gauche du PS à des secteurs du Front de Gauche en passant par une grande partie des écologistes) ? Les démocrates américains ? Une droite modérée (espèce quasi-introuvable en Europe) ?

Le livre de Gus Massiah n’est pas seulement d’une lecture stimulante pour toutes celles et tous ceux qui sont partie prenante du mouvement altermondialiste (8), c’est davantage et mieux que cela : une lecture nécessaire qui permet de prendre à bras le corps les questions stratégiques qui le traversent et celles auxquelles nous sommes confronté-e-s pour comprendre le monde et le changer de manière radicale, à la fois comme altermondialistes et comme militant-e-s alternatifs.

Enfin, et très utile : la dimension propositionnelle du livre est condensée en fin d’ouvrage à travers un « Résumé des réformes radicales et des alternatives » et toutes les éditions du Forum Social Européen et du Forum Social Mondial sont recensées sous forme de tableau d’ensemble, comprenant les lieux et dates, les éléments de contexte sur l’année précédant le forum, la problématique et la méthodologie de chacun d’entre-eux et le processus et les ramifications des forums dans le monde.

 

Bruno Della Sudda et Richard Neuville

(1) C’est, dans une certaine mesure, le propos de Pierre Rousset, dans son article « L’altermondialisme 10 ans après Gênes » paru dans le numéro d’été du mensuel du NPA « Tout est à nous », confirmé tout récemment dans le débat de l’Université d’Eté de son parti à Port-Leucate sur « La révolution : problèmes d’hier, d’aujourd’hui, de demain : le basculement du monde » (31 août 2011). En d’autres termes, Bernard Cassen et l’association Mémoire des luttes évoquaient dès 2007 le post-altermondialisme. Ils organisaient un colloque le 26/01/2008 pour explorer d’autres relations entre les mouvements sociaux et les pouvoirs progressistes d’Amérique latine. (Cf. site de Mémoire des luttes : http://www.medelu.org/ ).

(2) Pour cet historique, on peut aussi se reporter aux travaux de Christophe Aguiton (« Le monde nous appartient », réédition 10/18 – 2003) et de Bernard Cassen (« Tout a commencé à Porto-Alegre », Mille et une nuits – 2003)

(3) Cf les articles, notamment de Mathieu Colloghan et Richard Neuville, parus dans les numéros spéciaux de « Rouge et Vert » consécutifs aux éditions successives du FSE et du FSM ; « Ce que nous dit le mouvement altermondialiation », contribution de Bruno Della Sudda dans le numéro double 169/170 de l’ex-revue de la LCR Critique Communiste (été/automne 2003) ; l’article « Altermondialisme et internationalisme » (Guy Giani-Bruno Della Sudda) dans le livre « Autogestion hier, aujourd’hui, demain » (Syllepse, 2010)

(4) Intervention de Christophe Aguiton dans le débat sur l’altermondialisme à l’Université d’Eté des Alternatifs, La Pommeraie, août 2007

(5) Problématique développée au congrès des Alternatifs de Paris en 2005, à partir des propositions de Michel Fiant

(6) Cf les textes de congrès des Alternatifs sur la stratégie alternative (Paris, 2000) et autogestionnaire (Rouen 2010/Paris 2011), et les débats de l’Université d’Eté de Dunkerque (2009) sur la stratégie autogestionnaire (introduction Bruno Della Sudda) ; et l’introduction de Michel Fiant « Demain est déjà commencé » du livre « Autogestion hier, aujourd’hui, demain » (déjà cité).

(7) C’est l’un des éléments qui ressort de ses interventions aux Universités d’Eté des Alternatifs à Nantes (juillet 2011) puis du NPA à Port-Leucate (août 2011).

(8) Ce qui est le cas des Alternatifs, alors que les contributions de Pierre Rousset -très critique sur l’altermondialisme et sur des bases très discutables- et de Philippe Corcuff -bienveillant vis-à-vis du livre de Gus Massiah dans sa note de lecture parue dans le mensuel « Tout est à nous » (avril 2011)- donnent l’un et l’autre le sentiment de se situer en extériorité par rapport à l’altermondialisme… une caractéristique hélas largement répandue en France, y compris dans la gauche de transformation sociale et écologique.

Cet article est illustré par diverses peintures de KALIE (voir liens sur notre page d’accueil)

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