Publié le
mercredi, 10 février 2016 dans
Agriculture
La France est agitée par la mobilisation croissante des agriculteurs. Surproduction, dérégulation, concurrence intra-européenne, dumping social et fiscal : économiste et spécialiste de l’agriculture, Aurélie Trouvé explique les impasses du modèle actuel. Ingénieur agronome et co-présidente du conseil scientifique d’Attac France, Aurélie Trouvé est maître de conférence en économie, auteure de Le business est dans le pré (Fayard, 2015).
Regards. De quoi les manifestations des agriculteurs sont-elles le nom ?
Aurélie Trouvé. Ce sont les plus grandes exploitations, les plus endettées, qui sont les premières touchées par la crise. Il s’agit d’une crise de surproduction en élevage, notamment de porcs, de bovins, de lait, liée à la dérégulation du marché. En effet, les prix ont été progressivement dérégulés et les quotas laitiers ont été supprimés il y a quelques mois. La volatilité des prix est devenue très forte : sur une année, ils peuvent maintenant varier de quasiment une moitié.
L’incertitude pour les producteurs s’avère ingérable, dans un secteur où les exploitations sont souvent familiales et déjà très endettées. Le lait est en chute libre depuis deux ans et ne permet plus de couvrir les coûts de production. Aujourd’hui, un producteur de lait moyen produit à perte. Une grande partie des exploitations en porcs, lait et bovins sont au bord du dépôt de bilan. Ce sont des milliers d’exploitations qui risquent de cesser leur activité. Depuis vingt ans, on perd déjà 20.000 emplois agricoles chaque année. La crise va donc s’accélérer.
Quels facteurs ont précipité cette crise ?
Avec la dérégulation des marchés et la fin des quotas, on a incité les producteurs à produire de plus en plus par hectare, par travailleur, par bête. Comme les prix baissent, ils produisent plus pour couvrir les coûts fixes. Mais du coup, les prix chutent plus encore. C’est un cercle vicieux. La concurrence est devenue acharnée entre producteurs européens.
La Commission européenne et les pays du Nord, relayés par le syndicalisme majoritaire, la FNSEA, disaient qu’il n’y avait pas de souci : les Russes et les Chinois nous achèterons le lait ! Or, il y a un an et demi, les Russes ont imposé un embargo en réaction aux positions de la France sur l’Ukraine. Dans le même temps, la croissance chinoise s’est cassée la figure et la Chine, à l’instar de nombreux pays émergents, veut désormais produire elle-même son lait. L’agro-export est un mirage dangereux qui mène tout le monde dans le mur.
Les agriculteurs ont été pris au piège ?
Ceux qui se sont dit « On va produire plus », et qui se sont endettés pour étoffer la taille de leur production en achetant des machines et des bâtiments, ont plongé plus fortement dans la crise. Les exploitations qui s’en sortent mieux sont celles qui recherchent des signes de qualité, le bio, les circuits courts, et celles qui sont plus autonomes. La dérégulation est en cause, mais aussi le modèle de développement agricole. En réalité, il faut arrêter de miser sur l’agro-export de produits standard à bas prix pour s’orienter vers des produits de qualité, dans des exploitations plus autonomes.
Cette logique correspond-elle à la demande du mouvement des agriculteurs ?
Le monde agricole est divisé. Il n’est pas homogène dans ses revendications. La FNSEA insiste sur des solutions de court terme : allègement de charges et aides directes d’urgence. La Confédération paysanne insiste, elle, sur la réorientation des modes de production. Néanmoins, tous se rendent compte que l’on ne peut pas continuer avec la dérégulation de marché. Tout le monde demande un encadrement des prix et des volumes, pour arrêter la surproduction.
Pour l’instant, le gouvernement entend verser quelques centaines de millions d’euros d’aides d’urgence, ce qui ne règle rien. Il faudrait qu’il tape du poing sur la table et demande une rehausse du prix minimum garanti à l’Union européenne ainsi qu’un plafonnement des volumes en cas de crise. Nous attendons toujours… Il faudrait que le gouvernement encadre les marges au niveau français, par chaque maillon de la filière.
Comment pourrait-il procéder ?
Prenons l’exemple du laitier. Il existe aujourd’hui en France 80.000 producteurs laitiers face à six grands transformateurs laitiers, comme Danone ou Lactalis, et surtout quatre grandes centrales d’achat, de type Carrefour ou Auchan. Le gouvernement pourrait s’émanciper du droit de la concurrence européenne pour mieux encadrer les prix d’achat ou de revente ou pour, a minima, renforcer l’organisation des producteurs. L’enjeu, c’est de mieux partager la valeur ajoutée du producteur au distributeur.
Aujourd’hui, on a aussi besoin d’un grand plan de relocalisation des activités, via la restauration collective. Dans les cantines scolaires, restaurants administratifs, etc., si on achetait des produits régionaux et de qualité, cela changerait la donne. Mais il faudrait que l’État donne les moyens aux collectivités de le faire. Or l’austérité est une logique contraire à cet effort qui serait pourtant bénéfique pour l’économie agricole, et donc pour la vitalité des zones rurales. Ce serait également un moyen d’améliorer la qualité de l’alimentation pour toutes les couches sociales, dès le plus jeune âge.
Quel est l’avenir du conflit en cours ? Une issue à court terme est-elle possible ?
La situation économique va encore s’aggraver, pour tout le monde. Toute l’année 2016 va être marquée par ce conflit agricole. C’est l’Europe telle qu’elle dysfonctionne aujourd’hui qui est remise en cause. Le dumping social et fiscal, entre pays européens, est une catastrophe. Par exemple, pour le porc qui est abattu en Allemagne, les frais salariaux sont plus faibles parce que les entreprises font appel aux salariés détachés, dont le régime social du pays d’origine est applicable, ce qui permet de faire jusqu’à un tiers d’économie sur les salaires. C’est une pratique d’harmonisation par le bas que les Français sont tentés d’imiter.
En attendant, comme les agriculteurs français jouent maintenant leur vie, il y a fort à parier que la mobilisation se durcisse. À juste titre.
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