À ceux qui espéraient une inflexion économique, même symbolique, en réponse à la colère qui est sortie des urnes, le gouvernement n’a pas tardé à répondre : pas question ! Dès ce lundi matin, il a annoncé que le veto à tout coup de pouce au Smic, en vigueur depuis 2008, se poursuivrait en 2016. Au risque d’alimenter encore un peu plus la désespérance sociale sur laquelle prospère le Front national. À tous ceux qui espéraient un sursaut après le séisme des élections régionales ; à tous ceux qui rêvaient, même sans trop y croire, d’un changement de politique économique et sociale, ou à tout le moins d’une inflexion, fût-elle symbolique, en réponse à la colère qui est sortie des urnes, le gouvernement n’a pas tardé à répondre. Avec brutalité : non, il n’y aura pas de changement ! Pas le moindre ! C’est en effet comme cela qu’il faut interpréter la décision annoncée lundi par la ministre du travail : de nouveau en 2016, le salaire minimum, qui a une fonction protectrice si considérable pour les travailleurs les plus modestes, ne bénéficiera d’aucun coup de pouce.
Le hasard avait pourtant bien fait les choses. De longue date, il était en effet prévu que la réunion annuelle de la Commission nationale de la négociation collective (CNNC), au cours de laquelle, traditionnellement, le niveau du Smic est annoncé pour l’année suivante, se tiendrait le lundi 14 décembre, soit le lendemain du second tour des élections régionales. Par cette coïncidence de calendrier, le gouvernement avait donc la possibilité d’envoyer ce lundi un message au pays. Pour lui signifier qu’enfin, pour conjurer la catastrophe politique qui se profile, pour apaiser les souffrances sociales des Français les plus modestes, il avait choisi de faire un geste sur le Smic. Ne serait-ce qu’un petit geste. Juste pour signifier que la donne avait changé et qu’il l’avait compris. En somme, juste pour donner du crédit aux propos du premier secrétaire du Parti socialiste, selon lequel il faut donner la priorité à la lutte contre la précarité pour « assécher » le Front national.
Eh bien, non ! Tant pis pour les oubliés de la République, pour les sans-grade, les plus modestes… Ce lundi 14 décembre, la ministre du travail, Myriam El Khomri, a annoncé aux partenaires sociaux que le gouvernement refusait de donner un « coup de pouce » au salaire minimum interprofessionnel de croissance (SMIC), pour aider les salariés les plus modestes. Au 1er janvier 2016, le salaire minimum ne sera donc revalorisé que du montant minimum imposé par la loi, soit le niveau de l’inflation hors tabac majoré de la moitié du gain de pouvoir d’achat du salaire horaire de base ouvrier et employé (SHBOE). Autrement dit, la hausse sera limitée à seulement +0,6 %. Concrètement, le Smic horaire brut va donc passer de 9,61 euros à 9,67 euros de l’heure. De son côté, le Smic mensuel sera revalorisé de 9 euros pour atteindre 1 466,62 euros brut sur la base de 35 heures, contre 1 457,52 euros brut aujourd’hui. Cela correspond donc à un Smic net mensuel proche de 1 143 euros, en hausse de seulement 6 euros.
Myriam El Khomri a fait valoir – perpétuel refrain de la pensée unique néolibérale – que, « dans le contexte actuel », un coup de pouce ne serait pas « la meilleure solution pour augmenter le pouvoir d’achat compte tenu de ses effets sur le coût du travail et donc l’emploi ». Mais la ministre du travail a-t-elle seulement réfléchi à ce qu’elle disait. Près de 6 euros de hausse mensuelle : cela ne fait pas même 19 centimes d’augmentation par jour. Encore une fois, une aumône. Dans un pays rongé par le chômage et la précarité, presque une provocation…
Mais chaque année, le gouvernement a aussi la possibilité d’aller au-delà de l’indexation minimale prévue par la loi – c’est cela précisément que l’on a coutume d’appeler le « coup de pouce » – pour conforter le pouvoir d’achat des salariés en bas de l’échelle des rémunérations. C’est donc ce « coup de pouce » que le gouvernement a refusé pour 2016. Alors qu’il aurait pu faire un geste de faible portée, juste pour montrer qu’il était à l’écoute du pays, il s’y est donc refusé. Pas même 20 centimes de l’heure en plus ! Pas même 10 centimes ! Pas même 5 centimes ! Non… rien ! Pour ce premier arbitrage post-régionales, François Hollande et Manuel Valls ont adressé au pays un message lourd de sens : tout continue comme avant. Comme si le pays n’avait pas voté ! Comme si nous ne courrions pas à la catastrophe.
Les souffrances sociales sur lesquelles prospère le Front national
Dans cette annonce, il y a donc beaucoup plus que de l’aveuglement. Il y a aussi une part de calcul et de cynisme. Car cet arbitrage sur le Smic a bien évidemment été rendu dès avant ce second tour des élections régionales. Mais pour une fois, il n’a fait l’objet d’aucunes fuites préalables : le secret a été bien gardé. En somme, le gouvernement a laissé le pays voter. Et il a attendu que le scrutin soit clos pour révéler aux salariés modestes qu’ils n’avaient décidément aucun geste à attendre de lui.
Il y avait pourtant de très nombreuses raisons d’espérer une hausse du Smic. D’abord, c’était une promesse du candidat François Hollande pendant la campagne présidentielle, même si elle ne fut prononcée que du bout des lèvres. À l’époque, la gauche dénonce en effet à bon droit la politique d’austérité mise en œuvre par le président sortant, Nicolas Sarkozy. De 2007 à 2012, l’austérité salariale avait en effet été accentuée : pour la première fois depuis la création du salaire minimum, ce dernier n’avait profité d’aucun « coup de pouce » tout au long d’une présidence. Dans les dernières semaines qui précèdent le scrutin, François Hollande devine-t-il donc que l’élection présidentielle est très serrée et qu’il aurait intérêt à prendre un engagement, aussi modeste soit-il, sur le Smic, face notamment à Jean-Luc Mélenchon qui prône un « Smic à 1 700 euros brut par mois pour 35 heures, conformément aux revendications syndicales, et 1 700 euros net pendant la législature » ? C’est donc ce qu’il fait : du bout des lèvres, durant la campagne, il consent à dire qu’il est favorable à un « coup de pouce », même si ce n’est pas consigné dans son programme, mais uniquement pour 2012.
Quelques jours après sa victoire à l’élection présidentielle, à l’occasion de son premier entretien télévisé sur France 2, il n’a donc d’autres solutions que de dire qu’il tiendra parole et que le Smic sera revalorisé au 1er juillet suivant. Mais déjà, on sent percer dans le propos présidentiel une infinie précaution.
Et dans les jours qui suivent, on comprend vite que François Hollande est totalement en arrière de la main : le gouvernement annonce en effet que le 1er juillet 2012, le salaire minimum ne sera revalorisé que de 2 %, soit, hors inflation, un « coup de pouce » de seulement 0,6 %. À la différence de tous les gouvernements qui se sont donc constitués au lendemain d’une alternance et qui se sont souvent montrés très généreux, y compris les gouvernements de droite (+4 % en 1995, lors de la constitution du gouvernement Juppé, par exemple), celui de Jean-Marc Ayrault caresse le « peuple de gauche » totalement à rebrousse-poil et ne consent qu’à une minuscule aumône. Le « coup de pouce » accordé par François Hollande correspond en effet à une revalorisation du Smic de 6,45 euros par mois ou si l’on préfère d’environ… 20 centimes par jour ! Une misère… (lire Smic et TVA : les détestables étrennes de François Hollande).
Et dans la foulée, le gouvernement fait clairement comprendre que le temps de ces maigres générosités est définitivement révolu et qu’un groupe d’experts en charge des recommandations sur le Smic va se mettre au travail d’ici la fin de l’année afin de proposer une réforme de son indexation. La suite, on la connaît : toutes les années suivantes, prolongeant l’austérité salariale sans précédent décidée par Nicolas Sarkozy, François Hollande et les deux premiers ministres successifs, Jean-Marc Ayrault d’abord, Manuel Valls ensuite, n’ont jamais changé de cap. Et c’est ainsi que l’austérité sur le Smic, parmi d’innombrables autres mesures, a contribué à l’exaspération et à l’indignation du pays, notamment des couches sociales les plus modestes, qui, à juste titre, ont pensé n’être jamais entendues.
C’est pour cela que ce nouveau veto à un « coup de pouce », au lendemain des élections régionales, prend une si forte résonance : le pouvoir socialiste révèle ainsi qu’il est radicalement indifférent à la colère du pays. Et qu’il préfère prendre le risque d’alimenter encore plus les souffrances sociales sur lesquelles prospère le Front national plutôt que d’amender, si peu que ce soit, la doxa libérale dans laquelle il est enfermé.
En bref, les Français peuvent voter comme ils veulent ; le gouvernement, lui, s’en moque et entend poursuivre la politique d’austérité en vigueur pour le Smic depuis au moins 2008.
Cet entêtement suicidaire est d’autant plus saisissant qu’il n’y a, de fait, aucun misérabilisme à pointer les souffrances sociales qui minent le pays. Car même s’il n’y a environ que 1,7 million de salariés qui sont payés au salaire minimum, ce dernier fait naturellement office de voiture-balai pour les plus basses rémunérations. En quelque sorte, elles aussi profitent, par effet de contagion, de la hausse du Smic.
Ensuite, le niveau actuel du Smic est en valeur absolue très faible. Éternelle question, à laquelle la ministre du travail serait sans doute bien en peine de répondre : comment vit-on en France avec un Smic net mensuel généreusement porté à 1 143 euros ? La vérité, c’est que l’on est très près du seuil de pauvreté. Si l’on se réfère à la dernière étude de l’Insee sur les niveaux de vie des Français (elle peut être consultée ici), on découvre en effet que le seuil de pauvreté en France se situe sous la barre de 1 000 euros mensuels, soit 143 euros mensuels de moins que le Smic. Et le taux de pauvreté est désormais massif, puisqu’il atteint 14 % de la population active, soit environ 8,6 millions de personnes.
Ce sont donc d’abord ces populations-là que l’on aide, les plus déshéritées, dès que l’on pousse le Smic à la hausse, ne serait-ce que légèrement. Car quand on parle d’un Smic net mensuel porté à 1 143 euros par mois, il ne faut pas oublier que cette statistique ne vaut que pour un travail à temps plein, à 35 heures par semaine. Or, la précarité en France ne cesse de progresser. Travail en CDD, en intérim, à temps partiel, en petits boulots : la flexibilité a gangrené toute l’économie. À tel point que la référence à un Smic complet n’a plus grand sens pour une très grande partie des salariés.
Quiconque veut en prendre la mesure peut se référer au rapport remis le 30 novembre par les experts consultés par le gouvernement, comme c’est la règle, avant de rendre son arbitrage sur le salaire minimum. Dans ces grandes lignes, ce rapport ne présente aucun intérêt, car le collège des experts a été ainsi consulté qu’il rend – qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il fasse beau –, perpétuellement le même diagnostic : sus au Smic ! Vive l’austérité salariale ! Mais, au fil de ce rapport, on trouve tout de même quelques données statistiques, qui permettent de comprendre les ravages qu’ont occasionnés trois décennies de démantèlement du code du travail.
Voici donc ce rapport :
Le rapport des experts sur le SMIC
La voiture-balai ne balaie plus rien
À la page 11 de ce rapport, on trouve ainsi des indications très inquiétantes sur les avancées du travail précaire, et notamment de la part des CDD, et tout particulièrement des CDD de moins d’un mois dans les intentions d’embauche des employeurs. C’est ce que montre le tableau ci-dessous :
Quand près de 70 % des embauches se font désormais sous la forme de CDD de moins d’un mois, on comprend que la protection que constitue le Smic devient de plus en plus fragile. Car concrètement, beaucoup de salariés sont embauchés au niveau du Smic mais peuvent ne percevoir en fin de mois que la moitié ou les trois quarts de la somme correspondante.
Si ce gel de tout coup de pouce depuis de longues années est si choquant, c’est aussi pour une autre raison : parce que l’austérité salariale qui pèse sur le Smic a eu pour effet que son évolution « reste un peu moins dynamique que celle des autres indicateurs de salaire », comme est contraint d’en convenir le même rapport du groupe d’experts (notamment à la page 28). « Depuis la crise, l’évolution du Smic est légèrement inférieure à celle des autres indicateurs de salaire : + 11,4 % entre le 2e trimestre 2008 et le 1er trimestre 2015, contre respectivement + 13,5 %, + 13,2 % et + 12,7 % pour le salaire horaire de base des ouvriers (SHBO), celui des ouvriers et des employés (SHBOE) et le salaire moyen par tête (SMPT) », peut-on lire dans ce document.
En somme, le Smic, conçu pour être la voiture-balai de la politique salariale, remplit de moins en moins son office. C’est même encore plus grave que cela, car si l’évolution du Smic décroche par rapport à de nombreuses catégories de salaires, ceux-ci marquent, eux aussi, globalement le pas ou même régressent.
C’est une très intéressante étude de l’Insee (elle peut être consultée ici) qui met en exergue les évolutions récentes. Elle établit que pour les dernières tendances connues, celles de 2013, « le salaire mensuel en équivalent temps plein (EQTP) dans le secteur privé ou dans les entreprises publiques est, en moyenne, de 2 912 euros brut et de 2 202 euros net des prélèvements à la source ». Et l’étude ajoute : « Entre 2012 et 2013, le salaire net moyen a augmenté de 0,6 % en euros courants, après + 1,6 % entre 2011 et 2012. Compte tenu de l’inflation qui baisse (+ 0,9 % en 2013 contre + 2,0 % en 2012), il diminue en euros constants de 0,3 % par rapport à 2012, soit à peu près autant qu’entre 2011 et 2012 (– 0,4 %). »
Plus inquiétant encore, l’étude donne de précieuses indications sur plus longue période, résumées par le tableau ci-dessous :
Dans ce tableau, on découvre donc que depuis 2002, le salaire net moyen a très souvent été en baisse, et parfois même dans des proportions fortes. Et encore ne s’agit-il ici que d’une moyenne. Pour mieux mesurer les évolutions que subissent les couches les plus modestes, il faut faire une analyse plus minutieuse. L’Insee s’y est appliqué, et le résultat est pour le moins inquiétant : la baisse est encore plus accentuée pour les salaires les plus bas, comme l’établit cet autre tableau ci-dessous :
Voici comment l’Insee décrypte ce tableau : « Le salaire net médian en équivalent temps plein (EQTP), qui partage les salariés en deux groupes d’effectifs égaux, est de 1 772 euros par mois. Il est inférieur de 19,5 % au salaire net moyen et baisse de 0,1 % en euros constants, soit un peu moins que le salaire moyen (– 0,3 %). Les baisses de salaire sont plus prononcées à la fois dans la moitié basse et tout en haut de l’échelle salariale. En EQTP, les 10 % de salariés les moins bien rémunérés perçoivent un salaire net mensuel inférieur à 1 200 euros. Ce 1er décile (D1) est en baisse de 0,6 % en euros constants par rapport à 2012 (– 0,3 % chez les femmes et – 0,9 % chez les hommes). Tous les déciles de la moitié basse de l’échelle salariale reculent en euros constants. Ceux de la moitié haute restent stables, sauf le dernier qui recule de 0,2 %. »
Tous les chiffres publics disent donc la même chose : avec les avancées de la déréglementation du travail et de la flexibilité, le Smic, qui peut être contourné de mille et une manières, remplit donc de moins en moins bien la mission pour laquelle il a été fondé. En somme, le Smic est devenu une passoire, et contribue de moins en moins bien à réduire les inégalités sociales, et les souffrances qu’elle génère.
Et pourtant, le gouvernement fait mine de ne pas l’entendre. Pendant des lustres, la controverse entre les détracteurs du Smic et ses partisans a certes pu paraître très académique (lire Smic : l’OFCE met en cause la doxa officielle). Mais désormais, au lendemain des élections régionales, la joute revêt un enjeu autrement plus grave : faut-il continuer à alimenter la désespérance sociale, au risque que le Front national progresse encore ? Visiblement, malgré le désaveu qu’il vient de rencontrer, le gouvernement n’a nulle envie de s’embarrasser et de réfléchir à de semblables questions…
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