« Moi aussi, j’ai des choses à dire. . . après tout ! » Entretien avec Franck LEPAGE
Publié le mardi, 5 novembre 2013 dans CULTURE 0, Non classé, Point de vue
Les 17 et 18 juillet dernier, Franck LEPAGE était à AGUTS (petit village entre REVEL et CUQ-TOULZA) pour présenter sa Conférence gesticulée « Inculture 1 » : « L’Education Populaire, Monsieur, ils n’en ont pas voulu ! »
Confluences 81 l’a rencontré. Voici la transcription de l’entretien qu’il nous a accordé , tel qu’il est paru dans Confluences 81 n° 105.
Confluences 81 : Bonjour Franck. Tu viens présenter une « Conférence Gesticulée » à AGUTS.. Depuis quelques années, nous assistons à une vraie déferlante de « Conférences Gesticulées » ; Mais, au fait, c’est quoi ? Peux-tu nous en dire deux mots ?
Franck LEPAGE : Une Conférence Gesticulée, c’est une personne qui, un jour, décide de transformer toutes ses contradictions, tout ce qu’elle n’en peut plus, en un objet qui est partageable avec d’autres gens. C’est une assistante sociale, par exemple, qui après 25 ou 30 ans de métier, part à la retraite. Elle a un savoir politique extraordinaire sur comment fonctionne le social, ce qu’elle en a compris ?
Ce savoir, tout le monde s’en fout. . . Il n’est pas légitime : ce n’est pas une universitaire, elle n’a pas écrit de thèse.. . . Or, si elle décide de monter sur scène et de raconter tout ça, en une heure par exemple, ça fait un objet de savoir absolument explosif !
Et nous, on appelle ça « Éducation Populaire » .
Donc, ce n’est pas du théâtre, mais c’est un objet scénique, et c’est archi politique, forcément, parce que ça dévoile des dominations et c’est appuyé aussi sur une expérience individuelle. Donc, c’est également auto biographique, sans raconter sa vie par ailleurs. C’est une espèce d’objet bizarre complètement rigolo : ça ne ressemble à tien . . . ça a un drôle de nom : « Conférence Gesticulée » !
Confluences 81 : C’est se dire: « J’ai un savoir qui peut intéresser les autres. Je peux le transmettre »?
Franck LEPAGE C’est même pire que ça ! C’est se dire que la colère c’est un savoir, que la frustation c’est un savoir, que la déception c’est un savoir, que l’expérience c’est un savoir. Et ce savoir, évidemment, intéresse tout le monde, parce que, quand un conseiller de Pôle Emploi monte sur scène pour raconter ce que c’est que d’être conseiller à Pôle Emploi, ça change tout.
Et ça change du coup notre vision des politiques de l’emploi, parce que d’un seul coup, on se rend compte que ces gens sont là pour mettre en œuvre des politiques insensées, en se déchirant eux-même. Car, ils savent ce qu’ils font. Ils ne sont pas dupes. Enfin, pas tous !
Et, ceux qui ne sont pas dupes, quand ils voient une Conférence Gesticulée, ils se disent : « Moi aussi, j’ai des choses à dire, après tout ! »
Confluences 81 : Des personnes m’ont demandé « Conférence Gesticulée, qu’est-ce que çà veut dire ? ». Je leur ai répondu : « C’est une conférence qui au lieu d’être statique, est vécue ! »
Franck LEPAGE : (Rires . . .) En fait, c’est un gag ! Parce que, quand on m’a dit : « Vous faites du théatre ? » , j’ai répondu : « Non, ce n’est pas du théâtre ! « . « Alors, c’est du cabaret ? » « Non, ce n’est pas du cabaret ! » . . « C’est un colloque ? » « Non, non . . . ce n’est pas un colloque ». Et, en fait, on ne trouvait rien. . . C’est sorti tout seul : « Conférence gesticulée ! »Alors, ça veut dire quoi ? ça veut dire que ce n’est pas sérieux, parce que, quand on dit de quelqu’un : « Il gesticule », ça veut dire qu’il brasse du vent. . . Ce n’est pas sérieux ! Mais en même temps, c’est très sérieux, parce que c’est la question de la légitimité. En fait, ça a un nom tellement bébête que « les politiques » ne peuvent pas le reprendre ! Si on avait appelé ça: « Conférence Citoyenne » ou « Conférence de témoignage ». . . Tu vois un peu le truc ! !
Confluences 81 :.C’est un peu comme « démocratie participative » !
Franck LEPAGE : C’est çà. . . De la langue de bois ! Là, ils sont vachement emmerdés ! Parce que, comme ce n’est pas sérieux, c’est donc illégitime ! C’est ça l’Education Populaire : c’est essayer de rendre légitime ce qui est illégitime . . . Maintenant, ce terme bébête, on ne peut plus l’enlever : il est là !
Confluences 81 Je faisais le rapprochement avec « Chanson de Geste ». . D’ailleurs, parce que ces dernières années, j’ai eu à fréquenter d’assez près ce milieu là, je peux témoigner que la vie d’un conseiller Pôle Emploi, ça vaut bien une Chanson de Geste !
Franck LEPAGE: Tout à fait ! Quand tu fais une Conférence Gesticulée, tu mets toute ta vie dedans. C’est pour cela que c’est une Chanson de Geste. Tu y mets de toi. . . Et de fait, ce n’est pas du théatre, parce que derrière le théâtre, tu as un écran ou un rideau. Tandis que là, c’est un exercice très difficile à faire, parce que tu mets toute ta vie dedans.
Confluences 81 Voyons si je te comprends bien, à partir de vécus personnels ? Je crois avoir une longue expérience personnelle du côté de l’Education Populaire! . 35 ans avec les CEMEA, ça laisse des traces J’ai animé durant un certain nombre d’années un Réseau d’Echanges réciproques de Savoirs. . C’est bien mes savoirs, construits de diverses manière au cours de mes parcours de vie que j’échange. Une des difficultés rencontrées, c’est d’arriver à faire comprendre que le Prof de physique à l’Université, qui vient aux Réseau ne souhaite pas nécessairement y transmettre ses connaissances en physique.
Franck LEPAGE: Le savoir est un rapport social et non une quantité de connaissances. Qu’est-ce qui fait, par exemple, qu’une personne va dire à une autre personne que ce tableau complètement idiot a une valeur et que cette autre personne se sent bête devant ce tableau ? C’est bien là un rapport social, un rapport de domination.
Sur la question du langage, je peux te dire un tas de choses. Entre autres, que le pouvoir a construit un certain nombre de choses sur le langage.
Il a compris, par exemple, qu’on peut nous faire taire ou qu’on peut nous faire descendre dans la rue, selon les mots qu’on utilise. Il y a tout un travail, terrible, qui a été fait là dessus depuis une trentaine d’années. C’est ce qu’on appelle « la contre révolution néolibérale »! Ils ont pigé un truc essentiel.
Et nous, là-dessus, on a du retard, parce qu’on n’ose plus utiliser des mots comme « domination », « masse salariale », « lutte des classes », qui sont des mots issus du marxisme. On n’ose même plus utiliser le mot « travailleurs » ! On parle de « salariés ». C’est important parce que si tu dis « travailleurs », tu parles de quelqu’un qui produit des richesses pour un patron. Si tu utilises « salariés », tu parles d’un « fainéant qui touche un salaire » . . . Dans un cas, tu as une désignation active. Dans l’autre cas, une désignation passive. Ils ont très bien compris ça, et donc, ils ont fait un travail terrible sur le langage.
Nous, ce que nous faisons à travers les « ateliers de désintoxication du langage », c’est qu’on dit : « Il est temps de se défendre ! Il est temps de se défendre avec les mots. . . Il faut arrêter avec « l’évaluation ». . . il faut arrêter avec la « démarche qualité « . . . « . Tout ça, c’est des mots pour nous tuer. Mais ce sont des mots qui sont positifs. Il y a un piège dans lequel on tombe tous. Moi le premier, j’y suis tombé dedans !
Confluences 81 C’est çà qui est subversif !
Franck LEPAGE: Bien sur que c’est subversif !
Regarde : « la participation ». C’est le contraire de la démocratie. La démocratie, c’est le contre-pouvoir. La participation ? Tu dis aux gens : « Arrêtez de faire du contre-pouvoir. Venez participer avec moi ! «
Il faut se battre contre çà, parce que c’est un piège. Ils se foutent de nous avec ça !
Mais, c’est très difficile à faire entendre aux gens, parce que « participer » c’est faire appel à notre générosité. Et, comme les gens sont généreux, ils se disent : « C’est bien ! Je vais participer ! « . Du coup, plus de contre-pouvoirs, plus de lutte des classes. . . Terminé ! Tout le monde va participer.
C’est tout ça, la bagarre avec les mots. . .
Propos recueillis par Jean FAUCHE
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