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Devoir de vacances n° 10 : quelques lectures sur l’Europe (1)

Publié le lundi, 20 août 2012 dans Non classé, Notre Economie et la leur, Point de vue

3 articles, divers, sur la question de l’Europe. . . pour alimenter et étayer notre réflexion collective sur la question.

L’Union européenne entre éclatement et refondation

Publié par Alencontre le 14 – août – 2012

Par Alain Bihr

Depuis l’autonome dernier, ce qu’il est convenu d’appeler la « crise des dettes souveraines » n’a cessé de s’approfondir en Europe. L’attention s’est essentiellement focalisée sur ses rebondissements en Grèce, en rejetant ainsi dans la pénombre la détérioration de la situation en Espagne et en Italie, potentiellement bien plus dangereuse. Tandis que la répétition des « sommets européens », tous réputés de « la dernière chance », au terme desquels ce sont inlassablement les mêmes remèdes néolibéraux qui sont préconisés pour « sortir de la crise », est le meilleur indice qui soit de leur inefficacité. Une inefficacité d’autant moins étonnante que les principes dont ils s’inspirent sont précisément à l’origine de cette crise et n’ont cessé de l’alimenter au cours des dernières années. Si bien que la nécessité et l’urgence même d’une autre voie s’imposent aujourd’hui.

La crise de l’endettement public continue à s’approfondir… et à s’élargir

Et d’abord en Grèce, « l’homme malade » de la zone euro. En dépit de l’abandon par ses créanciers de la moitié de la dette publique grecque (sous forme d’une décote de leurs créances) et d’une aide supplémentaire de 130 milliards d’euros (Mds €) au cours de l’hiver, la situation grecque continue à se dégrader. Pour la cinquième année consécutive, le produit intérieur (PIB) grec va reculer de 4 ,7 % en termes réels (déduction faite de l’inflation) au cours de cette année, en enregistrant ainsi une baisse cumulée de 17,7 % depuis 2008[1]. Le taux de chômage (officiel), qui n’était encore que de 7,5 % en septembre 2008, n’a cessé depuis lors de se dégrader pour se situer à 22,5 % – un triplement ! – en avril dernier[2] ; tandis que le taux de chômage des jeunes de 15-24 ans a bondi de 22,3 à 51,5 % entre avril 2008 et avril 2012[3]. Dans ces conditions, il ne faut s’étonner ni de la baisse du pouvoir d’achat moyen (d’ailleurs programmé[4]) ni de l’augmentation de la pauvreté, de la misère et de l’exclusion[5] ni, par conséquent, de l’incapacité des pouvoirs publics grecs de faire entrer l’impôt[6], d’autant plus que les principaux propriétaires du pays (l’Église orthodoxe et les armateurs) continuent à bénéficier de très larges exemptions fiscales. En conséquence, l’État grec peine évidemment de plus en plus à réduire son déficit et à rembourser ses créanciers, accroissant la probabilité d’un défaut de paiement ; risque sur lesquels ces derniers anticipent par les taux élevés auxquels ils continuent à prêter à cet État, en dépit des garanties offertes par le Fonds européen de stabilité financière (FESF)[7] ; ce qui n’a que la vertu de rendre encore plus difficile le remboursement de la dette surtout avec une économie en récession. Et ce en dépit de l’élection in extremis en juin dernier d’une majorité parlementaire qui s’est engagée à respecter les termes du mémorandum, fixé par « la troïka » composée du Fonds monétaire international (FMI), de l’Union Européenne (UE) et de la Banque centrale européenne (BCE) en accord avec les créanciers, pour assurer (en principe) le remboursement du restant de cette dette. Dans ces conditions, on n’a pas fini d’entendre parler de la dette grecque dans les toutes prochaines semaines.

Mais, depuis peu, c’est l’Espagne, plus exactement la situation de son système bancaire, qui est devenu le principal sujet d’inquiétude. C’est que tout au long des années 1990 et du début des années 2000, la croissance économique espagnole a été principalement assurée par une hypertrophie du secteur immobilier, à caractère largement spéculatif, impliquant un formidable endettement privé (des promoteurs immobiliers, des entreprises du BTP, de celles travaillant pour alimenter le précédent secteur en matériaux et matériels, des ménages se portant acquéreurs de logements, des agences de tourisme, etc.) auprès des banques, selon un scénario présentant bien des points communs avec ce qui s’est déroulé simultanément aux États-Unis et au Royaume-Uni. Et lorsque cette bulle immobilière a fini par éclater du fait de l’encombrement du marché et de la multiplication des situations d’impayés liée au développement du chômage et au retournement global de la conjoncture, consécutive à l’éclatement de la crise dite des prêts immobiliers subprime aux États-Unis (2007-2008), les banques espagnoles se sont retrouvées avec une montagne de créances douteuses ou franchement irrécouvrables, allant grossissant au fur et à mesure où le marché immobilier s’effondrait et où faillites et licenciements se multipliaient. En mai dernier, ces créances pourries s’élevaient à quelque 155 Mds €, représentant près de 9 % du volume global des créances bancaires espagnoles, plaçant l’ensemble du système bancaire au bord de la faillite[8]. Au cours de ce même mois de mai, le gouvernement a ainsi dû prévenir une telle faillite imminente du conglomérat bancaire Bankia, résultat de la fusion de sept caisses d’épargne régionales lourdement affectées par leurs engagements antérieurs dans le secteur immobilier, en injectant 19 Mds € dans son capital, ce qui a signifié sa nationalisation de fait. Et, incapable d’en faire autant pour le restant du système bancaire espagnol, dans la foulée, Madrid a dû solliciter l’aide de l’intervention du FESF à une hauteur de 100 Mds €, ce qui va avoir essentiellement pour effet d’alourdir la dette publique espagnole de quelque 10 %, de contraindre à un tour de vis budgétaire supplémentaire (des réductions de dépenses et des augmentations d’impôts) à hauteur de 65 Mds € [9], le tout rendant encore plus improbable le respect par l’État espagnol de ses engagements antérieurs de réduction des déficits publics. Conséquence immédiate : les taux auxquels cet État doit désormais emprunter sur le marché financier international, déjà élevés, se sont encore accrus : courant juillet, ils se sont élevés à 7,55%[10], rendant à terme le poids de la dette proprement insupportable, ce que le Premier ministre espagnol Rajoy ne cesse d’ailleurs de répéter depuis plusieurs semaines. On s’approche ainsi progressivement du seuil où deviendra inévitable un « plan de sauvetage » global de l’État espagnol du même type que celui monté pour l’État grec. Sauf qu’il s’agirait en l’occurrence de sauver l’équivalent de… plus de deux fois la Grèce : avec quelque 775 Mds au premier trimestre de cette année (soit avant « l’aide » européenne de 100 Mds € accordée pour « sauver » le secteur bancaire), la dette espagnole s’élève à plus du double du montant de la dette grecque (355 Mds €) avant la décote de celle-ci à laquelle il a été procédé au début de l’année[11]. Le FESF, d’un montant élargi à quelque 780 Mds €, déjà amputé des « aides » apportées à la Grèce et à l’Espagne depuis le début de l’année, n’y suffirait pas.

Surtout, à la faveur de ce nouvel épisode, est apparu au grand jour un autre cercle vicieux qui est en train d’entraîner vers l’abîme tout le système financier en Europe. Ce cercle résulte du bouclage (de la rétroaction) entre crise de l’endettement public et crise bancaire. Car si, depuis 2008, une bonne partie du surendettement des États européens résulte de la conversion des dettes privées (concentrées dans les banques) en dettes publiques (sous forme de nationalisations, prises de participation, prêts et subventions, garanties d’emprunts, etc.), réciproquement les banques, qui comptent elles-mêmes parmi les principaux créanciers des États (à côté des compagnies d’assurance, des fonds d’investissement, des fonds de pension), voient leurs comptes se dégrader au fur et à mesure où s’aggravent l’endettement public et, avec lui, les risques de défaillance des États, rendant ainsi nécessaires de nouvelles interventions de ces mêmes États, conduisant à alourdir encore la dette publique. Ainsi, la crise des dettes publiques nourrit-elle de plus en plus la crise bancaire qui, à son tour, aggrave la précédente.

Mais c’est en définitive l’Italie qui pourrait devenir le véritable cauchemar de la zone euro. S’élevant, au premier trimestre de cette année, à 1946 Mds €, la dette publique italienne est proportionnellement au PIB la plus lourde après celle de la Grèce (respectivement 123 % et 132 %)[12]. Et, elle ne cesse de s’alourdir (+ 3,8 points de PIB en un an !) sous l’effet de la récession de l’économie italienne (-1,4 % prévu cette année[13]) et des piètres résultats de la lutte contre une fraude fiscale qui n’a pas attendu les encouragements de l’ancien Premier ministre Berlusconi pour devenir un sport national[14]. Dans ces conditions, les taux d’intérêts auxquels se négocient les obligations italiennes à dix ans, encore inférieurs à 3 % il y a un an, ont nettement franchi la barre des 6 % au cours du mois du juillet[15], s’engageant sur la pente ascendante parcourue par les taux espagnols depuis le début de l’année. S’ils devaient poursuivre pareille ascension au cours des prochains mois, c’en serait fini de la zone euro, tout simplement parce que, soit directement soit par l’intermédiaire du FESF, les États européens se trouveraient parfaitement incapables de se porter au secours de l’État italien.

Et on comprend aussi que, dans ces conditions, au cours de la dernière décade de juillet, l’agence Mody’s ait placé les notes des dettes des trois États jusqu’alors réputés les plus sûrs, l’Allemagne, le Luxembourg et les Pays-Bas, mais aussi celle du FESF en perspective négative, laissant pour la première entendre qu’eux aussi pourraient perdre leur sacro-saint Aaa. Symptôme de ce que, en s’approfondissant dans les États dits « périphériques » de la zone euro, la crise des dettes souveraines est en train de gagner petit à petit ses États « centraux » et même les institutions mises sur pied pour lutter contre le développement de cette crise.

Trop peu, trop tard !

Pourtant, au cours de ces derniers mois, « l’eurocratie »[16] n’est pas restée les bras ballants à contempler la dégradation de la situation. Elle s’est même activée en multipliant les réunions formelles ou informelles, son activité confinant par moments à un activisme destiné à masquer (mais en vain) son impuissance à maîtrise la dérive de la situation. Et ce ne sont pas les piètres résultats du dernier Conseil européen qui s’est tenu fin juin qui y ont mis fin.

La moindre des raisons de cette impuissance est que les mesures préconisées et effectivement prises ont été à la fois trop timorées et trop tardives. C’est qu’elles présentent toutes cette caractéristique d’exiger de la zone euro et, plus largement, de l’UE d’avancer dans la voie d’un fédéralisme politique, impliquant de nouveaux transferts de souveraineté des États membres vers les instances communautaires. Ce qui ne fait qu’exacerber les contradictions inhérentes à la « construction européenne » que celle-ci, loin de les résoudre, a au contraire aggravées au cours des deux dernières décennies, notamment depuis l’adoption de la monnaie unique et des disciplines budgétaires qu’elle impose[17]. Nous y reviendrons plus loin encore.

D’où, pour commencer, les atermoiements concernant la mutualisation des dettes publiques. Dès lors qu’il s’agit pour les États européens de rembourser leurs dettes et qu’il n’est que trop manifeste que certains n’y parviendront pas sans l’aide de leurs voisins et partenaires communautaires, la solution serait mettre ces dettes en commun et que les moins endettés viennent ainsi au secours des plus endettés. Au demeurant, c’est déjà ce qui a commencé à se faire par l’intermédiaire du FESF, fonds abondé par les différents États membres en proportion de leur poids relatif dans le PIB communautaire mais dont seuls les plus endettés ont pour l’instant bénéficié ou ont vocation à bénéficier.

Mais il s’agirait maintenant de franchir quelques pas décisifs de plus sur la voie de la mutualisation. Et c’est là que le bât se met à blesser. La solution radicale consisterait dans l’émission d’eurobonds : l’émission par les différents États membres d’obligations (de titres d’emprunts) sur le marché financier garanties par l’ensemble de l’UE. De telles émissions permettraient à la plupart des États européens d’emprunter à moindre coût (à moindres taux d’intérêt) puisque ces emprunts auraient la garantie de l’ensemble des États de l’UE et notamment des plus solides. Elles les mettraient de plus à l’abri de la spéculation internationale sur les titres émis. Mais cela n’irait pas sans contrepartie importante : dès lors, nécessairement, les instances communautaires, quelles qu’elles soient, devraient être pourvues d’un droit de regard a priori sur les budgets des différents États membres pour éviter que les États-cigales ne financent leurs dépenses en comptant sur les États-fourmis pour les payer : certains États pourraient se voir, de la sorte, interdire tout déficit budgétaire ou simplement telle ou telle dépense jugée incompatible avec les engagements antérieurs de réduction budgétaire. Ainsi, après avoir abandonné toute souveraineté monétaire, les États membres les plus endettés devraient renoncer à toute souveraineté budgétaire, sans que pour autant les plus vertueux ne soient totalement assurés de devoir passer à la caisse pour régler l’ardoise de leurs voisins. On comprend que la proposition d’eurobonds n’ait pas, pour l’instant, suscité grand enthousiasme ni de la part de ceux qui seraient du côté des « contributeurs » nets (au premier rang desquels l’Allemagne) craignant de jouer les dindons de la farce, ni de la part ceux qui en seraient les « bénéficiaires nets » (les plus endettés des États) craignant de se voir imposer une véritable tutelle financière.

D’autres propositions de mutualisation partielle des dettes souveraines ont été avancées au cours des derniers mois : mutualisation des seuls emprunts à cours terme (moins d’un an) sous forme de l’émission d’eurobills (équivalents européens des bonds du Trésor) ou mutualisation de la seule partie de la dette des États dépassant le fameux seuil de 60 % du PIB prévu par le traité de Maastricht. Mais, pour les raisons susdites, elles n’ont pas davantage été retenues, chacun jouant la montre en espérant que le pire est passé. Alors qu’il est encore à venir…

Ce sont ces mêmes raisons qui entravent également l’action de la BCE. De par sa charte, celle-ci s’est vu interdire dès son origine de prêter aux États, de manière à ne pas installer ceux-ci dans la facilité d’un monnayage inflationniste de leur dette. Mais cela prive aussi la solidarité financière entre les différents États (plus exactement leurs banques centrales respectives détentrices du capital de la BCE) d’un solide moyen d’action : c’est précisément parce que leur banque centrale respective dispose d’une telle possibilité que le Royaume, les États-Unis d’Amérique et le Japon peuvent supporter des déficits publics proportionnellement bien plus importants que la moyenne de ceux des États de l’UE sans encourir une crise semblable de leur dette souveraine.

Sans doute, à partir du printemps 2011, la BCE s’est-elle pour partie affranchie de fait de cette interdiction en se mettant à acheter des obligations irlandaises, portugaises et grecques, de manière à limiter la chute de leurs cours sur le marché boursier poussant mécaniquement à la hausse les taux d’intérêts des nouveaux emprunts des États correspondants[18]. Ce qui lui a valu de sévères critiques du côté allemand. Et c’est parce que, notamment sous l’effet de ces critiques, la BCE a renoncé à poursuivre dans cette voie au cours des derniers mois que la spéculation a pu s’emballer sur les titres espagnols et italiens. Le Mécanisme européen de stabilité (MES) qui aurait dû entrer en vigueur au FESF au 1er juillet en se substituer au FESF disposera pour sa part du droit à prêter aux États et à racheter les titres de leurs dettes en cours. Mais doté d’une capacité d’emprunt d’à peine 500 Mds € (qui donne la mesure des limites du « pot commun » européen), il sera bien en peine de faire face à une crise majeure du type d’une défaillance de l’Espagne ou a fortiori de l’Italie.

Et c’est au même type d’obstacles que vient se heurter le projet d’« union bancaire » au niveau européen. Nous venons de voir comment, dans tous les États européens, la crise de l’endettement public fragilise les banques et comment, inversement, comme cela vient de se produire en Espagne, la prévention d’une menace de faillite bancaire conduit à aggraver brutalement l’endettement public en menaçant de le porter au-delà du point où il reste supportable. Pour briser ce cercle vicieux et prévenir la répétition de ce type de scénario-catastrophe, l’UE vient de proposer de renforcer la surveillance du secteur bancaire en en confiant la mission à la BCE, dont le pouvoir se trouverait ainsi renforcé tandis qu’inversement celui des différentes banques centrales nationales, prêteurs en dernier ressort mais aussi régulateurs et « gendarmes » traditionnels des leurs systèmes bancaires nationaux respectifs, se trouverait affaibli et, avec lui, la capacité des gouvernements nationaux à conduire leurs politiques économiques. Ce nouveau transfert de souveraineté économique se trouverait de surcroît aggravé par la nécessaire harmonisation des règles régissant les différents systèmes bancaires nationaux, lésant le cas échéant les privilèges dont disposent certains segments des systèmes bancaires nationaux. On comprend que les États membres traînent les pieds.

Pour ne pas parler des groupes bancaires, peu désireux de voir se renforcer les règles auxquelles ils devraient se soumettre et, pire encore de leur point de vue, l’obligation de transparence quant aux activités qu’ils mènent et aux risques qu’ils prennent, ou plutôt qu’ils font courir, à leur insu, à leurs actionnaires, créanciers et en définitive à leurs déposants. D’autant plus que le projet d’« union bancaire » leur fait obligation de fournir un document détaillant l’ensemble de leurs actifs de manière à permettre, en cas de faillite d’un groupe bancaire, à l’autorité de régulation européenne de prendre les mesures nécessaires pour sauver ce qui peut l’être en liquidant le reste, de manière à éviter autant que possible d’avoir à y sacrifier de l’argent public.

L’eurocratie persiste et signe

Mais là n’est pas l’essentiel en définitive. Si les remèdes à la crise financière européenne jusqu’à présent appliqués ou préconisés par l’eurocratie se sont révélés si piètrement efficaces, c’est pour des raisons bien plus fondamentales qui nous renvoient vers la racine même de la crise de l’endettement public, que ce soit en Europe ou ailleurs dans le monde où elle peut sévir. On s’aperçoit alors que ces remèdes sont non seulement quantitativement insuffisants mais encore et surtout qualitativement inappropriés – sans que, pour autant, cela n’empêche l’eurocratie de continuer à les préconiser.

C’est que le surendettement public actuel en Europe résulte pour l’essentiel de la mise en œuvre, depuis trois décennies maintenant, de politiques néolibérales. Directement tout d’abord : dans la frénésie de restriction du « poids de l’État » et leur croyance aveugle dans le dogme de l’offre[19], ces politiques se sont acharnés à restreindre non seulement les dépenses publiques mais encore les recettes publiques (les impôts et les cotisations sociales), en allégeant considérablement la part de celle-ci pesant sur le capital (les entreprises) ainsi que les ménages titulaires de hauts revenus et de gros patrimoines – merci pour eux ! L’exemple en a été fourni en France par la multiplication des « niches fiscales et sociales » au cours des quinze dernières années, privant l’État et les organismes de protection sociale, en 2008 par exemple, de quelque 140 Mds €, soit l’équivalent de deux fois le déficit public cette année-là[20]. Mais l’effet indirect des politiques néolibérales sur les finances publiques a été encore plus catastrophique : en déformant le partage de la « valeur ajoutée » (du surcroît de richesse sociale nouvellement produite chaque année) au détriment du travail et au bénéfice du capital, à coup de développement de la précarité et du chômage et de mise en concurrence internationale des travailleurs (par la libéralisation des échanges de marchandises et de capitaux), ces politiques ont non seulement rendu la croissance économique atone et erratique, limitant d’autant les recettes des pouvoirs publics, mais ont créé les conditions de crises financières à répétition, de plus en plus graves, la dernière en date (celle dites dessubprime) se soldant par des plans massifs (se comptant par centaines de milliards d’euros, de dollars, de livres sterling, etc.) de sauvetage des éléments du capital financier (banques, compagnies d’assurance, etc.) menacés de faillite et de soutien à la croissance pour parer à la récession consécutive de « l’économie réelle » – autrement dit, des dépenses publiques supplémentaires pour sauver le capital de sa crise, le tout faisant exploser déficits et dettes publiques[21].

Dans ces conditions, la première condition, nécessaire sinon suffisante, pour sortir de l’impasse actuelle dans laquelle nous ont engagées les politiques néolibérales est de rompre radicalement avec ces dernières. Or c’est tout le contraire qui est en train de se passer en Europe, sous la direction de l’eurocratie. Les seuls enseignements que celle-ci tire, aujourd’hui comme hier, des résultats catastrophiques des politiques néolibérales qu’elle a défendues et promues depuis le milieu des années 1980 au moins, c’est que ces politiques n’ont pas été menées assez loin ni avec suffisamment de détermination et qu’il faut, par conséquent, poursuivre dans la voie de la « réforme » néolibérale de l’État et du rapport salarial jusqu’à ce que la réalité se conforme à ce que le dogme néolibéral proclame : régis par une « concurrence libre et non faussée » et dès lors que les acteurs s’y comportent d’une manière rationnelle en étant aussi bien informés que possible, les marchés ne peuvent qu’être efficients et le monde économique parfait. Un pareil entêtement ne peut s’expliquer qu’en tenant compte du fait que le néolibéralisme fonctionne à leur égard comme une religion dont ils sont les grands prêtres et les missionnaires, par le fait aussi qu’ils représentent et défendent les intérêts des fragments du capital (et notamment de sa fraction financière) que les politiques néolibérales préservent et confortent. Nous allons y revenir également.

C’est ainsi que, des plus aux moins endettés des États européens, l’eurocratie exige la poursuite des politiques d’assainissements de finances publiques. Côté dépenses, sont ainsi exigées des coupes plus ou moins claires : la compression des effectifs des administrations publiques (depuis la restriction de l’embauche et le non-remplacement des départs en retraite jusqu’au licenciement pur et simple d’une partie des agents en fonction), la baisse de leur masse salariale (depuis le blocage des salaires et de pensions jusqu’à leur baisse autoritaire), la réduction du champ d’intervention et du niveau d’activité des pouvoirs publics, la dégradation de la qualité des prestations fournies par les équipements collectifs et les services publics pouvant aller jusqu’à leur disparition pure et simple, etc. Côté recettes, dans la mesure où l’assainissement exige malgré tout d’augmenter les impôts, il est recommandé de recourir en priorité aux impôts indirects (notamment ceux portant sur la consommation), bien qu’ils soient socialement les plus injustes puisqu’ils sont dégressifs, et, pour ce qui est des impôts directs, à ceux portant sur le travail plutôt que sur le capital et le patrimoine. Et, surtout, pour accroître la masse imposable, partant les recettes fiscales des États, il est exigé de dégager un solde positif de la balance des paiements et, tout particulièrement, de la balance commerciale, en améliorant la compétitivité des différentes économies européennes ; ce qui, en l’absence de toute possibilité de dévaluation compétitive, rendue impossible par le partage d’une monnaie unique (l’euro), ne peut s’obtenir qu’en faisant pression à cette fin sur le niveau des salaires. Autrement dit, la réduction des déficits publics et de l’endettement public passe-t-elle non seulement par l’austérité budgétaire mais encore par une austérité salariale généralisée, étendue bien au-delà du seul secteur public. Ainsi l’eurocratie exige-t-elle la poursuite de la déréglementation du rapport salarial (de la réduction du champ et du seuil des droits ouverts au salarié au-delà de ce qui est prévu dans et par son contrat de travail individuel et, éventuellement, par la convention collective de l’entreprise ou de la branche) et la réduction des droits ouverts aux précaires, chômeurs et exclus de l’emploi, donc le démantèlement de toute la législation sociale, de manière à atomiser au maximum les salariés et à déséquilibrer encore un peu plus le rapport de forces entre travail et capital.

Si l’on fait la somme des mesures antérieures, il apparaît que l’objectif ainsi poursuivi est clairement de faire pression à la baisse sur le coût salarial global (le coût social de reproduction de la force sociale de travail impliquant le salaire direct, le salaire indirect sous forme de prestations sociales en espèces, le logement social, le système de formation et de qualification, etc.), autrement dit de réduire les normes de consommation de la grande masse des salariés en dégradant notablement leur niveau de vie. Mais, de la sorte, la poursuite des politiques néolibérales ne fait qu’entretenir voire aggraver la distorsion intervenue dans le partage de la « valeur ajoutée » sous l’effet de leur mise en œuvre dans le cours des années 1980 et 1990, distorsion qui se trouve à la racine tant de la piètre dynamique économique générale de l’Europe que de la crise de l’endettement public qui y sévit.

De cette contradiction, certains dirigeants européens, y compris au sein de l’eurocratie, ont pris conscience ces derniers temps, en préconisant d’en sortir par une politique de relance néokeynésien au niveau européen[22]. Parmi eux figure le nouveau gouvernement français, issu des élections présidentielle et législative de mai-juin dernier. Mais tout ce qu’il a pu obtenir lors du dernier Conseil européen, c’est l’engagement d’un plan de relance à hauteur de 120 Mds €, composés pour moitié de fonds européens déjà engagés (du type FEDER) et destinés à des grands travaux d’infrastructure, représentant à peine 1 % du PIB européen ; quant au lancement d’eurobonds et à l’autorisation donnée à la BCE de prêter directement aux états, il n’en a pas été question (pour les raisons évoquées ci-dessus) : tout juste s’est-on mis d’accord sur la perspective d’émettre des project bonds (des obligations destinées à financer des projets communautaires spécifiques) ; et l’institution d’une taxe sur les transactions financières au sein de l’UE a de même été renvoyée à plus tard. On est évidemment très loin de ce qui serait nécessaire pour commencer à rééquilibrer le partage de la « valeur ajoutée » et sortir ainsi du cercle vicieux dans laquelle l’austérité salariale et budgétaire néolibérale enferme l’Europe. La raison en est que, avec l’élection en définitive d’une majorité parlementaire grecque favorable aux memoranda imposées par « la troïka », le spectre d’une crise politique et financière majeure en Europe a été une nouvelle fois repoussé. Sans que pour autant aucun des problèmes de fond ne soit réglé, bien au contraire, si bien que la crise européenne ne peut que rebondir, encore aggravée, dans le cours des prochaines semaines.

Une zone euro à hue et à dia

Si la racine de la crise économique qui sévit en Europe – comme d’ailleurs dans l’ensemble des États capitalistes centraux – gît bien dans la distorsion intervenue dans le partage de la « valeur ajoutée » en salaires et profits à la faveur de la mise en œuvre des politiques néolibérales à partir des années 1980 et si son aggravation s’explique par la persistance de l’eurocratie dans ces mêmes politiques, elle présente cependant une autre dimension encore, spécifiquement européenne pour sa part, liée une nouvelle fois aux contradictions inhérentes à la « construction européenne » et, plus exactement, à son noyau dur, la zone euro. C’est ce que Michel Husson vient de montrer en un article remarquable, au contenu très dense, dont nous ne reprenons ici quelques-uns des principaux éléments d’analyse et conclusions[23].

L’édification au sein de l’UE d’une union monétaire, d’abord restreinte à un nombre limité d’États-membres mais ayant vocation à s’élargir à tous, reposait sur le pari de réduire les inégalités de développement économique et social entre ces derniers, héritage de leurs histoires respectives, en réalisant une convergence progressive entre eux, notamment par les communes disciplines budgétaires (un déficit public limité à 3 % du PIB, une dette contenue à 60 % du PIB) et salariales qui leur seraient imposées dans le cadre de cette union. Or, depuis l’introduction de l’euro, c’est tout le contraire qui s’est produit : les écarts n’ont cessé de se creuser entre le « Nord » de la zone euro (Allemagne, Autriche, Belgique, Pays-Bas et Finlande – l’étude exclut le Luxembourg, qui aurait encore accentué l’écart) et le « Sud » de celle-ci (Irlande, Portugal, Espagne, Italie, Grèce), la France occupant une position intermédiaire entre les deux groupes tout en tendant à se rapprocher de plus en plus du second.

Les États « sudistes » ont notamment vu se dégrader leur compétitivité-prix par rapport aux États « nordistes » du fait non pas d’un dérapage salarial (une croissance des salaires réels plus forte que celle de la productivité – c’est le contraire qui a eu tendance à se produire sous l’effet de la baisse de la part des salaires dans la « valeur ajoutée ») mais d’une inflation structurelle plus forte. Celle-ci s’explique elle-même par la conjonction de trois facteurs : une croissance plus forte des États « sudistes », condition de leur rattrapage des États « nordistes » et de la convergence projetée entre les deux groupes (ce qui implique d’ailleurs une contradiction interne au processus de convergence) ; une tendance plus grande au « Sud » qu’au « Nord » à diffuser, sous forme de hausse salariale, les gains de productivité réalisés dans le secteur manufacturier vers le restant de l’économie (ce qui renvoie vers la disparité des inégalités de développement sectorielles entre les différentes économies nationales) ; enfin des conflits de répartition de la richesse sociale (de la valeur produite) plus importants au sein des formations « sudistes » qu’au sein des formations « nordistes », du fait du caractère plus inégalitaire des premières relativement aux secondes (ce qui exprime évidemment des configurations des rapports de classes, mêlant conflits, compromis et alliances, différentes entre les unes et les autres). Notons au passage combien, à travers les variables économiques réifiées (taux d’inflation, hausse des salaires réels, part des salaires dans la « valeur ajoutée », poids relatifs des différents secteurs, etc.), s’expriment en définitive toutes les spécificités structurelles profondes des différentes formations nationales et combien, du même coup, est naïf le projet eurocrate d’une convergence rapide de ces dernières impliquant d’araser en quelques années la sédimentation de décennies voire de siècles de construction sociopolitique.

Loin de corriger cette divergence entre « Nord » et « Sud » de la zone euro, l’union monétaire en aura au contraire favorisé l’aggravation tout le long des années 2000, jusqu’à l’éclatement de la crise financière de 2007-2008 dite des subprime, en la laissant produire tous ses effets pervers. D’une part, à l’abri de la monnaie commune, les États « sudistes » ont ainsi pu laisser se creuser le déficit de leur balance commerciale, revers de leur plus forte croissance et rançon de la dégradation de leur compétitivité, sans que ce déficit ne se solde par la nécessité de dévaluer leur monnaie, comme cela aurait été le cas avant le passage à l’euro ou sans celui-ci. D’autre part, sous l’effet de la politique monétaire restrictive de la BCE, les États « sudistes » ont également pu bénéficier de la baisse générale des taux d’intérêt nominaux au sein de la zone euro qui, du fait de leur inflation plus forte, s’est traduite par une baisse encore plus forte des taux d’intérêt réels que dans les États « nordistes », incitant ainsi pouvoirs publics, entreprises et surtout ménages à s’endetter, en venant ainsi soutenir leur plus forte croissance : la bulle immobilière espagnole, par exemple, a trouvé à s’y alimenter directement. Enfin, cette croissance dopée à l’endettement (allant jusqu’au surendettement) s’est logiquement accompagnée d’une baisse du taux d’épargne des ménages, contraignant ainsi les administrations publiques (États, collectivités territoriales, organismes publics de protection sociale) à compter sur un flux continu de capitaux étrangers pour financer leurs déficits (persistants même si tendanciellement décroissants) par l’emprunt avec pour effet de dégrader un peu plus les comptes extérieurs aussi bien qu’intérieurs. L’ensemble constituant une dynamique clairement insoutenable à terme puisqu’accumulant baisse générale de compétitivité, endettement privé et endettement public, déficit intérieur (de l’épargne privée au budget public) et déficits extérieurs (de la balance commerciale à la balance des paiements). Sans que, soit dit en passant, l’eurocratie n’y ait rien trouvé à redire, adressant au contraire à plusieurs reprises ses félicitations à différents États « sudistes » (l’Irlande et l’Espagne notamment), en les donnant en exemple au restant de l’UE.

Sous ce rapport, la crise financière des années 2007-2008 est moins venue briser une croissance apparemment vertueuse que mettre fin à un cercle réellement vicieux tout en révélant la nature. En gonflant brusquement et brutalement le déficit public, en mettant fin à la possibilité de le financer moyennant l’importation de capitaux étrangers, en contractant les possibilités ouvertes à l’endettement privé, en rendant du coup nécessaires et la hausse du taux du taux d’épargne national et un solde positif de la balance commerciale, cette crise a imposé aux formations « sudistes » une politique d’austérité budgétaire et salariale, indépendamment même des préceptes de politique néolibérale précédemment évoqués. Et elle a surtout signé la fin de l’illusion, qui n’aura duré que quelques années, selon laquelle le parachèvement de « l’union économique et monétaire » par le passage à l’euro puisse être un fleuve tranquillement descendu.

La « construction européenne » revisitée et réévaluée [24]

Ainsi, au cours des trente dernières années, telle qu’elle a été conduite, la « construction européenne » a produit deux résultats majeurs, aussi catastrophiques l’un que l’autre. En premier lieu, par la simple création d’un espace de libre circulation du capital sous sa forme marchandise tout comme sous sa forme argent, au sein duquel s’est trouvée accrue la mise en concurrence des capitaux… et des travailleurs salariés, tout comme par les disciplines budgétaire et salariale auxquelles se sont trouvés astreint les États pour entrer dans la zone euro puis pour s’y maintenir, la construction européenne a été un moyen institutionnel particulièrement efficace d’administration des politiques néolibérales d’austérité synonyme notamment de déréglementation du marché du travail et de démantèlement rampant de la protection sociale, en un mot : de régression en matière d’encadrement du rapport salarial. Et la gestion par l’eurocratie de la crise de l’endettement public consécutif à l’éclatement de la crise financière de 2007-2008, ordonnée à l’impératif du maintien et même du renforcement de la discipline budgétaire et de la rigueur salariale, n’a fait qu’aggraver encore cet effet régressif. Une régression qui frappe tout particulièrement le salariat d’exécution (ouvriers et employés) : pour lui, la perspective ainsi ouverte est celle d’un grand bond en arrière, de caractère historique, qui aboutirait en définitive à liquider purement et simplement tout l’acquis du compromis fordiste et notamment l’État-providence.

De plus, telle qu’elle a été poursuivie au cours des trente dernières années, la « construction européenne » a produit un second résultat tout aussi catastrophique, se combinant avec le précédent tout en le modulant dans l’espace : le creusement des inégalités de développement entre nations et régions européennes. Loin de conduire à la convergence des niveaux de développement nationaux et régionaux promise par les eurocrates, elle a accentué les divergences entre eux : elle a renforcé les plus forts et affaibli les plus faibles. Ce qui se dessine ainsi, ce n’est pas « une Europe à plusieurs vitesses », comme on se plaint à le répéter quelquefois, en laissant croire que les différents États et régions seraient intégrés progressivement, mais à des rythmes différents, au sein d’un même ensemble et d’un processus uniforme de développement économique et social ; c’est bien plutôt la classique structure propre à tout espace façonné par le procès global de reproduction du capital en le fragmentant et en le hiérarchisant en formations centrales, formations semi-périphériques et formations périphériques[25]. Une structure que l’on retrouve non seulement au niveau planétaire (c’est elle qui sous-tend la division internationale du travail au sein du marché mondial) mais encore au niveau de chacune des unités dont se compose l’espace mondial (au sein de chaque État ou groupe continental d’États) tout simplement parce qu’elle est commandée par les nécessités d’un développement inégal fonctionnel au regard des exigences de la reproduction du capital. Une structure qui n’est pas, pour autant, immuable mais se trouve bouleversée en permanence par les changements de position qui peuvent affecter les différentes formations (nationales ou régionales) qui se trouvent ainsi mises en concurrence, au gré de l’évolution de leurs appareils productifs respectifs et de la réussite ou de l’échec de leurs stratégies d’insertion sur le marché continental ou mondial.

Dès ses origines, à l’époque de la Communauté économique européenne (CEE), ce qui allait devenir l’UE s’est constitué en réunissant des nations et plus encore des régions inégalement développées, les unes centrales (par exemple à la Ruhr et la Lombardie), les autres semi-périphériques (les anciennes régions charbonnières) voire périphériques (par exemple le Mezzogiorno italien ou le Massif central français ou la Bretagne). Depuis lors, ces inégalités de développement n’ont cessé de s’étendre, à la faveur de l’élargissement de la CEE puis de l’UE par intégration des États britanniques (Irlande, Royaume-Uni), des États méridionaux (Grèce, Espagne, Portugal), des États nordiques (Danemark, Suède, Finlande) et des États d’Europe centrale (Autriche puis, progressivement, les États ci-devant membres de feu le « bloc soviétique »), mais aussi de s’intensifier au rythme de l’exacerbation de la mise en concurrence des territoires et de leurs populations à l’intérieur même de l’UE, rendue possible par l’intégration constante de nouveaux territoires moins développés que ceux déjà intégrés, au rythme aussi de l’approfondissement de la « construction européenne » avec le parachèvement de « l’union économique et monétaire », ainsi que nous l’avons vu plus haut. Le plus remarquable sous ce rapport est sans doute que, pris dans cette dynamique, des États ou des régions originellement centraux tendent aujourd’hui à glisser vers des positions semi-périphériques : c’est bien ce qui menace l’Italie dans son ensemble et une bonne partie (méridionale et occidentale) de la France. Et c’est pour n’avoir pas tenu de la réalité des inégalités de développement et d’avoir soumis ses États membres à des contraintes propres à les aggraver que la zone euro se trouve aujourd’hui en crise et, pour tout dire, au bord de l’éclatement.

Implosion potentielle par récession économique et régression sociale et explosion potentielle par impossibilité de tenir les règles corsetant les politiques budgétaire et salariale et par creusement des inégalités socio-spatiales de développement, tels sont les résultats majeurs de trente ans de « construction européenne ». Au regard de cette conclusion, la question de savoir si ces résultats ont été volontaires ou non se résout d’elle-même. Sans exclure que la « construction européenne » ait pu être utilisée par tout ou partie de l’eurocratie comme une « machine à libéraliser » : comme un instrument institutionnel et idéologique permettant d’imposer les politiques néolibérales d’austérité budgétaire et salariale et, demain, peut-être, le grand bond en arrière du salariat précédemment évoqué, le moins qu’on puisse dire est que ces résultats présentent aussi tout les caractéristiques de parfaits effets pervers : de processus qui, échappant à leurs éventuels concepteurs et promoteurs, reviennent vers eux comme des boomerangs pour les menacer à leur tour.

Éclatement ou refondation ?

Des éléments d’analyse précédents se dégage au moins une conclusion claire et certaine. A moins qu’elle ne parvienne à se refonder sur des bases radicalement différentes de celles, néolibérales, sur lesquelles elle s’est édifiée jusqu’à présent, l’UE est condamnée à éclater à brève échéance. Et ce ne sont pas seulement les membres de l’eurocratie qui se trouvent confrontés à pareille alternative ; celle-ci concerne tout aussi bien les forces qui entendent défendre les intérêts des couches populaires, directement menacés tant par la « construction européenne » que par sa crise.

Comme nous l’avons vu plus haut, l’eurocratie dans son ensemble entend poursuivre dans la voie néolibérale. C’est le cas notamment, outre des actuels dirigeants des institutions de l’UE (Commission, BCE, Eurogroupe, groupes majoritaires au sein du Parlement européen, etc.), des gouvernements des États constituant le noyau dur de la zone euro et le centre de l’UE : l’Allemagne, l’Autriche, le Benelux et la Finlande, auxquels on peut associer le Danemark et la Suède et que soutiennent, parmi les États non membres de l’UE, ceux de la Suisse et de la Norvège. Mais, sans remettre pour autant en cause le paradigme néolibéral, l’eurocratie ne se divise pas moins actuellement entre des « durs » et plus ou moins « modérés ». Les premiers entendent poursuivre dans cette voie coûte que coûte, en exigeant l’application la plus rigoureuse possible des disciplines budgétaire et salariale exigées par l’UE pour apurer les comptes publics au plus vite, fût-ce au prix d’un éclatement de la zone euro voire de l’UE elle-même qui en écarterait les États qui ne peuvent plus ou ne veulent plus s’y soumettre. Exit donc la Grèce en attendant sans doute l’Espagne puis l’Italie. C’est précisément la perspective qui effraie les « modérés » qui font remarquer que, si l’UE peut encaisser le prix d’une défaillance radicale de la Grèce (elle l’a déjà payé pour une part), il ne saurait en aller de même s’agissant de ces « poids lourds » que sont l’Espagne et surtout l’Italie, comme nous l’avons vu : une défaillance de l’un ou l’autre de ces deux pays accompagnée de leur sortie de l’euro emporterait le système financier (et notamment bancaire) européen tout entier. Ceux-là plaident donc en faveur d’une modération relative dans les politiques d’austérité budgétaire et salariale, consistant essentiellement à étaler dans le temps l’apurement exigé des finances publiques des États « sudistes », à mutualiser une partie des dettes publiques (selon les différentes formules évoquées plus haut) voire à autoriser la BCE à financer les dettes publiques en prêtant directement aux États, sous certaines conditions. Ils sont évidemment soutenus par les gouvernements des États « sudistes » faisant valoir que les exigences d’ajustement auxquelles l’UE les soumet sont intenables dans le court terme et que, faute d’un redémarrage de l’accumulation, elles ne pourront pas même être satisfaites à moyen terme. C’est là que les quelques partisans d’une telle relance sur des bases néokeynésiennes que compte l’eurocratie peuvent commencer à faire entendre leurs voix, sans avoir rien obtenu de substantiel pour l’instant, comme nous l’avons vu. Les décisions tout comme l’absence de décisions sur des points importants au terme du dernier Conseil européen qui s’est tenu fin juin dernier s’expliquent par le rapport de forces actuel entre ces différentes tendances ou nuances, dessinant un fragile équilibre que le prochain rebondissement de la crise de l’euro fera voler en éclats.

Celui-ci interviendra à la faveur du prochain défaut de paiement de l’un des États « sudistes » parmi les plus endettés, la Grèce sans aucun doute. Se trouveront alors placés au pied du mur non seulement les eurocrates mais les forces sociales et politiques qui, à l’intérieur du ou des États défaillants, entendent défendre les intérêts des couches populaires. Les orientations et mesures politiques qu’ils devront adopter à cette fin ont déjà été détaillées par ailleurs : d’une part, un allégement de la dette publique pouvant aller de sa simple restructuration (annulation d’une partie de la dette accompagnée du rééchelonnement du remboursement du restant) jusqu’à sa récusation pure et simple, faisant valoir que cette dette est illégitime dans son principe même[26], complétée par la nationalisation du secteur bancaire pour prévenir l’écroulement que provoquerait la récusation de la dette dont il détient une part plus ou moins importante des titres ; d’autre part, un nouveau partage, moins inégalitaire, de la richesse sociale, combinant une hausse de la masse salariale (par création d’emplois privés et publics et augmentation des salaires directs et indirects) et une fiscalité plus lourde pesant sur le capital (les entreprises), les hauts revenus et les gros patrimoines[27].

Toute la question est de savoir si la mise en œuvre d’une pareille politique, qui tourne clairement le dos aux exigences d’austérité budgétaire et salariale, sera ou non compatible avec le maintien des États qui la mettrait en œuvre dans la zone euro et l’UE. Leur maintien dans ce cadre supposerait que les fondements de l’UE soient profondément révisés ; et pareille révision ne pourrait intervenir qu’au terme d’un rapport de forces victorieux avec les instances eurocratiques gardiennes de l’orthodoxie néolibérale, leur permettant d’entraîner d’autres États à leur suite dans cette voie alternative. A cette fin, ils disposeraient de deux atouts : d’une part le caractère d’autant plus coopératif des mesures préconisées et prises qu’elles seraient étendues à plus d’États au sein de la zone euro et de l’UE, d’autre part le chantage d’une rupture avec la zone euro voire avec l’UE et du coût qui en résulterait pour l’ensemble des autres États membres, proportionnel au poids les États qui en sortiraient. Bref, les partisans de la refondation de l’UE pourraient faire valoir aux peuples européens qu’ils ont tout à gagner à voir leurs gouvernements s’engager dans la voie nouvelle ainsi ouverte et qu’ils auraient au contraire tout à perdre à les contraindre de s’y engager seuls.

Pour autant, leur marge de manœuvre serait limitée et d’autant plus limitée que leur poids à l’intérieur de la zone euro et de l’UE serait restreint. Face à un « poids plume » (comme la Grèce par exemple), il est à craindre que le bras de fer précédemment évoqué ne tourne au désavantage de ce dernier, en ne lui laissant d’autre issue que de sortir de la zone euro. Il en irait de même si, dans un État, la situation socio-économique venait à se dégrader au point qu’il n’y aurait plus rien à négocier avec les instances européennes : ce pourrait être le cas d’un « poids lourd » (comme l’Italie) dont la défaillance excéderait d’emblée les capacités d’intervention de l’UE. Quoi qu’il en soit, il ne faut pas sous-estimer les difficultés et les risques d’une pareille voie[28]. Ce qu’il adviendrait d’un État (ou groupe d’États) sortant ainsi de la zone euro ou même de l’UE dépendrait alors du déroulement de la crise nationale qui en résulterait, soit du rapport de forces qui s’établiraient entre classes, blocs sociaux et formations politiques à l’intérieur de cet État. La mise en œuvre du précédent programme impliquerait alors sa radicalisation, en liaison avec une mobilisation populaire étendue, impliquant notamment : des mesures protectionnistes (notamment quant au contrôle des changes) pour parer aux effets ravageurs que le couple dévaluation-inflation exercerait sur la nouvelle monnaie nationale qui viendrait se substituer à l’euro ; la constitution, sur la base de la nationalisation des banques, d’un fonds social d’investissement au bénéfice des services publics, des équipements collectifs, du secteur de l’économie sociale et des entreprises autogérées ; la socialisation de toutes les industries stratégiques et leur reconversion de manière à satisfaire besoins sociaux et contraintes écologiques, au terme d’un débat et d’une décision démocratiques impliquant pleinement les travailleurs ; la socialisation et le développement des services publics et des équipements collectifs sous le contrôle de comités composés de salariés et d’usagers, impliquant l’institution de leur gratuité. En permettant aux couches populaires de se réapproprier leurs conditions sociales d’existence et les moyens de les produire, ces mesures permettraient de (re)donner un contenu concret à la notion de recouvrement de la souveraineté populaire (nationale) lié à la rupture avec le carcan de l’UE. Sans compter que ce serait la meilleure manière de couper l’herbe sous les pieds d’une droite et d’une extrême droite qui ne manqueraient pas de mener campagne simultanément sur ce même thème, mais en lui donnant un contenu réactionnaire et xénophobe tout différent, du type « préférence nationale », et derrière lesquelles se regrouperaient alors les classes possédantes, bourgeoisie en tête. Bref, comme d’habitude, c’est la bonne vieille lutte des classes qui continuerait alors à écrire l’histoire. (12 août 2012)


[1] http://epp.eurostat.ec.europa.eu/tgm/table.do?tab=table&init=1&plugin=1&language=fr&pcode=tec00115

[2]http://www.statistics.gr/portal/page/portal/ESYE/BUCKET/A0101/Other/A0101_SJO02_TS_MM_01_2004_04_2012_01A_F_EN.xls

[3]http://www.statistics.gr/portal/page/portal/ESYE/BUCKET/A0101/PressReleases/A0101_SJO02_DT_MM_04_2012_01_F_EN.pdf

[4] Ainsi le second mémorandum dicté à la Grèce par la Troïka fin 2011 impose-t-il une baisse du salaire minimum de 22 % et même de 32 % pour les jeunes de moins de vingt-cinq ans, à laquelle s’ajoute la suppression de primes équivalentes à deux mois de salaire, soit une baisse cumulée respectivement de 33 % et de 42% ! Foundation for Economic and Industrial Research, The Greek Economy 1/12, Quaterly Bulletin, n°67, March 2012, page 67. En ligne : http://www.iobe.gr/media/engoik/112eng.pdf

[5] En témoigne l’augmentation dramatique du taux de suicide et, notamment, des suicides en public. Cf. The Lancet, « Increased suicidality amid economic crisis in Greece »,http://www.thelancet.com/journals/lancet/article/PIIS0140-6736(11)61638-3/fulltext

[6i] Du fait de la récession, les rentrées fiscales ont été inférieures de près d’un milliard d’euros sur les prévisions en 2011 et risquaient de l’être de trois milliards en 2012, nécessitant une révision du budget à peine l’exercice entamé : The Greek Economy 1/12, op. cit., page 35.

[7] Sur les emprunts à dix ans : 4,55 % en avril, 4,69 % en mai, 4,73 % en juin. Cf. Le Parisien, 12 juin 2012, http://www.leparisien.fr/flash-actualite-economie/la-grece-leve-1-625-milliard-d-euros-en-bons-avec-un-taux-en-legere-hausse-12-06-2012-2045201.php

[8] Le Parisien, 18 juillet 2012, en ligne : http://www.leparisien.fr/flash-actualite-economie/banques-espagnoles-le-taux-de-creances-douteuses-atteint-un-nouveau-record-18-07-2012-2094189.php

[9] Le Figaro, 19 juillet 2012, en ligne : http://www.lefigaro.fr/conjoncture/2012/07/19/20002-20120719ARTFIG00554-espagne-plan-de-sauvetage-pour-les-banques.php

[10] Les Echos, 24 juillet 2012, en ligne http://www.lesechos.fr/entreprises-secteurs/finance-marches/actu/afp-00456629-dette-taux-record-de-l-espagne-l-allemagne-se-tend-un-peu-apres-moody-s-346851.php

[11] http://epp.eurostat.ec.europa.eu/cache/ITY_PUBLIC/2-23072012-AP/FR/2-23072012-AP-FR.PDF

[12] Ibid.

[13] Cf. note 1.

[14] Selon la police fiscale italienne, la fraude fiscale s’élèverait à 120 à 130 Mds €, soit une fois et demie le montant du déficit budgétaire. Cf. Courrier International, 9 janvier 2012, en ligne :http://www.courrierinternational.com/article/2012/01/09/cortina-capitale-de-la-fraude-fiscale

[15] Cf. note 10.

[16] Entendons le gouvernement informel et non officiel mais parfaitement réel de l’UE, regroupant la Commission européenne et ses services, la direction de la BCE, les dirigeants de l’Eurogroupe, la Cour de justice européenne gardienne des traités européens, avec ses pseudopodes dans tous les gouvernements nationaux mais aussi infranationaux (les pouvoirs gérant les grandes régions et les grandes métropoles motrices de l’UE).

[17] Pour un exposé de ces contradictions, voir mon article «La “construction européenne” en crise », A Contre-Courant, n°228, octobre 2011.

[18] Soit des obligations de 1 000 € émise par un État à 5 % sur dix ans ; chacune rapporte donc 50 € tous les ans à son possesseur. Si des doutes quant aux capacités de remboursement de cet État apparaissent, ces obligations vont s’échanger sur le marché boursier avec une décote plus ou importante. Supposons qu’elle soit de 50 % : ces obligations s’échangent donc désormais à 500 €. Celui qui les acquiert à ce prix n’en dispose pas moins de titres dont chacun lui rapporte 50 € par an, soit 10 %. Dès lors, si le même État doit à nouveau se porter sur le marché financier, il devra émettre ses nouvelles obligations au taux de 10 % pour trouver des preneurs. Ainsi le cours des obligations anciennes sur le marché boursier tend-il à fixer le taux auquel doivent être émises les obligations nouvelles sur le marché financier.

[19] Le néolibéralisme est solidaire d’une « économie politique de l’offre » pour laquelle si la « croissance » (le taux d’accumulation du capital) est insuffisante, générant sous-emploi (chômage), ce serait fondamentalement parce que « l’offre » (l’activité des entreprises) se trouverait entravée par des obstacles (par exemple par un niveau trop élevé des salaires, des contraintes réglementaires, une fiscalité pesant sur l’investissement dissuasive, etc.) qu’il s’agirait de réduire ou, mieux encore, de faire disparaître.

[20] Voir « Que cache la croissance de la dette publique ? », A Contre-Courant, n°211, janvier-février 2010 ; «Derrière l’austérité budgétaire, une nouvelle agression contre le salariat», http://alencontre.org/economie/derriere-l%E2%80%99austerite-budgetaire-une-nouvelle-agression-contre-le-salariat.html.

[21] Voir «Le triomphe catastrophique du néolibéralisme» http://alencontre.org/economie/le-triomphe-catastrophique-du-neoliberalisme.html et «Une victoire à la Pyrrhus », http://alencontre.org/economie/sur-la-crise-une-victoire-a-la-pyrrhus.html.

[22] Voir « A l’Ouest, quoi de nouveau ? », http://alencontre.org/europe/a-louest-rien-de-nouveau.html

[23] « Économie politique du « système-euro » » http://alencontre.org/laune/economie-politique-du-systeme-euro.html

[24] La suite de l’article intègre un certain nombre d’éléments élaborés avec Charles-André Udry lors d’une discussion début août.

[25] Cf. « Introduction générale », La préhistoire du capital, Page 2, 2006, pages 53-72.

[26] Une argumentation en ce sens a été développée dans « Sommaire rappel de quelques vérités élémentaires sur la dette publique », A Contre Courant, n°162, février-mars 2005 et dans « Que cache la croissance de la dette publique ? », A Contre-Courant, n°211, janvier-février 2010. Cf. aussi l’article « Dette publique » dans La novlangue néolibérale, Editions Page 2, 2007.

[27] Le détail en a été exposé dans «Les voies d’une alternative», A Contre-Courant, n°229, novembre 2011, en reprenant là encore des suggestions avancées par Michel Husson.

[28] Ils ont été détaillés dans l’article cité dans la note précédente.

 

 

 Un autre article (Mediapart )

Le nécessaire débat européen

12 août 2012 | Par Edwy Plenel – Mediapart.fr

Le Conseil constitutionnel a décidé, jeudi 9 août, que l’adoption par la France du « Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance de l’Union économique et monétaire » ne nécessite pas de réforme de la Constitution, et donc de référendum. Le simple rappel de l’intitulé de ce TSCG, traité élaboré de concert par Angela Merkel et Nicolas Sarkozy, montre l’enjeu historique de cette décision, plus politicienne que juridique. Face à la crise qui la mine, l’Europe nécessite un débat public. L’éviter, c’est lui rendre le pire service et, de ce déni de démocratie, l’idéal européen sera la première victime. Parti pris.

 

Curieuse façon, entre amnésie et aveuglement, de marquer le cinquième anniversaire de la crise financière qui, aujourd’hui encore, sape les fondations des économies européennes. C’est en effet le 9 août 2007 qu’a publiquement commencé, pour la France, la crise avec la décision de la banque BNP Paribas de suspendre la valorisation de trois de ses fonds spéculatifs adossés aux « subprimes » américains. Cinq ans après, le Conseil constitutionnel continue de raisonner hors de toute expérience vécue, comme si l’événement, son ampleur et sa durée, ses surprises et ses révélations, n’avait rien enseigné à ses membres sur les conséquences désastreuses d’une dépossession démocratique du débat économique.

 

Non seulement ils n’ont rien appris du présent, mais ils oublient le passé. Se souviennent-ils que la République française, dont ils devraient être les gardiens, est née d’une crise des finances publiques ? Et de la décision volontaire des représentants du Tiers Etat d’imposer la politique, ses libres délibération et élaboration, en lieu et place d’une prétendue technique confiscatoire du bien commun, au profit d’un ordre injuste ? Rappelé aux affaires par Louis XVI en 1788, le financier Jacques Necker (1732-1804) est alors le représentant de cette lignée sans fin d’experts qui savent toujours mieux que le peuple ce qui est bon pour lui.

 

Necker est en somme le « Monsieur Tina » de l’époque (« There Is No Alternative »). Aux Etats généraux exceptionnellement convoqués pour résoudre la crise financière d’un royaume surendetté – ils n’avaient plus été réunis depuis 1614 –, ce banquier et spéculateur professionnel se contente de dire : « Faites moi confiance ! ». « Lui seul, Necker, par quelques habiles combinaisons, suffirait à rétablir l’équilibre », résume Jean Jaurès (1859-1914) dans son Histoire socialiste de la Révolution française alors qu’il pouvait, souligne-t-il, « proclamer son impuissance à équilibrer le budget tant que le contrôle de la Nation elle-même ne réprimerait point les abus ».

 

C’est donc ce que fit à sa place le Tiers Etat, ouvrant ainsi le premier acte de la pièce révolutionnaire qui conduisit à l’établissement en 1792 de la Première République. Ce fut le 17 juin 1789, jour où les représentants du Tiers Etat, rejoints par quelques curés, se proclamèrent « Assemblée nationale ». Mais ce qui est trop souvent passé sous silence, c’est le premier geste concret de cette assemblée autoproclamée : il concerne le budget de la Nation, ses recettes (les impôts) et ses déficits (la dette). A peine s’était-elle déclarée seule à même « d’interpréter et de présenter la volonté générale de la nation » que l’Assemblée nationale adoptait un « Décret pour autoriser la perception des impôts et le paiement de la dette publique », dans lequel elle affirme sa totale souveraineté en cette matière (lire ici les deux textes, la proclamation et le décret).

 

Dès lors, comment accepter ce coup d’Etat à froid qui, sans débat national et sans vote populaire, propose d’introduire une prétendue « règle d’or » européenne qui, dorénavant, s’imposerait au Parlement français dans l’élaboration du budget annuel, le vote de la loi fiscale, la maîtrise des recettes et des dépenses, etc., en d’autres termes tous les leviers financiers des politiques publiques ? Car tel est bien l’enjeu de ce TSCG qui impose un déficit structurel (hors circonstances exceptionnelles et service de la dette) ne dépassant pas 0,5% du Produit intérieur brut (PIB) et dont le Conseil constitutionnel recommande l’adoption par une simple loi organique, sans majorité qualifiée des deux tiers comme pour les révisions constitutionnelles.

 

Il s’agit donc d’inscrire l’acceptation sans discussion, dès le 1er janvier 2013, d’une contrainte extérieure automatique, sous peine de sanctions elles aussi quasi automatiques et pouvant atteindre un montant équivalent à 0,2% du PIB. Même ceux qui, à gauche, sont prêts à accepter cette perte manifeste de souveraineté en pleine débâcle économique ne devraient pas admettre qu’elle soit imposée sans débat public et sans vote citoyen. Et ceci d’autant moins que, cette année même, lors de l’élection présidentielle, les Français ont fait le choix inverse, en élisant le candidat qui s’engageait à « renégocier » le Traité européen accepté par son adversaire.

Au hasard d’un dictionnaire, Le Robert par exemple : « Renégocier : Négocier à nouveau (les termes d’un accord, d’un contrat) ». Or c’est ce même Traité, intact à la virgule près, sans aucun terme modifié, qui nous est aujourd’hui présenté et qu’il faudrait accepter sans broncher, ni débattre ni voter ?

 

Un traité inchangé qui n’a pas été renégocié

 

Personne, dans la gauche socialiste (et écologiste) désormais au pouvoir, un pouvoir sans partage par l’effet d’aubaine du présidentialisme, ne devrait être surpris que cette question soit aujourd’hui posée, haut et fort. Car le piège de cette « règle d’or » lui est tendu depuis une bonne année, très précisément depuis la lettre adressée, le 26 juillet 2011, aux parlementaires par le président sortant, Nicolas Sarkozy (relire l’article de Martine Orange : Règle d’or : le piège tendu à la gauche). A l’époque, les constitutionnalistes consultés par Mediapart, aujourd’hui trop silencieux, s’accordaient sur l’obligation de modifier la Constitution si, d’aventure, ce bouleversement de la loi fondamentale était introduit (voir cet autre article : Euro : la Constitution se rappelle à Paris et Berlin).

 

« Le budget est une prérogative régalienne. C’est un des piliers de la souveraineté nationale », déclarait le constitutionnaliste Didier Maus. « La loi de finances est l’acte politique le plus important de l’année », renchérissait son collègue Jean Gicquel. Et de rappeler non seulement l’acte fondateur du 17 juin 1789 mais aussi le premier mot d’ordre des révolutionnaires américains face à la puissance britannique : « No taxation without representation » (pas d’impôt sans représentation). Le président de la République, le premier ministre, le gouvernement et ses ministres savent pertinemment tout cela, d’autant plus que, de la primaire socialiste à l’élection présidentielle, cette question fut débattue largement, pour une conclusion inverse à celle qui est aujourd’hui proposée.

 

Profession de foi de François Hollande, au premier tour, le 22 avril 2012 : « Je réorienterai l’Europe : renégociation du traité d’austérité dans le sens de la croissance et de l’emploi ». Profession de foi du même, au second tour, du 6 mai 2012 : « Il faut changer de logique, et d’abord en Europe (…). Fort de votre soutien, je renégocierai le traité européen pour engager des grands projets d’avenir et nous protéger de la concurrence déloyale dans la mondialisation ». Rallié à François Hollande après la primaire, aujourd’hui ministre du redressement productif tandis que son directeur de campagne, Aquilino Morelle, est devenu conseiller politique du président de la République, le « démondialisateur » Arnaud Montebourg ne cessait alors de critiquer « le mur de la dette et le piège comptable de la peur », machinerie idéologique destinée à mettre les Etats au banc des accusés plutôt que les marchés et le banques.

 

On le sait : le TSCG n’a pas été renégocié, la promesse de campagne s’étant immédiatement perdue dans les sables des compromis européens. Faute d’un rapport de forces suffisant, François Hollande a seulement obtenu que ce traité dit budgétaire soit complété par un « pacte de croissance ». A peine était-il obtenu au forceps que chacun s’accordait à juger insuffisant ce petit effort de déblocage de 120 milliards d’euros, soit à peine 1% du PIB de l’Union, pour relancer la croissance européenne, montant bien inférieur aux sommes faramineuses déversées depuis cinq ans sans contrepartie par la Banque centrale européenne dans les caisses d’un système bancaire privé en déroute (lire ici, , et encore là les articles de Ludovic Lamant depuis Bruxelles).

 

L’Europe est une négociation permanente et toute négociation suppose des compromis. Mais, ici, qui ne voit que l’échange est totalement inégal ? D’un côté, un traité contraignant qui soumet des Etats souverains à une règle budgétaire arbitraire, sous peine de sanctions financières sans appel. De l’autre côté, c’est-à-dire celui des causes structurelles de la crise (financiarisation de l’économie, système bancaire dérégulé, évasion fiscale généralisée, paradis fiscaux, appropriation et détournement des richesses nationales, etc.), rien ou presque, en tout cas si peu. D’un côté, des exigences fermes et catégoriques. De l’autre, des espoirs vagues et incertains qui sont déjà largement dissipés par l’approfondissement de la crise durant cet été (lire sa chronique alarmante sous la plume de Martine Orange, notamment ici, , , , et encore là).

Sauf à être de totale mauvaise foi, le pouvoir actuel n’ignore rien de ce piège qui menace son crédit auprès des citoyens qui lui ont fait confiance. Marquant, par sa composition, la réconciliation des gauches socialistes du oui et du non au référendum européen de 2005 (lire ici notre article), il sait fort bien qu’une nouvelle impasse européenne le renverrait à ses divisions passées et, surtout, aux déceptions populaires qui, chaque fois, ont accompagné une politique européenne trop peu débattue. Et, du coup, socialement désastreuse, tant elle paraît imposée par ceux d’en haut contre les engagements pris auprès de ceux d’en bas.

 

C’est ici que le Conseil constitutionnel vient à son secours, dans une manœuvre qui tient plus de l’habileté politicienne que du droit fondamental. Aussi contestable sur la forme que sur le fond.

 

Le tour de bonneteau du Conseil constitutionnel

 

Après que le premier article ait énoncé explicitement la finalité de « discipline budgétaire » commune des Etats signataires, c’est l’article 3 du TSCG qui est au cœur de ce pacte (télécharger ici le texte du Traité en format PDF). Il énonce, petit « a », que « la situation budgétaire des administrations publiques d’une partie contractante est en équilibre ou en excédent », et, petit « b », que « la règle énoncée au point a) est considérée comme respectée si le solde structurel annuel des administrations publiques correspond à l’objectif à moyen terme spécifique à chaque pays (…) avec une limite inférieure de déficit structurel de 0,5% du PIB au prix du marché ».

 

L’enjeu politique décisif, autrement dit l’abandon de souveraineté, est ensuite précisé dans ce même article 3, alinéa 2, ainsi rédigé : « Les règles énoncées au paragraphe 1 prennent effet dans le droit national des parties contractantes au plus tard un an après l’entrée en vigueur du présent traité, au moyen de dispositions contraignantes et permanentes, de préférence constitutionnelles, ou dont le plein respect et la stricte observance tout au long des processus budgétaires nationaux sont garantis de quelque autre façon ».

 

Acceptant l’archaïque présence à vie des anciens présidents de la République (Valéry Giscard d’Estaing fut de la délibération du 9 août) et composé de neuf membres nommés par tiers par seulement trois élus (les présidents de la République, du Sénat, de l’Assemblée), le Conseil constitutionnel français fait autant de politique que de droit. Dans cette affaire, il vient de le montrer avec éclat. Pour éviter une réforme constitutionnelle, il s’est saisi d’un seul mot, une conjonction disjonctive : « ou ». Dans sa décision (lire l’intégral ici et le communiqué là), il en déduit logiquement « une alternative » dont il définit ainsi les termes : entre soit des « dispositions contraignantes et permanentes, de préférence constitutionnelles », soit les autres dispositions évoquées dans le deuxième membre de la phrase.

 

S’empressant de choisir le second terme de l’alternative, au prétexte que les précédents traités européens ont déjà inscrit des exigences (3% du PIB) sur les déficits des Etats, le Conseil a donc recommandé une loi organique qui suppose un simple vote majoritaire des assemblées. Et le tour est joué. Mais il y a un loup. Car le Conseil ne s’est pas trop préoccupé des virgules, diablotins sémantiques où se nichent les détails décisifs. Si celles-ci ont un sens, le groupe de mots « dispositions contraignantes et permanentes » s’applique aussi bien à la variante « de préférence constitutionnelles » qu’à celle « de quelque autre façon ». Or le Conseil fait comme s’il n’en était rien, au point même de dissocier l’exigence de contrainte de celle de permanence.

 

Car, loin d’exclure définitivement la solution d’une réforme constitutionnelle, et donc d’un référendum, le Conseil constitutionnel affirme clairement (point 21 de sa décision) que, « si la France fait le choix de faire prendre effet aux règles énoncées au paragraphe 1 de l’article 3 au moyen de dispositions contraignantes et permanentes, l’autorisation de ratifier le traité devra être précédée d’une révision de la Constitution ». Du coup, il en vient, dans le point 22 qui suit, à solliciter exagérément le texte du Traité pour affirmer que, « dans la seconde branche de l’alternative », « le respect des règles n’est pas garanti par des dispositions “contraignantes” » et que, tout au plus, elles doivent « être de nature permanente » et « concerner l’ensemble des administrations publiques ».

 

S’il n’est pas déjà égaré dans ce dédale, le lecteur aura compris que ce jeu de bonneteau tente de relativiser la portée politique d’une adoption du Traité. Autrement dit de ruser avec sa lettre – la contrainte économique supranationale – pour n’en retenir que l’esprit – la discipline budgétaire permanente. Mais aucune glose ou argutie ne réussira à modifier les conséquences concrètes d’un Traité dont la mécanique est redoutable et dont les intentions sont clairement indiquées dès son préambule qui énonce « l’obligation des parties contractantes de transposer la “règle d’équilibre budgétaire” dans leurs systèmes juridiques nationaux au moyens de dispositions contraignantes, permanentes et de préférence constitutionnelles ».

 

« Contraignantes » fait donc bien partie du lot. Impératif dont le respect, selon le Conseil constitutionnel lui-même, exige une révision de la Constitution que ce même Conseil nous refuse. Comprenne qui pourra.…

 

Le pire service rendu à l’Europe en crise

 

Au-delà de la confiscation démocratique qui l’inspire, aucune habileté ne réussira à cacher que ce traité budgétaire, comme le disait la gauche alors d’opposition lors de sa signature par Sarkozy et Merkel, est un mauvais service rendu à l’Europe. Il persiste sur le chemin qui éloigne l’Union de ses peuples et l’entraîne vers l’abîme. Il fait comme si l’expérience vécue de la crise n’avait pas fait bouger les lignes du débat européen, amenant certains des plus chauds partisans de l’Europe à s’interroger sur l’illogisme de sa construction et ses conséquences désastreuses.

 

Le pari d’une construction politique renforcée par le détour de l’unification monétaire a échoué. La réalité est inverse : fragile construction politique, incarnée par des personnages de plus en plus falots et transparents, l’Union européenne est à la merci d’une monnaie commune soumise à la volonté imprévisible et immaîtrisable des marchés. Autrement dit à la merci d’un choix idéologique, mélange de dogme et de croyance, qui est le vice originel : des Etats qui ne peuvent s’entraider, une BCE totalement hors contrôle, la priorité donnée aux banquiers et aux financiers, les convergences fiscales et sociales renvoyées aux calendes, des gouvernements nationaux démunis face aux marchés devenus les juges tout puissants de leurs politiques, etc.

 

S’il en fallait une énième preuve, le TSCG la fournit par le peu de cas qu’il fait du Parlement européen à propos de la « gouvernance de la zone euro » : tout au plus son président peut-il « être invité à être entendu » (mais ce n’est pas une obligation) lors des sommets de la zone euro, tandis que ses députés seront seulement destinataires d’un rapport a posteriori sur des décisions prises sans prendre leur avis. Après tout, on aurait pu penser que la contrainte imposée aux Parlements nationaux serait compensée par une augmentation du pouvoir du Parlement européen sur l’orientation, les choix et les finalités des politiques budgétaires ainsi harmonisées et concertées.

Rien de tel, car l’objectif est, encore une fois, tout autre – et ceux qui, hier, par conviction européenne, ne l’avaient pas entrevu ne peuvent aujourd’hui l’ignorer après la démonstration assénée par la crise. Au nom de cet « ordolibéralisme », variante allemande des théories économiques néolibérales, qui régente désormais l’Europe, remplaçant le pluralisme de la démocratie par l’absolutisme des experts, il s’agit de radicaliser la logique qui, pourtant, a conduit à l’impasse actuelle. Laquelle logique tend à dé-démocratiser la politique économique, en la sortant du champ de la délibération. Symbole de cette expertise de quelques uns qui tient la dragée haute à la politique de tous, Mario Monti n’a-t-il pas tout récemment regretté que les gouvernements puissent « se laisser brider par les décisions de leur Parlement » ? « Mieux vaut décevoir les marchés que la démocratie », a vertement répondu au président du conseil italien… le président du Bundestag allemand.

 

Un traité inutile : c’est, en substance, ce que le Parlement européen disait du TSCG dans une résolution votée à une large majorité le 18 janvier 2012 où il exprimait ses « doutes quant à la nécessité d’un tel accord intergouvernemental ». Les incontournables « économistes atterrés » (leur site est ici) commencent par ce rappel leur très pédagogique ouvrage sur le pacte budgétaire, paru au seuil de l’été. Après avoir relevé la cécité volontaire du traité sur les enseignements de la crise, ils en résument solennellement l’enjeu historique : « Nous souhaitons alerter les citoyens sur les dangers, immenses, auxquels l’adoption de ce Traité exposerait les peuples d’Europe s’il venait à être ratifié par les 25 pays dont les dirigeants l’ont signé le 2 mars 2012. Car c’est tout à la fois à une forme d’austérité perpétuelle et à un risque très accentué d’explosion de la zone euro que la mise en application du Traité conduirait. Mais aussi, et ce n’est pas moins grave, à un rétrécissement mortel de la démocratie en Europe. Au grand bénéfice des forces xénophobes et autoritaires dont on voit la puissance montante dans de nombreux pays, à commencer par la France ».

Mettant en garde contre la dislocation de la zone euro et, par conséquent, de la construction européenne, ces économistes de divers horizons, qui ne sont ni des fanatiques des déficits ni des adversaires de la coordination des politiques économiques en Europe, n’hésitent pas à convoquer le spectre des années 1930. Ce n’est pas un artifice rhétorique, précisent-ils, mais « une évidence pour les historiens comme pour les économistes que nous sommes ». Comparant les dogmes ordolibéraux qui gouvernent la zone euro au fétichisme de l’étalon-or d’alors, ils retrouvent les mêmes aveuglements, dont austérité et déflation sont les totems, dressant d’illusoires lignes Maginot face à la montée des périls. Et ils ne sont pas les seuls.

 

Car le débat européen, dont la casuistique du Conseil constitutionnel voudrait nous priver en France, fait rage partout ailleurs. Et d’abord en Allemagne dont la Cour constitutionnelle, qui rendra son avis en septembre, est saisie de six recours contre le pacte budgétaire, fondés sur l’atteinte portée aux prérogatives des Parlements par une Commission européenne qui aurait ainsi un droit de regard sur les budgets nationaux. Depuis l’automne 2011 et l’offensive lancée par le tandem Merkel-Sarkozy, le débat y est impulsé avec hauteur par le philosophe Jürgen Habermas (1929-) dont les convictions européennes ne sont pas à démontrer.

 

Voilà un penseur qui, loin d’être prisonnier de cet « esprit de gramophone » qui, selon George Orwell (1903-1950), réunit dans la même orthodoxie immobile idéologues et bureaucrates de tous régimes et obédiences, accepte la mise à l’épreuve de ses convictions par l’expérience du réel.

 

Imposer un débat qui, ailleurs, fait rage

 

Ferme partisan du Traité constitutionnel européen (TCE) en 2005, Habermas s’est alarmé en octobre 2011 de l’avènement européen d’une « domination post-démocratique » dont le pacte budgétaire alors en cours d’élaboration serait l’instrument. « Un tel régime, expliquait-il (lire ici la traduction française), permettrait de transférer les impératifs des marchés aux budgets nationaux sans aucune légitimation démocratique propre. Les chefs de gouvernement transformeraient de la sorte le projet européen en son contraire : la première communauté supranationale démocratiquement légalisée deviendrait un arrangement effectif, parce que voilé, d’exercice d’une domination post-démocratique ». « Le joli mot de “gouvernance” n’est qu’un euphémisme pour désigner une forme dure de domination politique », ajoutait-il dans un entretien postérieur.

Reprenant ses écrits provoqués depuis 2008 par la crise qu’il nomme « la banqueroute », son livre, paru ce printemps en France, est l’autre lecture indispensable pour le débat que nous appelons de nos vœux. On y trouve notamment cette double recommandation que l’actuel pouvoir « normal » ferait bien de méditer : « En ces temps de crise, peut-être a-t-on besoin d’une perspective plus ambitieuse que ce que conseille la pensée mainstream ou que de se résoudre une fois de plus aux “petits arrangements” caractéristiques du système D politicien. (…) L’Europe ne revêtira aucun caractère démocratique tant que les partis politiques éviteront avec soin de mettre tout simplement en débat les solutions alternatives qui pourraient faire pièce aux décisions qui vont trop loin ».

 

L’autorité intellectuelle et morale de l’auteur de L’espace public (1962) fait qu’il ne prêche pas dans le désert. Les socialistes du SPD ne peuvent ignorer cette forte voix alors qu’ils se préparent aux élections de 2013 et qu’ils sont aiguillonnés par Die Linke, tout comme le PS français l’est par le Front de gauche. De fait, vingt-trois députés du SPD ont voté contre la ratification du Traité, estimant que ce pacte budgétaire « est politiquement faux, économiquement aberrant et socialement injuste ». On les retrouve d’ailleurs en co-signataires de la contribution de la gauche du PS français en vue du congrès, laquelle aile gauche socialiste (et son ministre, Benoît Hamon) ne saurait, sauf à se renier, sacrifier ses convictions sur l’autel d’une solidarité gouvernementale transformée en obéissance muette.

 

Mais le débat européen fait aussi rage ailleurs, notamment en Amérique, du Nord comme du Sud, où les économistes s’alarment d’une catastrophe européenne dont l’imprévisible effet de souffle pourrait être dévastateur. Tel économiste brésilien, internationalement reconnu et profondément francophile, ministre des finances de son pays en 1987, lorsque le Brésil restructura sa dette publique, se demande carrément s’il ne faut pas sortir de l’euro pour sauver l’Europe. Appelant depuis 2011 à « penser l’impensable » dans ses articles de Folha de S. Paulo, il plaide pour une Europe libérée d’une monnaie qui la ruine.

 

« La construction européenne est un très beau projet, a expliqué Luiz Carlos Bresser-Pereira dans un entretien récent au Monde. Vous avez les systèmes politiques et sociaux les plus avancés du monde, mais l’euro était trop ambitieux. Une monnaie commune ne peut exister que dans un Etat fédéral où les Etats fédérés n’ont plus guère d’autonomie fiscale, où la dette est contrôlée par l’Etat fédéral ». Bref, la charrue précède les bœufs, et c’est pourquoi tout marche de travers. Il faudrait donc sortir de cet emballement et retrouver une patiente sagesse : « Une devise commune doit rester le but de la construction européenne une fois la fin de l’euro actée, mais seulement le but ultime. Et tant pis si cela prend dix ou vingt ans pour la recréer ».

 

D’autres, y compris parmi les « économistes atterrés », rétorqueront sans doute que c’est sous-estimer l’effet destructeur d’une fin de l’euro sur l’Union européenne elle-même, même si celle-ci fonctionna quelques décennies sans monnaie commune. Mais cet avis brésilien doit d’autant moins être balayé qu’il rejoint les analyses américaines des deux iconoclastes prix Nobel d’économie que sont Joseph Stiglitz et Paul Krugman. L’un comme l’autre sonnent le tocsin sur le cours européen actuel. « Les premiers qui quitteront l’euro s’en sortiront le mieux », lançait le premier en janvier dernier, au plus fort de la crise grecque, avant de juger « criminelle » la politique d’austérité imposée aux peuples du continent au nom du sauvetage de l’euro.

 

« C’est un pistolet à eau contre un rhinocéros qui charge. Ce sont des choses ridicules et insignifiantes », affirme de son côté un Krugman peu charitable pour le mini-pacte de croissance dont se glorifie François Hollande. « Il est temps, insiste-t-il dans sa chronique du New York Times, de cesser de prêter attention à ces soi-disant hommes sages qui ont pris en otage notre débat politique et qui ont mis les déficits au centre des conversations. Ils se sont trompés sur toute la ligne – et ces jours-ci même les marchés financiers nous disent que l’on devrait se concentrer sur les emplois et la croissance ». A paraître en français début septembre, le nouveau livre de Krugman, qui appelle à en finir avec cette dépression « maintenant ! » (chez Flammarion), nomme l’adversaire par un néologisme : « the Austerians » dans la version originale, autrement dit les « austériens », cette secte qui nous appelle au sacrifice collectif sur l’autel de l’austérité.

 

Elle a évidemment partie liée avec « la finance », cet ennemi sans visage que, dans sa course à l’Elysée, l’homme du « changement, c’est maintenant » désignait à la vindicte du peuple français. Un François Hollande qui, à l’époque, c’était en février, écrivait à propos de l’Europe et de l’euro (dans Changer de destin, Robert Laffont) : « Il n’y a pas d’entité économique, a fortiori monétaire, qui ne puisse durer sans la confiance, l’adhésion, le soutien des peuples. Les marchés s’en sont eux-mêmes fait la leçon. Ils n’auraient pu déstabiliser la zone euro à ce point, s’ils n’avaient eu conscience d’avoir en face d’eux une autorité dôtée d’une légitimité forte, avec une solidarité continentale à tout épreuve. Ce qui a manqué ce sont des instruments efficaces, et surtout une démocratie vivante. »

Le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance de l’Union économique et monétaire, la contrainte budgétaire permanente qu’il impose comme la procédure choisie pour le ratifier, sont à l’opposé de cette démocratie vivante. C’est pourquoi il faut, en l’état, les refuser. Et espérer qu’un sursaut citoyen sauve cette démocratie de l’abandon où la laissent des politiques sans audace ni vision.

3ème article :

Crise : l’été de tous les dangers

08 août 2012 | Par Martine Orange – Mediapart.fr

Les marins naviguant dans les mers tropicales connaissent parfaitement ce moment et le redoutent : cet œil du cyclone où les éléments s’apaisent, annonçant non pas l’accalmie mais le déchaînement à venir. Et il semble que l’économie mondiale est à ce moment-là. Tout paraît suspendu. Les vacances d’été, les Jeux olympiques offrent une distraction, tandis que les responsables politiques sont partis en vacances, laissant accroire que tout est sous contrôle. On ne parle de rien. Pourtant, c’est l’été de tous les dangers. Le dérèglement de la crise ne cesse de s’approfondir.

 

Chaque jour apporte son lot de mauvaises nouvelles. La plus importante de la journée est la confirmation d’une situation que les Européens ont anticipée depuis plusieurs semaines : l’Europe dans son entier entre en récession. Après la Grèce, l’Espagne, l’Italie , le Portugal, ce sont désormais les économies centrales européennes qui sont atteintes.

 

La France, selon les estimations de la Banque de France, devrait connaître un recul de 0,1 % de son PIB au deuxième et troisième trimestre. La Banque d’Angleterre a dû reconnaître, ce jeudi 8 août, que ses prévisions passées étaient erronées : après deux trimestres de recul de l’activité, l’économie britannique ne peut plus espérer finir 2012 en croissance, comme la Banque centrale l’avait escompté auparavant.

 

Les statistiques du commerce extérieur allemand, également publiés ce jeudi, sont venus confirmer les appréhensions : le moteur allemand, censé entraîner le reste de l’Europe, est lui aussi en train de s’étouffer. Si l’Allemagne enregistre encore un excédent commercial de 16,2 milliards d’euros au mois de juin, l’essentiel provient d’une chute de plus de 3 % de ses importations, alors que ses exportations commencent à baisser. Un ralentissement que connaissent aussi les exportations françaises, accentuant encore le déficit commercial ( 34,9 milliards d’euros) de la France au 1er semestre.

 

Le plus surprenant est que cette dégradation semble prendre tout le monde de court. Des Banques centrales aux instituts de statistiques, ils se sont tous trompés depuis le début de l’année, n’anticipant pas la récession, et surtout la vitesse à laquelle elle s’opère. Ainsi le gouvernement français bâtissait il y a un an un budget 2012 sur une prévision de croissance de 2,25 % . Celle-ci a été revue quatre fois à la baisse, une dernière fois en juin : il n’était plus question que d’une croissance de 0,3 %. Pas sûr que ce chiffre puisse être tenu. En tout cas, les hypothèses de croissance ( 1,2 %) sur lesquelles le gouvernement a bâti son projet de loi de finances pour 2013 paraissent déjà hors d’atteinte.

 

De même, à la mi-2011, la Banque d’Angleterre prévoyait encore une croissance de 2 % en 2012. Fin mars, elle avait abaissé ses prévisions à 0, 8 %. Maintenant, elle dit croissance zéro et ne s’aventure pas pour 2013. La Banque d’Italie prévoyait encore une récession de 1,4 % en 2012 et un rebond de la croissance en 2013. Elle parle désormais d’une chute de 2 % en 2012 et d’une récession qui se poursuit en 2013. Et que dire des prévisions du gouvernement grec ? Au début de l’année, il s’attendait à une récession , la cinquième consécutive, de 4,5 %. Les chiffres donnent déjà l’image d’un effondrement de plus 7 %. Si cela se confirme, plus de 20 % du PIB grec aurait été effacé en cinq ans.

 

Baisse de la production industrielle, de la consommation, hausse du chômage

 

Toutes ces prévisions pourraient encore être trop optimistes, au vu de la chute économique en Europe. À plus de 11,5 %, le chômage n’a jamais été aussi élevé dans la zone euro, depuis sa création. Et ce n’est qu’une moyenne qui permet de masquer les 25% de chômage en Espagne les 22% de la Grèce, les 15% du Portugal et de l’Irlande.

 

La confiance a disparu chez les Européens, hantés par la crise et tétanisés par l’exemple de la Grèce. La consommation est partout en recul. Symbole : les immatriculations de voitures neuves, secteur industriel encore prépondérant en Europe, ont chuté de plus de 11 % en juin, avec des pointes de plus de 22 % en Italie. La production industrielle s’anémie. En Espagne, elle est en baisse pour le dixième mois consécutif, enregistrant une chute de 12,8 % en juin pour les biens d’équipements, et de 11,9 % pour les biens de consommation. La production industrielle française était en recul de 2 % en mai, celle de l’Allemagne de 0,9 % en juin.

 

Tout cela laisse anticiper de lourdes conséquences sociales dès la rentrée. Les plans sociaux, qui se sont à peine interrompus en août, risquent de reprendre très vite, au vu de la dégradation économique. En présentant leurs résultats du premier semestre, les grands groupes n’ont d’ailleurs pas caché leurs intentions. Ils renoncent à tout investissement, ont déjà commencé à lancer de nouveaux plans d’économie. Ils ont même commencé à se retirer, au moins partiellement, de l’Espagne, qu’ils jugent pour l’instant sans grande perspective.

 

La crainte de voir l’économie européenne entraînée dans une spirale totalement récessive n’est même plus un scénario de science-fiction. D’autant que l’Europe, ne tirant aucune leçon de l’effondrement actuel, nourri par les politiques d’austérité appliquées partout en Europe à la fois, a décidé d’en rajouter.

 

Pour tenter d’éviter la mise sous tutelle du pays, le gouvernement espagnol, qui avait déjà lancé un plan d’économie de 65 milliards d’euros, entend le pousser à 102 milliards, au moment où les régions espagnoles font faillite, où des hôpitaux et des fonctionnaires ne sont plus payés, où des écoles ne pourront peut-être pas rouvrir à la rentrée. En Italie, le gouvernement vient de faire voter un programme de 4,5 milliards d’euros supplémentaires tout de suite. La France veut trouver plus de 12 milliards d’euros d’ici à la fin de l’année. Au terme d’un neuvième plan consécutif de réforme, la Grèce cherche à nouveau 11,5 milliards d’euros de réductions budgétaires, et est prête, pour donner les gages attendus à ses créanciers européens, à briser le tabou du non-licenciement des fonctionnaires, au risque de mettre en péril la fragile coalition gouvernementale, issue des élections de juin.

 

Loin de rassurer, cette politique d’austérité généralisée, imposée avec des relents de moralisme, finit par inquiéter : l’Europe n’ouvre aucune perspective à ses concitoyens et suscite de plus en plus le rejet. Même le très orthodoxe FMI en arrive à émettre des réserves. Dans sa dernière note sur la zone euro, il soutient la nécessité de ne pas oublier des mesures pour soutenir la croissance, parallèlement aux réformes à entreprendre, sous peine de voir les menaces sur le système bancaire et sur la zone euro s’intensifier.

 

Alors que les flux financiers, mais aussi économiques, sont en train de se renationaliser au sein du marché unique, l’éclatement de la monnaie unique est désormais une option sur la table, le président de la BCE, Mario Draghi tentant de la conjurer par antiphrase en assurant que l’euro est irréversible. Le président de l’Eurogroup, Jean-Claude Juncker, lui, fait un pas de plus dans cette direction, en suggérant que la « sortie de la Grèce de l’euro n’était pas ingérable ».

 

Trois crises en même temps

 

Trois ans après les premiers problèmes grecs, l’Europe est toujours au même point, tournant en rond, refusant la moindre remise en cause de ses options, qui se sont pour la plupart révélées de cuisants échecs, sans avoir rien régler : ni la crise du système bancaire, ni celle des dettes publiques – les taux espagnols , une semaine après l’intervention « décisive » de la BCE sont à 6,8%- , ni celle de l’Europe. On comprend la lassitude des partenaires extérieurs. « C’est une saga, qui continue, qui continue encore », a soupiré le gouverneur de la Banque d’Angleterre Mervyn King, en assurant qu’il était prêt à faire tout son possible pour aider l’Europe, si elle se décidait à agir.

On comprend aussi la fébrilité d’un Barack Obama, qui multiplie les interventions et les appels auprès de tous les responsables européens. Car sa campagne présidentielle pour le deuxième mandat se joue pour une part en Europe. Un éclatement de la zone euro aurait des répercussions immenses sur l’ensemble de l’économie mondiale, américaine en premier. Le système financier américain, en dépit des précautions qu’il essaie de prendre, serait le premier touché. Même une récession en Europe est un scénario catastrophe pour le président américain. Déjà, l’activité économique des États-Unis se ressent du ralentissement européen : chaque mois, la reprise donne de nouveaux signes d’essoufflement outre-Atlantique.

 

D’où les pressions de plus en plus affirmées de Barack Obama sur les dirigeants européens pour qu’ils trouvent une stratégie de sortie de crise. L’insistance du président américain est d’autant plus forte que les États-Unis ont leur propre crise, mise sous le boisseau grâce à la crise de l’euro. Mais , après l’élection présidentielle, il ne sera plus possible de cacher la question des finances publiques et celle de fiscalité américaine, rendues encore plus aigues par la paralysie politique provoquée par les Républicains.

 

« Je pensais qu’il y aurait d’abord la crise européenne, puis la crise américaine. Et ces fous du Tea Party ont été capables de synchroniser la crise américaine avec la crise européenne. Deux crises en même temps », expliquait l’économiste Robert Boyer dans un entretien à Mediapart , il y a tout juste un an. Sa relecture effraie : nous avons fait du surplace. Un an plus tard, ce sont les mêmes débats. Nous en sommes toujours à l’austérité, à la règle d’or, à l’absence de vision des dirigeants européens, à la menace destructrice que fait peser la finance sur le monde. Aucune direction ne semble avoir été donnée, aucune mesure efficace prise.

 

Dans cet entretien sur ce qu’il qualifiait « la plus grave crise depuis 1929 », Robert Boyer mettait en garde aussi sur l’illusion de compter sur les pays émergents. Il soulignait le danger chinois. « Et puis il y a la Chine, confrontée à des déséquilibres considérables. Elle cherche à doper la demande des ménages. Mais pour cela, il faudrait qu’elle distribue du pouvoir d’achat. Or les salariés n’ont aucun pouvoir, et la concurrence entre les provinces est telle, qu’il n’est pas simple de relever le salaire de base. Chaque province cherche à attirer des capitaux, et les banques donnent des crédits aux entrepreneurs. Vous avez donc des paquets de mauvaise dette dans les provinces, que la Banque centrale pourrait décider de racheter, mais cela serait périlleux. La crise est rampante en Chine », assurait-il, en insistant sur cette situation totalement inédite – et explosive – des trois blocs économiques en crise en même temps.

 

Flambée du pétrole et du blé

 

Toute à sa crise, l’Europe ne prête guère attention aux nouvelles venant de Chine. Mais les prédictions de Robert Boyer semblent se confirmer. En dépit des nombreuses incertitudes pesant sur la fiabilité des statistiques chinoises, celles-ci montrent quand même la tendance : la croissance économique ralentit sec en Chine, tout comme les excédents commerciaux, qui s’amenuisent au fur et à mesure de la baisse de la consommation en Europe. Les problèmes masqués resurgissent. La bulle immobilière qui a sévi dans tant de provinces est en train d’exploser partiellement. Surtout, la concurrence entre les provinces qui a amené à la multiplication d’usines et d’outils de production est en train de se transformer en crise de surcapacités, exacerbée par l’absence de débouchés extérieurs.

La Banque centrale chinoise a pris plusieurs dispositions pour essayer de contenir les déséquilibres et relancer la machine économique. Elle a notamment choisi d’abaisser les réserves légales des banques afin de les inciter à financer plus l’économie. Des mesures pour tenter de temporiser et d’organiser un repli en bon ordre. Mais le gouvernement chinois pourrait être vraiment pris de court, si la dégradation s’amplifiait en Europe et /ou aux États-Unis.

 

Pour compléter ce sombre tableau, deux autres facteurs économiques, eux aussi passés sous silence, pourraient peser lourd dans les mois qui viennent : la hausse du pétrole et celle des matières premières agricoles. Le baril de brent est à nouveau en hausse, à 112 ,55 dollars, en raison des conflits au Moyen-Orient , la spéculation cherchant des valeurs refuges faisant le reste. Les cours du blé, du maïs, du soja se sont envolés à l’annonce des mauvaises récoltes américaines, liées à la sécheresse qui frappent les Etats-Unis. Les spéculateurs se sont bien entendu précipités. Depuis la mi-juillet, ils ont enregistré respectivement des augmentations de 52 %, 3% et 15,9%. Les augmentations de ces matières premières essentielles ne vont pas tarder à se répercuter très vite dans les prix alimentaires, frappant en premier les pays les plus pauvres.

 

Comment toutes ces données vont-elles évoluer ? Se combineront-elles ? Ou au contraire, certaines d’entre elles se dissiperont-elles ? Cinq ans après le début de la crise, celle-ci prend à nouveau des allures effrayantes.

 

La boîte noire :

URL source: http://www.mediapart.fr/journal/economie/080812/crise-lete-de-tous-les-dangers

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