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Décryptage de la « Une » de CHARLIE-HEBDO » par Gérard BASTIDE

Publié le vendredi, 16 janvier 2015 dans Point de vue

Les milliards d’images que véhiculent nos sociétés ne sont jamais neutres. Le tirage d’une image à plusieurs millions d’exemplaires n’est pas non plus une chose anodine.
je-ne-suis...Il nous fournit l’occasion d’une petite leçon de sémiologie, c’est à dire d’analyse de la signification des images.
Rappelons pour commencer qu’il faut séparer l’objet-image de sa signification, ou pour parler de façon plus technique, le signifiant du signifié.
Le signifiant, c’est ce qu’on voit. Le signifié, c’est le faisceau de significations qui s’en dégage.
Exemple on ne peut plus actuel : je vois un crayon.
C’est le signifiant. Ce crayon, selon ceux qui le brandissent, peut signifier alternativement ou simultanément : liberté d’expression, geste de défi, arme de défense, etc… Ce sont des signifiés.
Les caricaturistes et dessinateurs de presse ont encore ajouté et multiplié ces signifiés ces derniers jours à partir du signifiant “crayon”: tours jumelles, poteau de torture, crayon cassé pour dire le corps brisé, crayon debout pour dire l’espérance, etc…
Autant de signifiés. De la même façon, l’écart entre “ce que j’écris” et “ce que j’ai voulu écrire” est le même qu’entre “signifiant” et “signifié”. C’est exactement la même chose dans le langage oral, l’écart entre ” ce que je dis” et “ce que j’ai voulu dire” (ou ce que vous avez compris ).
Ceci posé, examinons l’objet.
La fameuse couverture : L’arrière-plan est en vert moyen ( le signifiant ) plutôt chaud à l’oeil.
Les signifiés peuvent être, au choix ou simultanément selon les cultures, le vert de l’espérance, le vert d’un printemps et d’une forme de résurrection, le vert aussi attribué traditionnellement à la religion islamique.
Venons-en au personnage central : il représente un personnage à la barbe courte, vêtu de façon traditionnelle d’un vêtement blanc et d’un large turban blanc. Il a des yeux exorbités, il louche légèrement. Ces attributs font partie du vocabulaire classique des personnages de bande dessinée.
Mais il est difficile d’en tirer une signification monosémique : est-il triste ? en colère ? ulcéré ? Il n’a sans doute pas le visage apaisé de celui qui pardonne. La bouche aux coins qui retombent n’aide pas à la compréhension d’un message univoque.
Un élément pourrait contribuer à éclairer ce langage corporel : un triangle blanc (signifiant ) s’échappe sous l’oeil gauche. Mais cet élément dont un des signifiés est vraisemblablement “larme” ne coule pas classiquement selon la gravité; il s’échappe brutalement sur le coté comme un éclat de verre ou un projectile. Faut-il mettre cette trajectoire oblique sur le coup d’une vive émotion ?
Pour les signifiés, j’ai écouté attentivement les explications données à la presse par Luz, l’auteur du dessin. Dans l’une de ses interviews, il explique avoir voulu représenter le prophète Mahomet.
Dans une autre interview, il déclare juste (je cite de mémoire) “avoir voulu faire un de ces crobards qu’on fait quand on est enfant”.
Je n’ai pas à trancher dans ces versions, elles n’appartiennent qu’à lui.
Rappelons que tout auteur, qu’il soit écrivain, poète, dessinateur, plasticien, etc…ne saurait épuiser tous les sens qu’il entend donner à son œuvre.
Le lecteur, l’auditeur, le spectateur, ont aussi leur mot à dire dans cette transmission de l’information et il arrive bien souvent que le message initial, à l’insu de son auteur, soit détourné, dévoyé, voire fasse l’objet de contresens.
En revanche, j’affirme que l’on est aisément dans la surreprésentation, la surdétermination si l’on est persuadé de voir dans ce personnage le prophète que révère l’Islam.

En tout cas, rien dans le signifiant ne permet de l’affirmer.
C’est UNIQUEMENT par les déclarations de l’auteur et parce que l’on connait l’arrière plan, le passé provocateur des dessinateurs de Charlie-Hebdo qu’on s’autorise à y voir une énième provocation.
En tout cas, si l’on s’en tient au seul signifiant, l’image représente seulement un personnage barbu qui tient une pancarte.
Si chacun y injecte ses propres signifiés…c’est une boîte de Pandore qui s’ouvre.il est persuadé
Il y a quelque ironie à relever que ceux qui croient au prophète Mahomet s’interdisent de le représenter- même si l’était encore couramment il y a quelques siècles (Inde, Perse…) et qu’on trouvait encore il y a quelques décennies dans les souks égyptiens des images à l’effigie d’un prophète jeune, beau et barbu- alors que ceux qui doutent de son existence s’emploient à le représenter ! “Dieu est un gros plein d’être “,
disait Sartre.
Dessiner un personnage, même si l’on n’y croit pas, c’est contribuer à sa véracité, lui donner une chance supplémentaire d’accéder à un statut existentiel.
Ce personnage porte un écriteau avec la mention “je suis Charlie”. Voilà pour le signifiant. Relativement aux signifiés, ces derniers jours en ont fourni une densité impressionnante. En voici une énumération non exhaustive : je suis vivant/je n’ai pas peur/ je vous défie/je suis solidaire de tous ceux qui portent la même mention/je me reconnais dans les dessinateurs…ou leurs dessins/je fais partie de la rédaction/je suis contre les terroristes/je suis français/j’ai de l’humour/j’ai de la peine/je suis en colère etc… on n’en finira pas de démêler l’écheveau de signifiés de ces trois mots.
Mais ce même réseau de significations complexes et souvent contradictoires s’applique aussi au personnage.
Que tient-il à nous dire ? De qui est-il solidaire ? de nous ? des journalistes assassinés ? de la France ? de la presse ?
Ce message est manifestement trop polysémique pour avoir une interprétation univoque. Ici s’engouffrent les sensibilités, les divergences d’opinion, les contradictions. Ce qui est un comble pour un message qui a vocation à être diffusé en aussi grand nombre !
Venons-en au texte au dessus :”tout est pardonné”.
Mais aussitôt trois questions se posent :
1 -qui pardonne ?
2 – pardonne quoi ?
3 – et à qui ?
1- Personnellement, je suis incapable de répondre clairement à la première interrogation. Est-ce le personnage du premier plan? S’il n’existe pas …on l’investit pourtant d’une mission quasi-christique “pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons…” ou bien on croit en lui et lui seul peut nous déclarer son pardon ? Est-ce la rédaction solidaire de Charlie-Hebdo qui professe ce message ? Mais dans ce cas, quelques jours seulement après le massacre, un quelconque pardon apparait bien prématuré ?
Est-ce l’ensemble de la communauté musulmane ? Ou seulement ceux qui se sont senti offensés ?
Dans ce cas, pourquoi parler en leur nom ?

2- et ensuite, pardonner quoi ? les caricatures passées ? Si c’est le cas, pourquoi récidiver ? Pardonner l’offense faite aux musulmans ? et alors pourquoi en rajouter ? pardonner aux tueurs ? à leurs commanditaires ? le “tout” sujet de la phrase ouvre lui aussi sur toutes les interprétations, y compris les plus contradictoires.
Je ne m’appesantirai pas sur d’autres points qui mériteraient pourtant bien d’autres développements. Je pointerai juste la mention en exergue : “journal irresponsable”. Comme si le fait de le mentionner dédouanait les auteurs de toute responsabilité. Juste le droit à l’impertinence. Un peu comme des gamins espiègles qui s’amuseraient à tirer la queue du tigre qui sommeille.
Au contraire !
La belle et noble et nécessaire activité de dessinateurs de presse et de caricaturistes mérite bien mieux qu’un statut de bouffon du roi. On ne désamorce pas une bombe en écrivant dessus : “sans danger pour l’environnement”. On n’évite pas les conséquences de dessins qui ont coûté déjà bien cher en vies humaines en invoquant l’irresponsabilité qui à elle seule est un concept pénal.
Pour faire court, je dirai que cette “une” est truffée de paradoxes. C’est le contraire de l’un… animité.
Telle quelle, le message qu’elle entend délivrer est parasité par une rare densité de signifiés contradictoires.
Je sais bien qu’elle a été conçue dans l’urgence, qu’elle a été accouchée dans la rage et la douleur.
Mais je redoute que, tirée en autant d’exemplaires, elle ne suscite autant de réponses contrastées…

Gérard BASTIDE

15 janvier 2015

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